LE DOGME DE LA CROISSANCE PAR LA LIBRE CIRCULATION DES CAPITAUX NE REPOSE SUR AUCUNE THEORIE ECONOMIQUE VERIFIEE, DECLARE JOSEPH STIGLITZ
Communiqué de presse AG/EF/437 |
Deuxième Commission
Exposé 15 octobre 2003
LE DOGME DE LA CROISSANCE PAR LA LIBRE CIRCULATION DES CAPITAUX NE REPOSE SUR AUCUNE THEORIE ECONOMIQUE VERIFIEE, DECLARE JOSEPH STIGLITZ
Le prix Nobel d’économie soutient la création d’un Conseil de sécurité économique et social de l’ONU devant la Deuxième Commission
Dans le cadre de ses événements parallèles, la Commission économique et financière (Deuxième Commission) a invité, ce matin, Joseph Stiglitz, Professeur d'économie et de finance à l'Université Columbia, Lauréat du prix Nobel d'économie en 2001 et ancien Economiste en chef de la Banque mondiale à faire un exposé sur les "Opportunités de croissance économique et la future coopération en matière de développement". Le Lauréat du prix Nobel d’économie a devisé sur les problèmes macroéconomiques actuels en commentant particulièrement l’insuffisance des mécanismes d’allègement de la dette, l’échec de Cancùn comme une «victoire de la démocratie» ou encore la non-pertinence du lien entre la libéralisation des capitaux et la croissance économique.
Pour assurer l’avènement d’un système économique plus équitable, le Professeur d’économie a préconisé la mise en place d’un Conseil de sécurité économique et social qu’il a décrit comme un organe restreint dont la composition serait fondée sur les principes de la démocratie participative. Cet organe, a-t-il expliqué, serait chargé de dégager un consensus sur la hiérarchisation des priorités macroéconomiques et de jeter les bases du débat international.
Dans sa présentation, il a rappelé que tout le monde était persuadé au début des années 90 que le processus de mondialisation créerait des opportunités de croissance sans précédent. Cette situation a changé et à la fin des années 90, des inquiétudes et des résistances sont nées de la constatation que la mondialisation n’évoluait pas de la manière que l’on avait prévue et avait au contraire des conséquences néfastes. A cet égard, M. Stiglitz a estimé que ce qui s’était passé à Cancùn, concernant l’Organisation mondiale du commerce, constituait une victoire de la démocratie sur la manière dont s’étaient jusque-là déroulées les négociations commerciales.
La fin de la guerre froide avait mis en évidence la nécessité d’un nouvel ordre mondial, avec comme référence les règles de l’économie de marché. Mais l’erreur des pays développés a été d’oublier qu’il pouvait y avoir différentes variantes d’économie de marché. Aussi, au lieu d’un nouvel ordre économique mondial, s’est mis en place un ordre servant les intérêts politiques des pays dominants. Ces intérêts particuliers se sont traduits par les premiers accords commerciaux internationaux en 1994 (Cycle d’Uruguay). Dans ce contexte, les pays développés ont imposé aux pays en développement un modèle économique qui ne leur correspondait pas et qui ne prenait pas en compte leurs spécificités et difficultés.
Poursuivant sur cet ordre d’idées, M. Stiglitz a souligné une contradiction qui saute aux yeux: celle de voir les Etats-Unis donner des leçons aux pays pauvres sur la façon de gérer leurs ressources, alors qu’ils génèrent chez eux 1,5 milliards de dollars de déficit par jour. Il a rappelé que quand un pays se débarrasse de son déficit commercial, ce déficit est forcément transmis à un ou plusieurs autres pays ailleurs dans le monde, contribuant ainsi à l’instabilité économique mondiale, qui est un frein à la croissance et à l’essor économique des pays en développement.
Constatant que la mondialisation économique a dépassé la mondialisation politique, il a regretté que certains pays se préoccupent avant tout de leurs intérêts particuliers, plutôt que de la situation désastreuse de centaines de millions de pauvres. A titre d’illustration, il a cité les conséquences néfastes des subventions agricoles aux cultivateurs de coton américains sur près de 20 millions d’exploitant agricoles africains fortement lésés. Ces déséquilibres, a-t-il ajouté, nécessitent la mise en place de mécanismes de gestion d’actions collectives, en regrettant la lourdeur des structures internationales existantes et de leur processus de décision.
A cet égard, il a cité la contradiction de voir aujourd’hui à la tête de l’architecture financière internationale, les personnes qui ont été à la source des problèmes et des déséquilibres auxquels le monde doit faire face aujourd’hui. «Lorsque nous avons procédé à un semblant de réforme des structures financières internationales, nous nous sommes contentés de changer la forme de la table sans changer la répartition des sièges», a-t-il déclaré de façon imagée. De ce fait, a-t-il dit, les questions les plus fondamentales n’ont pas été débattues parce que cela n’arrangeait pas les pays dominants dont la préoccupation principale consistait à obtenir à tout prix le remboursement de leurs créances.
Le développement est trop important pour être abandonné aux seuls soins des ministres des finances, a-t-il prévenu en souhaitant que l’on accorde un rôle croissant aux Nations Unies en ce qui concerne les politiques de développement. C’est pourquoi, il a suggéré, il est indispensable de créer un Conseil de sécurité économique et social mondial qui débattrait des problèmes économiques mondiaux et aurait les moyens de formuler des réponses et des solutions à ces problèmes.
Face au problème de la dette, qui mine les capacités des pays en développement, M. Stiglitz a souligné la nécessité, au niveau international, d’une procédure qui serait systématiquement appliquée dans les situations de faillite et de banqueroute.
S’agissant de la situation de l’Iraq, il a souligné les difficultés de la reconstruction d’un pays qui passe d’une forme particulière de socialisme à une économie de marché après une décennie de sanctions succédant à une autre décennie de guerres. Il a regretté que la thérapie de choc imposée aujourd’hui à l’Iraq ne repose sur aucune science économique, mais sur de simples visées idéologiques. Cette thérapie de choc, qui n’est pas adaptée à la réalité de l’Iraq, ne fera qu’y aggraver la situation économique et sociale, a-t-il estimé, en jugeant urgente la tenue d’un débat sur la question et une intervention des Nations Unies et de ses institutions spécialisées. Parmi les recettes à appliquer, il a notamment souligné la nécessité d’annuler la dette de l’Iraq. A titre d’illustration, il a rappelé que John Meynard Keynes était rentré déprimé des négociations de paix de Versailles en 1918 et avait prévenu que les conséquences économiques de la paix et le poids des réparations qui lui avaient été imposées auraient des conséquences terribles en Allemagne. La même situation, a-t-il prévenu, se présente aujourd’hui en Iraq en relevant cependant que tout système de réduction ou d’annulation d’une dette souveraine doit reposer sur la primauté du droit et du droit international.
Insistant sur cette question, le Professeur Stiglitz a souligné l’importance qu’il y a à mettre en place un cadre permettant de réfléchir à une solution définitive du problème de la dette souveraine. Aujourd’hui, a-t-il dit en exemple, la République démocratique du Congo est obligée de rembourser des dettes contractées par l’ancien Président Mobutu qui, en fait, bénéficiait de la complicité de donateurs désireux d’acheter ses faveurs. En prêtant à Mobutu, tout le monde savait que les emprunts ne profiteraient pas au développement du Zaïre, mais qu’ils atterriraient dans des comptes en banques privées.
Les engagements pris à Monterrey vont-ils être honorés? s’est demandé M. Stiglitz en s’interrogeant, en particulier, sur les perspectives de mise en place d’un régime commercial et d’un système financier justes. Il a, à ce moment, plaidé pour un Conseil de sécurité économique et social pour, a-t-il dit, trouver des solutions à ces problèmes urgents.
Questions-réponses
Lançant la première série de questions, la représentante du Brésil s’est interrogée sur la manière d’impliquer dans la réforme de la gouvernance économique mondiale et le renforcement du rôle des Nations Unies les bénéficiaires de l’ordre économique actuel. Comment les persuader qu’il y va aussi de leur intérêt à long terme etcomment les amener à renverser l’ordre des choses? se sont demandés les représentants de l’Equateur et du Pakistan.
Le Professeur Stiglitz a reconnu le faible intérêt des pays industrialisés pour une réforme de la gouvernance mondiale. Toutefois, a-t-il assuré, Cancùn a envoyé un message important sur les difficultés réelles de la libéralisation du commerce et du régime inéquitable auquel l’OMC n’a pu porter remède. La nature de ce qui est en cause est claire, a insisté le Lauréat du Prix Nobel d’économie en donnant deux exemples et d’abord celui des tarifs pratiqués. Le niveau assez bas de ces tarifs – 1% à 3%- laisse penser que les pays industrialisés ne perdraient rien à les éliminer. En revanche, les subventions agricoles qu’ils consentent à leurs producteurs entraînent une augmentation de l’offre qui, en faisant baisser les prix, heurtent les petits fermiers partout dans le monde. Aujourd’hui, a insisté le Professeur d’économie, le montant des subventions des pays industrialisés est supérieur au revenu total des pays de l’Afrique sub-saharienne. Pour M. Stiglitz, les pays industrialisés ont fini par reconnaître qu’en l’absence de mesures correctives relatives aux subventions et aux politiques de dumping, le système commercial n’apporterait plus rien.
L’expansion continue du commerce exige la correction des déséquilibres du passé et les pays industrialisés s’en sont rendus compte, a souligné le Professeur Stiglitz en invoquant ensuite la «moralité économique» qui exige désormais que l’on reparte de zéro. Pour lui, la difficulté réside dans la manière de procéder et il a insisté, une nouvelle fois, sur la mise en place d’un Conseil de sécurité économique et social qui aurait l’autorité morale requise.
La proposition d’un tel Conseil a été avancée et défendue par certains dirigeants, a rappelé le représentant de la Chine en reprenant la série de questions. Sachant que ce Conseil serait un élément de la réforme de l’ONU, quelle serait la nature de ses éléments? s’est interrogé le représentant du Maroc qui s’est aussi interrogé sur le principal obstacle à ces réformes. Faudrait-il insister sur la cohérence des politiques ou sur la volonté politique? Posant une question sur la théorie selon laquelle la libéralisation des capitaux ne conduit pas automatiquement à la croissance économique, le représentant du Kenya a voulu savoir pourquoi cette idée a été défendue si longtemps.
L’imposition de ce dogme relève du mystère, a concédé le Professeur Stiglitz en affirmant que le modèle du libre marché ne procède d’aucune théorie économique. L’une des raisons pour laquelle la main invisible d’Adam Smith est invisible, a-t-il ironisé, est qu’elle n’existe pas. Selon lui, la défense de la libéralisation des capitaux relève davantage d’une «dictature idéologique» que d’une vérité économique. Le postulat a été simple, a-t-il encore une fois ironisé. Puisque la liberté est bonne pour l’homme, la liberté du marché doit être également bonne pour l’homme. Or, la croissance économique de la Chine, sans libéralisation des capitaux, a prouvé le caractère contestable du lien entre libéralisation des capitaux et croissance économique. Le Professeur a aussi cité l’exemple du Chili, dont la politique de contrôle des capitaux à court terme, n’a pas empêché l’arrivée de capitaux à long terme et donc la croissance économique.
Répondant à la question des réformes, il a reconnu qu’un Conseil de sécurité économique et social ne saurait résoudre tous les problèmes. Il a donc jugé préférable d’aborder les réformes de manière graduelle en décrivant le Conseil comme une instance permettant d’aboutir à un consensus sur les questions à résoudre. Un tel Conseil pourrait jouer un rôle important dans la modification de la nature du débat économique, a-t-il expliqué en lui assignant la tâche de résoudre des questions telles que l’adéquation des mécanismes d’allègement de la dette avec les engagements pris à Monterrey.
Ayant pris note des critiques adressés par M. Stiglitz aux défenseurs des modèles de croissance orientés vers les exportations, le représentant de l’Union parlementaire internationale (UPI) s’est interrogé sur l’alternative. Quelles sont les chances de succès de votre agenda? a demandé, en écho, le représentant de la Bulgarie avant que le représentant de l’Argentine ne se félicite de l’introduction des concepts de justice et de solidarité dans le débat économique et ne demande des précisions sur la théorie de la fragmentation dans le domaine macroéconomique?
Tout prouve, a répondu le Professeur Stiglitz, que la croissance économique orientée vers les exportations peut être assurée sans une libéralisation des marchés des capitaux. Répondant à la question relative à la réforme, il a jugé possible d’avancer tout en reconnaissant la nécessité de changer d’abord les esprits. Se montrant rassurant, il a affirmé que la réceptivité aux idées nouvelles se renforce en rappelant qu’il y a dix ans, l’idée même de l’annulation de la dette paraissait inconcevable. Le processus sera lent mais fructueux, s’est-il dit convaincu. Répondant à la question relative à la fragmentation, il a estimé que l’une des fonctions que pourrait remplir un Conseil de sécurité économique et social serait d’être le lieu d’une approche plus coordonnée pour les problèmes macroéconomiques, à l’instar de la Banque mondiale qui défend désormais une approche coordonnée pour les problèmes de développement. Une certaine fragmentation demeurera, mais il faudra parler alors d’une décentralisation qui verrait les banques régionales prendre une part active au processus. Concluant ce segment questions-réponses, le représentant de l’Arménie s’est demandé s’il faut se rendre à l’idée d’une incapacité de la communauté internationale à relever les défis du développement. A son tour, le représentant du Royaume-Uni a reconnu laconvergence des intérêts particuliers et l’émergence d’un consensus mondial sur un ordre économique plus juste, mais s’est interrogé sur les moyens de rendre le débat réellement démocratique. Enfin, le représentant de l’Afrique du Sud a demandé quels seraient pour l’OMC et les pays en développement les impacts de la décision annoncée par certains de quitter la sphère du multilatéralisme pour embrasser celle du bilatéralisme en créant des zones de libre échange.
Le GATT ou l’OMC ont consacré le principe de la nation la plus favorisée, a souligné le Lauréat du Prix Nobel d’économie. Ces accords posent d’ailleurs comme condition à la création des zones de libre échange le renforcement de la diversité commerciale. L’abandon du multilatéralisme est une stratégie vouée à l’échec parce qu’elle ne concernerait que les petits pays et pas ceux qui définissent le régime commercial mondial, a jugé le Professeur Stiglitz. Répondant à la question du Royaume-Uni, il a estimé que l’une des raisons pour lesquelles Cancùn a fait la différence est que les pays en développement ont montré leur capacité de comprendre et de maîtriser les négociations commerciales. Cancùn, a-t-il tranché, a été la victoire de la démocratie. A cet égard, a-t-il ajouté, le Conseil de sécurité économique et social devrait être un groupe restreint dont la composition serait fondée sur les principes de la démocratie représentative.
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