Commission du développement social: deux tables rondes offrent aux États Membres des orientations dans la lutte contre la faim et la pauvreté
À mesure que les pays sortent de la pandémie de COVID-19, l’élaboration de stratégies de relance est l’occasion de commencer à reconstruire en mieux pour surmonter les obstacles à la mise en œuvre du Programme 2030 dans son intégralité, ont convenu en substance aujourd’hui les panélistes qui sont intervenus dans le cadre de deux tables rondes virtuelles organisées par la Commission du développement social. Elles ont permis de passer en revue les politiques nationales et mesures adoptées pour combattre la faim et la pauvreté dans l’optique de mettre intégralement en œuvre le Programme 2030 selon le calendrier prévu*.
En effet, en 2020, 97 millions de personnes de plus ont été poussées dans l’extrême pauvreté, dont 23% vivent en Afrique subsaharienne et 58% en Asie du Sud, a fait observer l’Économiste en chef de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), M. Máximo Torero. L’insécurité alimentaire aigue a elle aussi progressé en 2020, atteignant 25,9% en Afrique, 10,2% en Asie, 14,2% en Amérique latine et seulement 1,4% en Europe et en Amérique du Nord. Même dans les pays à revenu intermédiaire, la situation reste volatile, a constaté ce panéliste, prévenant qu’il sera difficile de surmonter les inégalités dans un contexte où la reprise économique sera insuffisante pour réduire la faim et la pauvreté dans le monde.
Au cours de cette journée de débats, responsables gouvernementaux et experts se sont accordés sur la nécessité de prendre des mesures pour effacer les revers essuyés depuis deux ans dans des domaines tels que la santé, l’emploi, l’éducation ou les inégalités entre les sexes. Dans ce contexte, la Vice-Présidente de l’Agence japonaise de coopération internationale (JICA), Mme Megumi Muto, a expliqué que le nerf de la guerre était le secteur privé, « un allié de poids » dans le cadre d’une approche multisectorielle. « Lorsque les idées et les capacités commerciales sont en place pour avoir un impact sur le développement, les investisseurs viendront », a assuré l’intervenante.
Directeur fondateur du « Centre pour la protection sociale » à l’Institut d’études sur le développement de l’Université du Sussex, M. Stephen Devereux a estimé pour sa part que la crise a clairement démontré « l’immense valeur » des programmes de protection sociale capables d’être efficacement mobilisés pour apporter une aide à court terme aux populations dont les moyens de subsistance ont été temporairement compromis par les confinements.
Ce chercheur a recommandé d’étendre la couverture des programmes de protection sociale, notamment pour les travailleurs informels et les autres groupes exclus, d’augmenter les bénéfices versés par les programmes d’assistance sociale et d’améliorer la réactivité aux chocs des systèmes de protection sociale.
De son côté, la Directrice exécutive adjointe chargée des politiques, des programmes, de la société civile et de l’appui normatif aux États membres à ONU-Femmes a souligné que l’emploi des femmes, les systèmes de soins et les financements sont des domaines prioritaires pour la relance. Dans ce cadre, a insisté Mme Åsa Regnér, il faut offrir davantage de protection sociale aux « femmes informelles », investir dans l’aide parentale et faciliter les systèmes de transfert d’argent, qui peuvent être transformateurs pour les femmes et les filles.
Proposer des prestations sociales est important mais pas suffisant, a cependant estimé le Vice-Directeur de l’Office fédéral des assurances sociales de Suisse qui a fait observer que certaines personnes ne recourent pas aux prestations auxquelles elles ont droit, un phénomène qui mine l’effectivité des politiques publiques mais qui fait l’objet de moins d’attention que l’abus des prestations.
De l’avis de M. Stephan Cueni, il convient donc d’interroger les personnes concernées pour cerner ce phénomène car « leur vécu est essentiel ». Il nous apprend qu’on peut avoir honte de demander une prestation, être désorienté par les exigences bureaucratiques ou craindre de ne pas être respecté par les professionnels, a-t-il noté, soulignant que l’implication des personnes touchées par la pauvreté dans les décisions qui les concernent doit être au cœur des politiques de lutte contre ce fléau.
La Commission du développement social poursuivra ses travaux demain, jeudi 10 février, à partir de 10 heures.
SUITE DONNÉE AU SOMMET MONDIAL POUR LE DÉVELOPPEMENT SOCIAL ET À LA VINGT-QUATRIÈME SESSION EXTRAORDINAIRE DE L’ASSEMBLÉE GÉNÉRALE (E/CN.5/2022/2)
Questions nouvelles: politiques nationales et mesures adoptées par les États Membres pour combattre la faim et la pauvreté pendant la pandémie de COVID-19 et au-delà: obstacles à la mise en œuvre intégrale du Programme 2030 selon le calendrier prévu (E/CN.5/2022/5)
Table ronde
Mme MARISOL MERQUEL, Présidente du Conseil national de coordination des politiques sociales de l’Argentine, a indiqué que la pandémie avait conduit le Gouvernement argentin à mettre en œuvre des politiques publiques visant à atténuer les effets de la COVID-19, à commencer par le renforcement des infrastructures sanitaires, avec le déploiement d’hôpitaux et de cliniques modulaires sur l’ensemble du territoire national. En outre, un effort a été consenti sur le plan de l’assistance alimentaire en avril 2020, avec des aides équivalant à 100% du salaire mensuel, jusqu’à concurrence de montants de 4 000 dollars pour les foyers avec un enfant et de 6 000 dollars pour les foyers avec plus d’un enfant. Par ailleurs, a poursuivi Mme Merquel, le Gouvernement argentin a procédé à des virements directs d’espèces allant jusqu’à 10 000 dollars au bénéfice de 8,8 millions de travailleurs, déclarés ou non. Au-delà de ces aides d’urgence, il a entrepris de renforcer ses politiques publiques de développement durable, en coopération avec la société civile argentine, et en confiant au Conseil national ‑un organe dépendant de la présidence‑ le soin de coordonner ces politiques avec pour objectif la réalisation du Programme 2030.
M. STEPHAN CUENI, Ambassadeur et Vice-Directeur de l’Office fédéral des assurances sociales de Suisse, a expliqué que, dans son pays, « on est pauvre lorsqu’on ne gagne pas suffisamment pour entretenir sa famille, pour payer l’assurance maladie, pour disposer d’un logement décent ou couvrir une visite chez le dentiste ». En Suisse, a-t-il relevé, la pauvreté touche surtout les familles monoparentales et les personnes peu formées qui ne retrouvent pas de travail après avoir perdu leur emploi, tandis que les personnes à risque de pauvreté sont à la merci d’une perte d’emploi, d’un sérieux problème de santé ou de la perte de leur logement. De même, on est davantage exposé au risque de pauvreté lorsqu’on travaille à temps partiel, qu’on est indépendant, titulaire d’un contrat à durée déterminée ou employé dans une petite entreprise, a-t-il poursuivi, avant de constater que la protection sociale de la Suisse a rempli son rôle durant la pandémie en évitant que des personnes fragilisées ne basculent dans la pauvreté.
Dans ce contexte, assurer une protection sociale à la population et proposer des prestations sociales est important mais pas suffisant, a constaté M. Cueni. Observant que certaines personnes ne recourent pas aux prestations auxquelles elles ont droit, il a regretté que ce phénomène fasse l’objet de moins d’attention que l’abus des prestations. Pourtant, cela mine l’effectivité des politiques publiques, c’est-à-dire de la protection sociale proposée par l’État, a-t-il affirmé, parlant d’un « phénomène complexe », qui tient au parcours, au milieu d’origine, à l’appartenance socioculturelle des personnes mais aussi à la conception et la mise en œuvre de la politique sociale. De l’avis de ce spécialiste, il convient d’interroger les personnes concernées pour cerner ce phénomène car « leur vécu est essentiel ». Il nous apprend qu’on peut avoir honte de demander une prestation, être désorienté par les exigences bureaucratiques ou craindre de ne pas être respecté par les professionnels, a-t-il noté, ajoutant que le non-recours aux prestations se manifeste différemment chez les hommes et les femmes. Face à ce « grand paradoxe », qui veut qu’un système conçu pour intégrer génère de l’exclusion, des chercheurs suisses ont listé des solutions possibles, qui consistent notamment à mieux documenter le phénomène, à favoriser la formation des personnels, à simplifier les procédures administratives et tenir compte du désir d’émancipation spécifique des femmes en situation précaire, a indiqué M. Cueni.
À ses yeux, l’implication des personnes touchées par la pauvreté dans les décisions qui les concernent doit être au cœur des politiques de lutte contre ce fléau. Dans ce cadre, l’approche participative présente de nombreux effets positifs dans la mesure où elle peut contribuer à ajuster les mesures aux besoins effectifs et à améliorer ainsi leur efficacité, a souligné M. Cueni. Surtout, c’est ce que souhaitent les personnes touchées, comme elles l’ont exprimé au cours d’un programme national contre la pauvreté en Suisse, a-t-il dit, en indiquant que la plateforme nationale contre la pauvreté pour la période 2019-2024 a fait de la participation des personnes touchées par la pauvreté une priorité. S’il reste « beaucoup à faire » sur cette question, compte tenu du peu de projets mis en œuvre au sein des services sociaux publics ou pour développer des bases politiques et légales, le Vice-Directeur de l’Office fédéral des assurances sociales s’est félicité qu’une étude réalisée en 2020 fournisse désormais aux acteurs concernés des indications concrètes et ciblées, ainsi que des recommandations en faveur d’une approche vraiment participative.
Mme MEGUMI MUTO, Vice-Présidente de l’Agence japonaise de coopération internationale (JICA), a expliqué que les capacités, systèmes et politiques dont disposent les États Membres sont des conditions préalables importantes pour le financement du relèvement postpandémique. Elle a indiqué qu’en juin 2020, la JICA a lancé l’initiative pour la santé et la médecine mondiales avec des pays partenaires tels que le Ghana, le Kenya et le Viet Nam, avec pour piliers la prévention, la précaution et le traitement, couvrant plus de 100 hôpitaux à travers le monde. Le Japon a également étendu son aide financière, avec des prêts d’un montant cumulé de 33 milliards de dollars, faisant de la JICA le principal bailleur de fonds bilatéraux dans la réponse à la pandémie, s’est enorgueillie l’intervenante.
Notre prochain défi est de savoir comment appuyer la nutrition au sortir de la pandémie, a expliqué la Vice-Présidente qui a précisé qu’en raison de la pandémie, 1 personne sur 10 souffre de malnutrition dans le monde en développement. Elle a souligné l’importance d’une approche multisectorielle collaborative, avant d’indiquer que le nouveau défi est la chaîne de valeur multisectorielle et les indicateurs clefs de performance, en évitant le cloisonnement du budget et des actions. Elle a fait savoir que lors des premières réponses à la pandémie, la JICA a eu tendance à agir par secteur, en partie pour maximiser l’utilisation des projets et programmes existants. Mais désormais, nous devons nous concentrer sur les bénéficiaires cibles tels que les petits agriculteurs et réfléchir à un soutien multisectoriel plus efficace, a-t-elle estimé.
En effet, le secteur privé est à la tête des efforts d’investissement et d’impact pour le Programme 2030, tandis que l’écosystème de mobilisation des financements privés pour le développement croît rapidement, a analysé la panéliste. La JICA s’est ainsi engagée à mobiliser 15 milliards de dollars dans le cadre du « Défi 2X: du financement pour les femmes » du G7. L’Agence a également investi, avec des donateurs du secteur privé, au Mexique, en Géorgie, en Inde et dans d’autres pays, pour soutenir les entreprises dirigées par des femmes et les PME touchées par la COVID-19, et a mis en relation des startups et le secteur privé dans 19 pays africains. Le concours, appelé « Next Innovation with JICA (NINJA) », couvrait des initiatives dans les domaines de la médecine, de l’agriculture, de la logistique, de l’éducation et de la finance, tous fortement numériques, a-t-elle précisé. Elle a également cité le lancement de l’initiative « JICA Clean Cities » pour promouvoir des villes viables en partenariat avec le secteur privé. « Lorsque les idées et les capacités commerciales sont en place pour avoir un impact sur le développement, les investisseurs viendront », a assuré Mme Muto. Pour elle, nous avons clairement besoin d’une action collective pour un impact maximal, et non d’un ensemble d’activités servant des objectifs dispersés: « Le secteur privé est un allié de poids pour inverser la tendance actuelle dans la mise en œuvre du Programme 2030. »
M. STEPHEN DEVEREUX, chercheur et Directeur fondateur du « Centre pour la protection sociale » à l’Institut d’études sur le développement de l’Université du Sussex, a déclaré que la crise a clairement démonté « l’immense valeur » des programmes de protection sociale capables d’être efficacement mobilisés pour apporter une aide à court terme aux populations dont les moyens de subsistance ont été temporairement compromis par les confinements. Les modalités de réaction aux chocs, a-t-il précisé, incluaient une « expansion verticale », permettant aux bénéficiaires des programmes de protection sociale de recevoir des prestations plus élevées pendant la durée du confinement, et une « expansion horizontale », grâce à laquelle des bénéficiaires supplémentaires ont été temporairement inscrits aux programmes de protection sociale existants. Or, les pays à protection sociale limitée ont eu du mal à mobiliser une réponse efficace et rapide, a constaté le chercheur, notant que de nombreux pays à faible revenu dépendaient de l’aide internationale, y compris des organismes des Nations Unies, comme d’une sorte de « palliatif à l’aide humanitaire ».
Il est essentiel d’avoir des systèmes efficaces en place pour gérer les programmes de protection, en particulier les plateformes d’identification, d’enregistrement et de paiement des bénéficiaires, a relevé M. Devereux. À cet égard, a-t-il dit, les mécanismes numérisés tels que les registres informatisés des bénéficiaires et les systèmes de paiement « d’argent mobile » se sont révélés plus efficaces que les mécanismes manuels qui nécessitent des interactions en tête-à-tête. Parmi les énormes lacunes révélées par la COVID-19 dans la protection sociale à travers le monde, M. Devereux a relevé que l’écart le plus important concerne la couverture. Si dans la plupart des pays, les groupes vulnérables bénéficient d’une aide sociale sous forme de transferts d’espèces ou de subventions sociales, les populations en âge de travailler ne sont couvertes par l’assurance sociale que si elles ont contracté un emploi et cotisent à des fonds de sécurité sociale, tels que l’assurance chômage ou la retraite, a-t-il indiqué. Quant aux travailleurs informels, travailleurs indépendants et employés des petites, moyennes et microentreprises, ils n’ont pas accès à l’assurance sociale et n’ont pas droit à l’aide sociale. À ses yeux, la COVID-19 a donc exposé un « chaînon manquant » dans la plupart des systèmes de protection sociale, car « c’est précisément ce groupe qui a été le plus touché par les confinements qui les ont empêchés de travailler et de gagner un revenu ».
Dans ce contexte, M. Devereux a recommandé d’étendre, à court et moyen terme, la couverture des programmes de protection sociale, notamment pour les travailleurs informels et les autres groupes exclus; d’augmenter les bénéfices versés par les programmes d’assistance sociale, en veillant à ce que les paiements soient indexés sur le taux d’inflation; et d’améliorer la réactivité aux chocs des systèmes de protection sociale, par exemple en harmonisant les mécanismes d’aide sociale et d’aide humanitaire, afin de parvenir à terme à la couverture universelle de toutes les populations pauvres et vulnérables. À moyen et long terme, il a également recommandé de renforcer les systèmes nationaux de protection sociale, en évoluant vers une approche fondée sur les droits, et de mener une transition vers la numérisation des processus tels que l’enregistrement informatisé et la gestion des bénéficiaires, ainsi que les paiements par mobile, là où la technologie le permet.
Débat interactif
À l’issue des interventions des panélistes, le Portugal a donné le coup d’envoi au débat interactif en s’interrogeant sur les défis à relever pour atteindre les objectifs de développement durable (ODD) avant 2030. Comment faire le trait d’union entre la protection sociale et les ODD?
Relevant que les mesures d’austérité font obstacle à la protection sociale, le Directeur fondateur du « Centre pour la protection sociale » à l’Institut d’études sur le développement de l’Université du Sussex a conseillé de consolider les mesures de protection sociale établies durant la pandémie de COVID-19, puis de s’efforcer de les poursuivre durant la période de relèvement. À cet égard, la Vice-Présidente de la JICA a recommandé de financer les services de protection sociale en élargissant l’assiette fiscale dans les pays les plus touchés. Mais il faut avant tout identifier les groupes sociaux les plus touchés et élaborer un service de protection sociale adéquat pour eux, notamment pour les familles monoparentales, a plaidé le Vice-Directeur de l’Office fédéral des assurances sociales de Suisse qui a insisté sur l’importance de mobiliser des fonds pour lutter contre la pauvreté.
À ce sujet, la Présidente du Conseil national de coordination des politiques sociales de l’Argentine a fait part de la nouvelle loi sur la solidarité votée par le Parlement argentin en 2021 qui demande à tous ceux qui ont plus de 200 millions de pesos de contribuer davantage à l’effort national d’aide aux personnes dans le besoin dans le contexte de la pandémie. Cet argent a notamment permis de venir en aide aux PME en difficulté, de financer des programmes de bourses pour les étudiants des familles nécessiteuses, et de soutenir un programme sur l’énergie, a-t-elle détaillé. De son côté, l’Union européenne a indiqué qu’elle vise à réduire de 15 millions, dont 5 millions d’enfants, le nombre des pauvres sur le continent d’ici à 2030.
Arguant que la pandémie a mis en avant le rôle de l’État pour venir en aide à la population, Cuba a annoncé que le Gouvernement a réussi à produire 25 millions de vaccins en dépit de l’embargo américain, dont les conséquences humanitaires et sanitaires ont été dénoncées par la Présidente de la Commission du développement social.
« Ne laisser personne de côté, c’est ne laisser personne sans connexion Internet », a estimé à son tour la Chine. Il faut donc s’assurer que les pays en développement puissent accéder aux technologies de l’information et des communications et rendre accessible la technologie numérique.
La représentante de la jeunesse de la Suisse a relevé qu’un tiers de la population mondiale n’a pas accès à Internet, y compris les jeunes dont en grande partie ceux âgés de 15 à 24 ans qui sont, de plus, touchés par le chômage. Elle s’est également préoccupée des dangers que représentent les réseaux sociaux. Il faut donner aux jeunes l’espace nécessaire pour réaliser le Programme 2030, a insisté la représentante de la jeunesse de l’Italie qui a voulu connaître les engagements des États Membres à cet égard. La Vice-Présidente de la JICA a conseillé d’élargir les services médicaux et sociaux pour les jeunes par l’utilisation des TIC, tandis que le Directeur fondateur du « Centre pour la protection sociale » à l’Institut d’études sur le développement de l’Université du Sussex a estimé que la jeunesse doit bénéficier de mesures de protection sociale y compris la possibilité de souscrire à une assurance vieillesse. Ce dernier a en outre appelé à inclure les migrants dans les filets de sécurité sociale, et intégrer les travailleurs pauvres et les femmes aux politiques adoptées pour assurer la mise en œuvre du Programme 2030. Soroptimist International a pour sa part insisté sur l’importance de la contribution des femmes à la lutte contre la faim et la pauvreté.
Cette table ronde était modérée par M. ROPLH VAN DER HOEVEN, membre du Comité des politiques de développement et professeur de l’emploi et d’économie du développement à l’Université Erasmus (Pays-Bas).
Thème prioritaire: Assurer un relèvement inclusif et résilient après la COVID-19 pour garantir à chaque personne des moyens de subsistance, le bien-être et la dignité: éliminer la pauvreté et la faim sous toutes leurs formes et dans toutes leurs dimensions aux fins de la réalisation du Programme 2030 (E/CN.5/2022/3)
Examen des plans et programmes d’action pertinents des organismes des Nations Unies concernant la situation de certains groupes sociaux
Table ronde
La deuxième table ronde du jour a pris la forme d’un dialogue sur le thème prioritaire de cette session entre des responsables d’entités du système de l’ONU et des États Membres, l’occasion pour les hauts fonctionnaires onusiens d’identifier les leçons apprises de la crise actuelle et de présenter les politiques et mesures réussies dans leurs domaines d’action respectifs. Une interaction qui, comme l’a résumé sa modératrice, Mme MARIA-FRANCESCA SPATOLISANO, Sous-Secrétaire générale à la coordination des politiques et aux affaires interorganisations au Département des affaires économiques et sociales (DESA), avait pour but d’aider les États Membres à engager une reprise post-COVID-19 résiliente tout en se remettant sur la voie d’une réalisation du Programme de développement durable à l’horizon 2030.
Premier panéliste à intervenir, M. MARIO CIMOLI, Secrétaire exécutif adjoint de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC), a indiqué que la croissance dans la région a repris à la hausse mais qu’elle ne profite pas à tout le monde. Les revenus ont baissé, et le chômage n’a pas baissé autant qu’espéré. La tendance est à la régression, a-t-il alerté, faisant notamment état d’une aggravation de l’insécurité alimentaire dans l’ensemble de la région: 40% en Amérique latine et 70% dans les Caraïbes. Les classes moyennes sont les plus durement frappées, en particulier les femmes, les enfants et les peuples autochtones.
L’économie s’est un peu améliorée, mais pour la première fois, les gouvernements sont intervenus pour soutenir les revenus. Ils se sont également beaucoup mobilisés pour assurer une aide alimentaire. M. Cimoli a aussi attiré l’attention sur la baisse des recettes fiscales et le problème de l’inflation qui a notamment augmenté de 2% au Chili, touchant de plein fouet les pauvres. Il y a certes un relèvement mais les conditions d’inégalités ont empiré, a-t-il regretté. Ces causes sont pourtant connues: la région continue de produire peu; le chômage dans le secteur formel augmente et la productivité diminue. Tant que ces problèmes ne seront pas réglés, le chômage persistera, notamment parmi les femmes qui travaillent dans le secteur informel et le secteur formel continuera de dégraisser le personnel.
M. MOUNIR TABET, Secrétaire exécutif adjoint de la Commission économique et sociale pour l’Asie occidentale (CESAO), a expliqué que, dans cette sous-région, de nombreux défis se posaient avant même la pandémie de COVID-19. Sur le plan sanitaire, il a cité des systèmes fragmentés, des soins médicaux insuffisants et des infrastructures de santé en ruine, imputant la faute à des conflits persistants. Dans le domaine éducatif, outre la déscolarisation, se posent les problèmes de manque de connectivité et d’équipements informatiques à domicile dans de nombreux foyers. Enfin, 87 millions de personnes manquent d’accès à l’eau et 74 millions, aux moyens d’assurer leur hygiène corporelle, a souligné le haut fonctionnaire. L’Asie occidentale est aussi une sous-région dans laquelle l’inégalité entre les sexes est particulièrement prononcée, a-t-il encore fait observer.
Tous les pays de la région, à l’exception de l’Égypte, ont subi une contraction de leur taux de croissance depuis deux ans, a relevé ensuite M. Tabet, qui a déclaré que les deux premiers concernés sont la Libye et le Liban. Pareil pour le taux de chômage régional, qui est passé de 8,1% à 9,5%. En réponse à ces problèmes, la CESAO a formulé un certain nombre de recommandations, au nombre desquelles une taxe de solidarité nationale. La Commission recommande également de soutenir et diversifier les petites et moyennes entreprises, de revoir les politiques macroéconomiques pour promouvoir le développement du secteur privé, et de mettre en œuvre des politiques de soutien à la création d’emplois, assortis de mesures de protection sociale et sanitaire. Sur le plan éducatif, il est impératif de prendre des mesures d’urgence pour scolariser ou rescolariser 100 millions d’enfants, de trouver les moyens d’élargir la délivrance en ligne des diplômes et plus largement de réformer les systèmes éducatifs. Enfin, en ce qui concerne la discrimination des femmes, M. Tabet a appelé à mettre en place des dispositifs de protection contre les violences domestiques et de prévention des mariages précoce.
M. MÁXIMO TORERO, Économiste en chef à l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), a indiqué que la faim et la pauvreté ont progressé dans le contexte de la pandémie, touchant en particulier les pays en développement. Citant les chiffres de la Banque mondiale, il a signalé qu’en 2020, 97 millions personnes supplémentaires ont été poussées dans l’extrême pauvreté. Parmi ces personnes, 23% vivent en Afrique subsaharienne et 58% en Asie du Sud. L’insécurité alimentaire a elle aussi augmenté, avec, en 2020, un taux d’extrême insécurité atteignant 25,9% en l’Afrique, 10,2% en Asie, 14,2% en Amérique latine et seulement 1,4% en Europe et en Amérique du Nord. Même dans les pays à revenu intermédiaire, la situation reste volatile, a estimé le panéliste, ajoutant qu’il sera difficile de combler les inégalités. La reprise économique ne sera pas suffisante pour réduire la faim et la pauvreté dans le monde, a-t-il prédit.
M. Torero a également indiqué que, comme attendu, la pandémie a continué de renforcer les inégalités, y compris en ce qui concerne la nutrition. Elle a renforcé les problèmes de malnutrition pour les enfants, notamment la surnutrition pour les enfants des pays riches et la sous-nutrition ou malnutrition pour ceux des pays pauvres. Quand certains avaient des problèmes d’obésité, quand d’autres ont connu la faim, a-t-il résumé.
Selon le panéliste, la reprise et la croissance économique de l’après-pandémie ne seront malheureusement pas suffisantes pour résoudre le problème des inégalités et de la pauvreté. La production restera globalement en dessous des niveaux de l’avant-pandémie, et en 2023, les économies des pays émergents resteront en dessous des niveaux de 2019. En matière de faim, le problème reste l’accès à la nourriture, et non sa disponibilité. Mais la situation pourrait s’aggraver si les prix des denrées continuent d’augmenter, a-t-il aussi mis en garde.
Mme ÅSA REGNÉR, Directrice exécutive adjointe chargée des politiques, des programmes, de la société civile et de l’appui normatif aux États membres à ONU-Femmes, a indiqué que la faiblesse des systèmes de protection sociale se fait particulièrement ressentir sur les femmes. Selon les nouvelles prévisions produites par ONU-Femmes, le PNUD et le Frederick S. Pardee Center for International Futures, 388 millions de femmes et de filles dans le monde vivront dans l’extrême pauvreté en 2022 contre 372 millions d’hommes et de garçons. En outre, plus de 80% des femmes et des filles extrêmement pauvres vivent dans seulement deux régions du monde: l’Afrique subsaharienne (62,8%) et l’Asie centrale et méridionale (20,9%). De plus, a rapporté Mme Regnér, le nombre de femmes et de filles vivant dans la pauvreté d’ici à la fin de 2022 pourrait atteindre près de 450 millions pour près de 430 millions pour les hommes et les garçons.
Poursuivant, Mme Regnér a fait savoir que la crise a également perturbé la production alimentaire et les chaînes d’approvisionnement, aggravant l’insécurité alimentaire. En conséquence, beaucoup plus de femmes et de filles souffrent de la faim, a-t-elle déploré, précisant que le niveau d’insécurité alimentaire chez les femmes était 10% plus élevé que celui des hommes en 2020, comparé à 6% de plus en 2019, les écarts les plus importants étant recensés en Amérique latine et dans les Caraïbes (30%) et en Asie (10%). Le dernier rapport d’ONU-Femmes sur les ODD révèle en outre qu’à l’échelle mondiale, sur les 18 indicateurs de l’ODD 5 sur l’égalité entre les sexes, seul l’indicateur sur la proportion de sièges occupés par des femmes dans les administrations locales est proche de la cible. Dans d’autres domaines, tels que l’égalité entre les femmes et les hommes dans le temps consacré aux soins non rémunérés, au travail domestique et la prise de décisions en matière de santé sexuelle et reproductive, le monde est « loin de la cible ». Le monde n’est pas sur la bonne voie; la distance qui reste pour atteindre l’ODD 5 est longue et le temps est compté, a mis en garde Mme Regnér qui a déploré que la réponse politique mondiale à la pandémie de COVID-19 ait été dominée par les hommes et n’ait pas pris en compte l’égalité des sexes. En effet, a-t-elle précisé, seulement 13% des mesures prises dans le domaine fiscal, de la protection sociale et du marché du travail ciblaient la sécurité économique des femmes.
Mme BEATE ANDREES, Représentante spéciale de l’Organisation internationale du Travail (OIT) auprès des Nations Unies, a corroboré les propos de ses préopinants, notamment en ce que la pandémie a eu un impact « dévastateur » sur les économies et donc sur l’emploi. Selon les chiffres de l’OIT, 255 millions d’emplois ont été perdus, et en 2022, le monde comptera environ 200 millions de chômeurs, certains États ne pouvant développer des mesures de relance aussi efficaces que d’autres. En matière de protection sociale, la crise a mis en lumière de nombreux déficits en la matière, a-t-elle ajouté, s’inquiétant du fait que quatre milliards de personnes ne sont toujours pas protégées par des mesures de protection sociale.
Cela dit, a poursuivi Mme Andrees, les situations diffèrent selon les régions, avec de meilleures conditions en Europe et des situations « décourageantes » en Afrique et dans les États arabes où les prestations de chômage et de maladie sont très limitées. La grande majorité des enfants ne reçoivent toujours aucune allocation familiale, certains étant poussés vers le marché du travail. Et la majorité des femmes n’ont pas de prestations de maternité. En outre, sur les 3 860 mesures de protection sociale qui sont en vigueur dans le monde, certaines ne sont pas sensibles au genre ou risquent d’être annulées, a-t-elle signalé.
Dialogue interactif
Au cours de la discussion interactive qui a suivi ces présentations, Cuba a salué le rôle positif de la CEPALC dans sa région, avant de demander à son Secrétaire exécutif dans quelle mesures les politiques publiques des États Membres permettent de lutter contre la pauvreté.
La République dominicaine a pour sa part mis en exergue la dimension sociale de son plan de reprise, faisant état d’efforts en matière de formation et de renforcement des capacités des individus. Ces mesures concernent notamment les personnes âgées, afin de les inclure dans la vie de leurs communautés et leur faire bénéficier d’emplois décents, a précisé la délégation, qui a également souligné l’importance qu’elle accorde à la mesure de la pauvreté multidimensionnelle, à l’augmentation de la couverture sociale et à l’appui des familles vulnérables.
Le Portugal a, lui, demandé à la responsable d’ONU-Femmes de fournir des exemples de bonnes pratiques en matière d’aides aux femmes agriculteurs afin d’augmenter la production agricole et renforcer les systèmes alimentaires. Il a également souhaité que l’Économiste en chef de la FAO donne des exemples de synergies qui contribuent à réduire la pauvreté et à assurer la sécurité alimentaire. Dans le même ordre d’idées, l’Argentine a réclamé des exemples précis illustrant comment les systèmes alimentaires ont démontré leur résilience. Est-il possible de les renforcer sur la base des droits humains? a également demandé la délégation.
Comment peut-on améliorer la coopération au sein d’un système multilatéral plus inclusif pour relever les défis communs de la pauvreté et de la faim? s’est enquise à son tour l’Union européenne, avant de plaider pour un rééquilibrage de la distribution des recettes primaires, une augmentation des salaires minimaux et un renforcement général de la couverture sociale.
En réponse à ces questions et remarques, le Secrétaire exécutif adjoint de la CEPALC a constaté l’existence d’importantes « asymétries » entre les couches de population, les pays et les régions. C’est particulièrement le cas en matière de production, de fiscalité et d’emploi, a-t-il souligné, évoquant en particulier un secteur informel très élevé dans les pays en développement. Ces asymétries « immenses », qui se retrouvent dans le différentiel de vaccination contre la COVID-19 entre régions géographiques, vont aujourd’hui en s’aggravant, a noté M. Cimoli, les pays développés mettant en œuvre des politiques touchant des millions de personnes alors que d’autres économies n’ont pas les mêmes possibilités. Pour répondre à ces trajectoires divergentes, les politiques publiques sont, selon lui, essentielles, tant au niveau national que multilatéral. Dans ce cadre, il est essentiel de veiller à une distribution équitable des richesses, de permettre des transferts de technologie, en particulier pour les vaccins, d’accroître l’accès aux financements et aux marchés, et de mettre en place un système d’imposition progressif et non régressif, a-t-il préconisé, ajoutant que la CEPALC travaille à ces réformes pour que la région ait des politiques sociales plus proactives.
« Nous avons une opportunité historique de restructurer l’économie mondiale », a estimé, de son côté, le Secrétaire exécutif adjoint de la CESAO, selon lequel un « nouveau contrat social » est nécessaire aux niveaux national et mondial pour « reconstruire en mieux », en utilisant tous les actifs humains, productifs et technologiques. Rappelant que sa Commission a recommandé la mise en place d’une taxe de solidarité régionale ou nationale, accompagnée de réformes significatives sur le plan macroéconomique et d’un soutien aux PME, il a indiqué que son objectif principal est de permettre la création d’emplois décents dans la région et de faire passer le maximum de personnes du secteur informel au secteur formel. Il a par ailleurs plaidé pour un élargissement de la couverture sociale, une taxation progressive, un effort accru s’agissant de la vaccination contre la COVID-19 et une amélioration des systèmes de santé afin d’être prêt à répondre aux futurs chocs.
Tout en saluant la nette augmentation des mesures de protection sociale pour répondre à la crise actuelle, avec des dépenses 4,5 fois plus importantes que lors du choc de 2008-2009, l’Économiste en chef de la FAO a, quant à lui, regretté que les systèmes de paiement aient été de courte durée. Selon lui, cela est souvent dû à des problèmes de recettes fiscales, notamment en Afrique, qui ont rendu difficile le maintien de ces aides. Pour y faire face, a-t-il ajouté, il existe deux niveaux de résilience: la prévention et les mécanismes d’assurance et de santé. Toutefois, lorsque l’on se retrouve confronté à une crise de cette ampleur, la priorité doit être donnée aux plus vulnérables, ce qui suppose de bien cibler les populations au travers des différents systèmes de protection sociale. À cette fin, M. Torero a souhaité qu’un effort soit fait pour améliorer la collecte de données et ainsi renforcer l’efficacité des actions menées contre la pauvreté. De même, a-t-il poursuivi, il importe d’utiliser l’expansion des systèmes de protection pour faire sortir de l’économie informelle les individus et les entreprises qui s’y trouvent. Les efforts de relance doivent, à cet égard, soutenir le secteur rural, où l’on recense le plus de pauvres et de vulnérables. Enfin, des synergies sont nécessaires pour faire reculer la faim, a plaidé le responsable de la FAO qui a souligné que la transformation sociale des États nécessite une solidarité mondiale et la réduction des inégalités au sein des pays et entre eux.
Répondant à son tour aux commentaires des délégations, la Directrice exécutive adjointe d’ONU-Femmes a dit avoir reçu l’évaluation d’un programme mené avec la FAO et le PAM, qui ciblait les femmes rurales dans différentes régions du monde. Nous avons constaté que les femmes participantes avaient bénéficié de pratiques plus modernes, d’accès à des financements, de connaissances en matière économique et technologique. Elles avaient également reçu des formations au leadership et, au final, ont pu augmenter leur productivité et stabiliser leur emploi, tout en jouant un rôle décisionnel plus important. À ses yeux, cela illustre le fait que l’emploi des femmes, les systèmes de soins et les financements sont des domaines prioritaires pour la relance. Dans ce cadre, a-t-elle insisté, il faut offrir davantage de protection sociale aux « femmes informelles », investir dans l’aide parentale et faciliter les systèmes de transfert d’argent, qui peuvent être transformateurs pour les femmes et les filles.
Pour la Directrice du Département de protection sociale de l’OIT, il est également essentiel de reconnaître le lien entre la protection sociale et la création emplois. C’est le meilleur moyen de garantir l’autonomisation des femmes et leur intégration au marché de l’emploi, a-t-elle affirmé, avant de souligner l’importance d’une « formalisation » du monde informel. Grâce à l’emploi formel, on peut créer des cercles vertueux et accroître la protection sociale, a souligné Mme Andrees. Dans ce contexte, elle a déploré que les mesures sociales prises au plus fort de la crise actuelle soient peu à peu « débranchées ». Elle a par ailleurs souhaité que l’on aide les pays fragiles à créer des marges de manœuvre budgétaires et que l’on tienne compte des effets du rapatriement des productions, provoqué par les perturbations des chaînes d’approvisionnement et les progrès technologiques. Enfin, elle a appelé à centrer les actions de relance sur les individus, précisant que l’OIT organise ce mois-ci un forum sur le relèvement post-COVID-19 centré sur « l’élément humain ».