Conseil de sécurité: l’heure est venue pour les Taliban de faire preuve de réalisme et pour l’Afghanistan de respecter ses obligations internationales
« Comment pouvons-nous aller de l’avant, compte tenu des tendances négatives à l’œuvre en Afghanistan? » a lancé, cet après-midi au Conseil de sécurité, la Représentante spéciale du Secrétaire général pour ce pays. « C’est le moment de faire preuve de réalisme », a estimé Mme Roza Otunbayeva, en regrettant que les Taliban continuent de faire obstacle à la réintégration de Kaboul dans le giron de la communauté internationale.
Venue présenter le dernier rapport en date du Secrétaire général sur la situation en Afghanistan et ses conséquences pour la paix et la sécurité internationales, la haute fonctionnaire a rappelé que cette réintégration pleine et entière dans le concert des nations reste subordonnée au respect par les autorités de facto dans le pays de leurs obligations juridiques internationales. C’est l’une des conditions posées par le Conseil de sécurité dans sa résolution 2679 (2023). Cette évaluation, a rappelé la haute fonctionnaire, appelle à une voie politique qui tiendrait compte des intérêts de toutes les parties – le peuple afghan, la communauté internationale et les autorités de facto – et à laquelle ne cesse d’œuvrer la Mission d'assistance des Nations Unies en Afghanistan (MANUA), que dirige Mme Otunbayeva.
Or, la tendance actuelle, marquée par des priorités internationales concurrentes, des contraintes budgétaires de plus en plus drastiques, et le repli des gouvernements sur leurs problèmes de politique intérieure, risque d’appauvrir encore l’Afghanistan et de l’isoler davantage, a prévenu la Représentante spéciale, qui a dit attendre un « signal clair » de la part des autorités de facto. Au contraire, les Taliban se montrent sélectifs dans la mise en œuvre des obligations internationales de l’État afghan, en rejetant certaines au motif qu’elles empiéteraient sur la souveraineté nationale ou violeraient ses « traditions ». Si la situation sécuritaire s’est stabilisée trois ans et demi après leur arrivée au pouvoir, « cette paix ne permet pas aux Afghans de vivre dans la dignité, dans le respect de leurs droits humains et en ayant confiance dans un avenir stable », a constaté Mme Otunbayeva, qui a signalé que de plus en plus de mécontents se tournent vers la MANUA pour exprimer leurs griefs.
Discrimination sans relâche des Afghanes
Au surlendemain de la Journée internationale des femmes, observée le 8 mars, le sort des Afghanes a longuement été évoqué lors de cette séance. Avec pas moins de 126 décrets « brutalement exécutés », les Taliban ont privé les femmes de leurs droits fondamentaux, s’est indignée Mme Azadah Raz Mohammad, avocate et cofondatrice de la Ham Diley Campaign, qui œuvre à l’établissement des responsabilités pour les crimes internationaux graves commis en Afghanistan. « Les Taliban ont si bien effacé les Afghanes que même entendre leurs voix ou voir leur visage en public est un crime », a-t-elle précisé, en s’élevant contre un « apartheid par le genre ».
Devant les efforts entrepris par les Taliban pour démanteler toutes les institutions de protection des droits humains et persécuter des minorités comme les Hazara, les Tadjiks ou encore les personnes LGBT, l’activiste a jugé « alarmantes » les mesures prises par l’ONU et les États Membres pour « normaliser » ce groupe, se disant « choquée » par la troisième Réunion des envoyés spéciaux pour l’Afghanistan tenue à Doha le 30 juin et le 1er juillet 2024, où les femmes ont été exclues des discussions formelles. Une réunion qui s’inscrit dans le cadre d’un processus auquel l’Inde et le Kazakhstan, entre autres, ont exprimé leur adhésion.
De la France au Panama, en passant par la Chine et la Slovénie, la quasi-totalité des membres du Conseil ont condamné les atteintes répétées aux droits des Afghanes. Le Pakistan a rappelé que ces mesures, dont l’interdiction pour les femmes de travailler, non seulement violent les normes internationales, mais qu’elles sont « contraires à la Loi et aux enseignements de l’islam », comme l’a rappelé très clairement la déclaration d’Islamabad sur l’éducation des filles dans les communautés musulmanes, adoptée en janvier 2025.
Le 2 décembre dernier, a observé la Représentante spéciale, le Ministère afghan de la santé publique a ordonné la fermeture des écoles de médecine pour les femmes, qui représentaient, pour elles, l’une des dernières voies d’accès à une formation professionnelle. Dénoncée notamment par la République islamique d’Iran, cette nouvelle restriction creuse un fossé à long terme dans la capacité du pays à protéger la santé des femmes et des filles, ne faisant qu’aggraver la mortalité maternelle et infantile en Afghanistan, déjà l’une des plus élevées au monde. Parallèlement, l’application par les Taliban de la loi sur la prévention du vice et la promotion de la vertu demeure un obstacle majeur à la réintégration de l’Afghanistan dans la communauté internationale.
Faux-semblants économiques
Certes, l’économie afghane a connu une croissance modeste de 2,7% en 2024, « mais elle reste fragile en raison de l’incertitude politique, de l’isolement financier du pays, des restrictions qui continuent d’empêcher la participation économique des femmes, des déséquilibres commerciaux et de la faiblesse de l’investissement public », indique le Secrétaire général dans son rapport. À court et à moyen termes, a mis en garde Mme Otunbayeva, les niveaux de croissance actuels ne pourront pas compenser la baisse de l’aide étrangère et la croissance démographique. Et à plus long terme, l’autosuffisance économique à laquelle prétendent les autorités de facto ne pourra se réaliser pleinement que si les obstacles persistants à sa réintégration dans le système international sont résolus.
Pour les États-Unis, l’Afghanistan ne pourra y parvenir tant que son peuple restera soumis à des restrictions qui l’étranglent sur le plan économique. Le représentant afghan, opposé à l’« emprise illégitime » des Taliban, a déclaré que son pays reste pris au piège d’une profonde crise où se mêlent répression des droits et libertés fondamentaux, déclin économique, instabilité politique et catastrophe humanitaire. Derrière la prétendue stabilité et sécurité des Taliban, se cache un pays de plus en plus vulnérable au terrorisme et aux conflits régionaux, a averti le représentant afghan.
Ces paroles ont trouvé écho auprès du Pakistan, qui a annoncé son intention d’initier des consultations au sein du Conseil pour envisager la création ou l’activation d’un mécanisme dédié à la question du terrorisme en provenance d’Afghanistan. Préoccupée par la présence continue dans le pays de l’EIIL-Province du Khorassan, la Fédération de Russie a mis en exergue le rapport entre terrorisme et trafic de stupéfiants, alors que l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) a documenté l’essor des drogues synthétiques, principalement la méthamphétamine.
« Il s’agit d’un problème de taille qui exige une attention particulière et des mesures concrètes pour lutter contre la culture, la production et la distribution de drogues », a jugé le délégué russe, en plaidant pour l’élaboration d’une stratégie globale de lutte contre la drogue. Si le Guyana, qui s’exprimait au nom des A3+ (Algérie, Sierra Leone, Somalie et Guyana), s’est félicité que la production d’opium en 2024 en Afghanistan soit restée faible pour la deuxième année consécutive, il n’en a pas moins relevé qu’elle a connu une augmentation de 19% par rapport à 2023. D’où la nécessité de trouver des moyens de subsistance alternatifs viables, a exhorté le groupe.
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La situation en Afghanistan (S/2025/109)
Exposé
Mme ROZA OTUNBAYEVA, Représentante spéciale du Secrétaire général pour l’Afghanistan et Cheffe de la Mission d’assistance des Nations Unies en Afghanistan (MANUA), a rappelé que l’évaluation indépendante demandée par le Conseil de sécurité en novembre 2023 appelle à une voie politique par laquelle les intérêts de toutes les parties – le peuple afghan, la communauté internationale et les autorités de facto – peuvent être équitablement discutés afin que l’Afghanistan puisse être pleinement réintégré dans le système international dans le respect de ses obligations juridiques internationales. « L’élaboration de cette voie politique a été notre tâche fondamentale au cours des derniers mois », a expliqué la haute fonctionnaire.
Des défis subsistent, a-t-elle reconnu, en expliquant que les autorités de facto ont jusqu’à présent traité de manière sélective la question des obligations internationales de l’État afghan, en rejetant certaines au motif qu’elles empiéteraient sur la souveraineté du pays ou violeraient ses traditions. De plus en plus d’Afghans s’adressent à la MANUA pour exprimer leurs préoccupations, mécontents des intrusions dans leur vie privée et de l’isolement prolongé de leur pays. Alors que les Taliban ont pris le pouvoir il y a trois ans et demi, les habitants se sont certes réjouis de l’absence de conflit et d’une plus grande stabilité et liberté de mouvement, du moins pour la population masculine. « Mais cette paix ne leur permet pas de vivre dans la dignité, dans le respect de leurs droits humains et avec la confiance dans un avenir stable », a constaté Mme Otunbayeva.
Elle a indiqué que les Afghans continuent de faire face à une grave crise humanitaire caractérisée par des décennies de conflit, une pauvreté endémique, des chocs climatiques, une forte croissance démographique et des risques croissants en matière de protection, en particulier pour les femmes et les filles. En 2025, plus de 50% de la population, soit près de 23 millions de personnes, aura besoin d’une aide humanitaire, alors que celle-ci est en chute libre. Au cours du mois dernier, plus de 200 établissements sanitaires ont fermé, affectant quelque 1,8 million de personnes, et les services vitaux de lutte contre la malnutrition infantile ont été limités.
Aussi la Représentante spéciale a-t-elle salué la Banque mondiale pour sa décision, la semaine dernière, de fournir 240 millions de dollars supplémentaires au secteur de la santé jusqu’en novembre 2026. Les donateurs ont réagi en augmentant leurs propres contributions pour répondre aux besoins humains fondamentaux, qui ont atteint près de 1,6 milliard de dollars en 2024. Bien qu’il y ait eu quelques cas d’interférence dans la distribution de l’aide, a-t-elle relevé, les autorités de facto à Kaboul et dans les provinces ont généralement coopéré avec l’ONU et leurs partenaires pour permettre la fourniture de l’aide et résoudre les cas d’interférence.
L’économie afghane a progressé d’environ 2,7% en 2024, s’est félicitée Mme Otunbayeva, et des investissements, notamment dans les infrastructures, avec le soutien des pays de la région, sont en cours. « Mais à court et moyen termes, les niveaux de croissance actuels ne peuvent pas compenser la baisse de l’aide étrangère et la croissance démographique. À plus long terme, la vision positive des autorités de facto de l’autosuffisance économique ne pourra se réaliser pleinement que si les obstacles persistants à sa réintégration dans le système international sont résolus », a mis en garde la haute fonctionnaire.
Elle s’est ensuite émue des restrictions importantes qui continuent d’être imposées aux Afghanes. Le 2 décembre dernier, le Ministère de la santé publique a ordonné la fermeture des instituts médicaux pour les femmes, qui étaient l’une des dernières voies permettant aux femmes d’accéder à une formation professionnelle. Cette nouvelle restriction creuse un fossé à long terme dans la capacité du pays à protéger la santé des femmes et des filles, ne faisant qu’aggraver la mortalité maternelle et infantile en Afghanistan, déjà l’une des plus élevées au monde, a déploré la Représentante spéciale. La MANUA, a-t-elle ajouté, surveille de près l’application par les Taliban de la loi sur la prévention du vice et la promotion de la vertu, qui, a-t-elle indiqué, demeure un obstacle majeur à la mise en œuvre de la voie politique nécessaire à la réintégration de l’Afghanistan dans la communauté internationale.
En ce qui concerne la situation sécuritaire, les autorités de facto continuent d’exercer un contrôle total sur le pays, bien que des incidents sécuritaires continuent de se produire. L’EIIL-Province du Khorassan a revendiqué un attentat suicide contre des agents de sécurité des autorités de facto qui faisaient la queue pour recevoir leurs salaires à Konduz le 11 février, tuant 4 civils et 14 agents de sécurité de facto, et faisant un nombre inconnu de blessés.
« Comment pouvons-nous aller de l’avant compte tenu de ces tendances négatives? » s’est demandé Mme Otunbayeva. La tendance des événements au niveau mondial, notamment les priorités internationales concurrentes, les contraintes budgétaires et la disposition croissante des gouvernements à se concentrer sur les problèmes internes, risquent d’appauvrir l’Afghanistan, de le rendre plus vulnérable et de l’isoler davantage, a prévenu la Représentante spéciale. Le développement le plus utile serait un signal clair de la part des autorités de facto indiquant qu’elles sont engagées dans la réintégration de l’Afghanistan dans la communauté internationale avec tout ce que cela suppose. « C’est le moment de faire preuve de réalisme », a ajouté la Représentante spéciale.