L’ECOSOC convoque une réunion extraordinaire pour « sauver des vies » en Haïti, où la moitié de la population souffre de la faim
Le Conseil économique et social (ECOSOC) a tenu ce matin une réunion extraordinaire sur le thème « Sauver des vies en répondant aux besoins urgents d’Haïti en matière de sécurité alimentaire ». La situation en Haïti se détériore rapidement - près de la moitié de la population haïtienne souffre de la faim et une action urgente s’impose.
Consacrée à la sévère crise alimentaire frappant Haïti, la réunion a permis aux États Membres, observateurs et partenaires des Nations Unies, ainsi qu’aux représentants de la société civile, du secteur privé et des institutions financières internationales de mettre en lumière la situation sécuritaire catastrophique du pays. Des gangs armés défient l’État, renforcent leur emprise sur la capitale et de nombreux territoires, et contrôlent des axes routiers primordiaux, bloquant ou subtilisant la nourriture destinée à la population.
Le Ministre de la planification et de la coopération externe d’Haïti, M. Ricard Pierre, et plusieurs dirigeants de la région des Caraïbes ont participé à l’événement. Tous ont établi un lien clair entre situation alimentaire et situation sécuritaire: l’acheminement entravé de l’aide humanitaire et de la production agricole locale des campagnes vers les villes entraîne un cercle vicieux de hausse de la faim et de la criminalité, empêchant le pays de développer son plein potentiel économique et agricole.
Le résultat est que cette année, en Haïti, 5,2 millions de personnes ont besoin d’aide humanitaire et de protection, dont 4,9 millions -soit près de la moitié de la population- connaissent des niveaux élevés d’insécurité alimentaire. La malnutrition aiguë sévère atteint 5% dans certaines zones de Port-au-Prince, a précisé la Présidente du Conseil économique et social (ECOSOC). Mme Lachezara Stoeva a pris la parole la première, après la diffusion d’une vidéo où de jeunes Haïtiens ont témoigné de la faim et de l’insécurité qui impactent leur scolarité et leur vie au quotidien. Chaque jour, ils se demandent ce qu’ils vont bien « pouvoir manger ».
Le Plan d’action humanitaire 2023 exige des donateurs une enveloppe de 719 millions de dollars, soit le plus grand appel de fonds lancé depuis le séisme 2010. Or seulement 22,6% de cette somme a été déboursée à ce jour, et aucun engagement conséquent n’a été annoncé aujourd’hui. « Un trou financier géant doit être comblé », ont reconnu les États-Unis. Appelant la communauté internationale à relever le défi, ils ont rappelé qu’ils sont déjà le plus grand donateur d’aide humanitaire à Haïti et ont demandé à leurs partenaires d’apporter la leur.
Initiateur de la réunion, le Président canadien du Groupe consultatif ad hoc de l’ECOSOC sur Haïti, M. Bob Rae, a confirmé que le niveau d’insécurité alimentaire en Haïti est devenu l’un des plus élevés au monde alors que le potentiel agricole est « immense », dans une péninsule où normalement, « tout pousse ». Si la violence a atteint des niveaux insoutenables, la vulnérabilité alimentaire est « enracinée », structurelle, en raison notamment des catastrophes naturelles à répétition et du déficit chronique de développement. Les moyens débloqués devraient être dédiés à bâtir un système agricole plus résilient, mais tant que les grands enjeux sécuritaires ne seront pas réglés, le pays ne pourra pas se consacrer à son développement, a analysé M. Rae.
Cet avis a été partagé par le Ministre haïtien qui a insisté sur le problème fondamental de l’accès à l’alimentation entravé par les gangs. Des gangs issus des bidonvilles, eux-mêmes nés de l’exode rural et de la misère des campagnes, a déploré M. Pierre. Des gangs qui tirent leurs revenus des enlèvements, de la vente de drogue et du braquage de camions de marchandises. Pour leur faire face, le Ministre a réclamé de toute urgence une assistance internationale, « une force armée robuste avec un mandat clair, en support de la Police nationale d’Haïti (PNH) », sans quoi « le risque d’une guerre civile est presque sûr ». Il a aussi mentionné les inondations et les tremblements de terre meurtriers, dont le dernier en date est survenu la semaine dernière.
Malgré ce sombre tableau, M. Pierre a promis devant l’ECOSOC un nouveau budget 2023-2024 « ambitieux », envisageant de faire du développement agricole le levier du développement haïtien. Quant à l’aide alimentaire extérieure assurant la survie des plus vulnérables, M. Pierre a jugé impératif qu’elle soit acheminée de façon à ne pas nuire à la production nationale en entraînant, entre autres effets pervers, une fluctuation des prix délétère pour les paysans haïtiens.
Plusieurs dirigeants de la région ont lancé un appel urgent à la communauté internationale. Dans une allocution vidéo préenregistrée, M. Ralph Gonsalves, Premier Ministre de Saint-Vincent-et-les Grenadines et Président de la Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes (CELAC), a réclamé davantage d’appui au plan d’action humanitaire. M. Andrew Holness, Premier Ministre de la Jamaïque, intervenant par vidéoconférence, a fait part de consultations menées à Kingston le 11 juin dernier avec ses homologues des Bahamas et d’Haïti. Il a souligné que si l’appui des voisins et des partenaires était déterminant, la communauté internationale devrait faire davantage pour éviter que la crise ne s’aggrave et pour épauler une PNH « débordée ».
Du côté des agences onusiennes, la Directrice exécutive du Programme alimentaire mondial (PAM), Mme Cindy McCain, a annoncé, dans une déclaration préenregistrée, son intention d’aider 2,3 millions d’Haïtiens cette année. « Sans aide supplémentaire, il y aura des carences », a-t-elle averti. La Directrice exécutive du Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF), Mme Catherine Russell, a quant à elle pointé la grande proportion d’enfants souffrant de cette crise alimentaire puisque plus de 243 000 enfants de moins de 5 ans sont aujourd’hui en état de malnutrition aiguë. Elle a aussi insisté sur les carences en eau et assainissement, avant d’appeler à son tour à financer entièrement le plan d’action humanitaire.
Lors de la table ronde dédiée au renforcement de la résilience des systèmes alimentaires en Haïti, M. José Julio Gómez, Vice-Ministre des affaires bilatérales de la République dominicaine, a rappelé que les enjeux d’Haïti concernent de très près son pays. Il a parlé du « processus de pacification » comme d’une priorité face aux gangs qui ont précipité l’effondrement de la production agricole, en rappelant que 83% du riz consommé en Haïti était désormais importé. La Directrice de la Division des opérations et du plaidoyer du Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA), Mme Edem Wosornu, a pointé que l’aide devait désormais être acheminée « par hélicoptère », les routes étant coupées.
Le pays est aussi régulièrement frappé par des catastrophes naturelles, a souligné M. Guangzhou Qu, Directeur du Bureau de liaison de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Il a indiqué que la FAO avait besoin d’une enveloppe de 62 millions de dollars pour soutenir la transformation des systèmes alimentaires haïtiens afin de les rendre plus résilients. Or, 5% seulement de cette somme a été décaissée, a-t-il déploré. Du côté du Fonds monétaire international (FMI), Mme Patrizia Tumbarello, Cheffe de mission pour Haïti, a indiqué que le FMI avait approuvé un financement d’urgence de 110 millions de dollars pour répondre à la crise alimentaire, même si les besoins restent immenses.
Les producteurs de riz américains ont été mis en cause par un expert indépendant sur la situation des droits de l’homme en Haïti désigné par le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, M. William O’Neill: selon lui, ils ont « inondé le marché local » et « détruit » le système de production haïtien.
Lors du débat qui a suivi avec près d’une trentaine de délégations, Cuba a estimé qu’Haïti était avant tout victime des différents impérialismes qui ont voulu punir ce pays d’avoir été la première république noire indépendante. L’Équateur, membre du Conseil de sécurité, a indiqué qu’il veillera à ce que la situation en Haïti reste tout en haut de l’ordre du jour international, appuyé par son homologue de Malte. Également membre de cet organe, le Brésil a appelé à mettre en œuvre la résolution 2417 (2018) du Conseil de sécurité, afin de remédier à la violence, tandis que l’Italie a, elle, mentionné l’appui apporté à la formation des policiers haïtiens.
La Barbade, au nom de la Communauté des Caraïbes, a estimé qu’il fallait passer à l’action en opérationnalisant le plan d’aide humanitaire et en finançant les 719 millions de dollars nécessaires en totalité. Le Chili a appelé à une réponse holistique en Haïti, qui passe par la restauration de la confiance des Haïtiens dans la transition politique et la lutte contre l’insécurité. La moitié de la population haïtienne est employée dans l’agriculture mais la productivité est extrêmement basse, a noté le Japon, qui a suggéré d’épauler Haïti dans ce domaine. La Slovénie a plaidé à son tour pour renforcer la résilience, en investissant dans l’agriculture locale et un « avenir stable et sûr ». L’Argentine ou encore l’Indonésie ont aussi préconisé des solutions agricoles à long terme, via la formation et l’aide à la production. « Nous ne pouvons pas fermer les yeux sur un pays qui brûle », a résumé l’Allemagne.
La Présidente de l’ECOSOC a clos les discussions en espérant que la réunion apporterait des « résultats concrets sur le terrain ». Elle a d’ores et déjà annoncé une réunion de suivi, qui se déroulera le 20 juin, à Genève.