Conseil de sécurité: la protection des civils, en proie à l’« effondrement », victime des violations flagrantes du droit international humanitaire
« Malgré les leçons de l’histoire et des obligations juridiques claires, nous assistons à un effondrement de la protection des civils dans les conflits armés et du respect du droit international humanitaire », n’a pu que constater, ce matin devant le Conseil de sécurité, le Secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires, en blâmant les violations flagrantes des règles de la guerre par de nombreux acteurs ou la sélectivité avec laquelle ils les appliquent.
S’exprimant par visioconférence, M. Thomas Fletcher, qui est également le Coordonnateur des secours d’urgence de l’ONU, a prononcé ces mots lors d’un débat public organisé par le Conseil sur la protection des civils dans les conflits armés, marqués par l’utilisation généralisée d’armes explosives dans les zones peuplées, le déploiement de nouvelles technologies militaires, les cyberopérations et la prévalence croissante de la mésinformation et de la désinformation. Cette séance phare de la Présidence grecque pour le mois de mai était présidée par le Ministre des affaires étrangères de ce pays, M. Georgios Gerapetritis.
2024, annus horribilis
Les tendances mondiales sont alarmantes, s’est inquiété M. Fletcher, en partageant une série de chiffres édifiants, extraits du dernier rapport en date du Secrétaire général sur la question, qui couvre l’année 2024. « L’an dernier, l’ONU a recensé plus de 36 000 morts civiles dans le cadre de 14 conflits armés, mais le bilan réel est probablement bien plus élevé », a-t-il indiqué, en expliquant que dans plusieurs théâtres, des attaques répétées portant atteinte aux infrastructures civiles avaient perturbé l’approvisionnement en électricité et en eau, l’éducation et les moyens de subsistance des populations locales, privées des ressources essentielles pour survivre.
Parallèlement, le nombre de personnes déplacées à travers le monde a atteint « de nouveaux sommets », dépassant les 122 millions, la plupart déracinées à l’intérieur de leurs propres pays, a-t-il poursuivi. Les signalements de disparitions forcées, d’actes de torture, de traitements inhumains et d’autres traumatismes se sont multipliés et les violences sexuelles ont été monnaie courante, avec 4 500 cas recensés en 2024, dont 93% concernaient des femmes et des filles. Dans nombre de conflits, « le corps des femmes devient un champ de bataille, non seulement par la violence sexuelle, mais aussi par le déni délibéré des droits reproductifs et des services de santé », s’est désolée la Directrice exécutive d’ONU-Femmes, Mme Sima Sami Bahous, qui a demandé que les régimes de sanctions couvrent l’ensemble des violations contre les femmes et les filles.
Pour Mme Janti Soeripto, Présidente de Save the Children US, « le traitement des enfants en temps de conflit est une mise à l’épreuve de notre humanité collective ». Or, tout semble indiquer que nous avons échoué à ce test, a-t-elle déclaré. Plus de 473 millions d’enfants, soit plus d’un sur six, vivent aujourd’hui dans des zones touchées par un conflit, soumis à de graves violations de leurs droits. « Nous faisons face aujourd’hui non seulement à une crise dans le respect du droit de la guerre, mais à une crise de conscience », s’est exclamée à son tour la Présidente du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), Mme Mirjana Spoljaric. « Le précédent établi aujourd’hui sur les champs de bataille continuera longtemps de nous hanter. »
L’année écoulée a également été la plus meurtrière jamais enregistrée pour les personnels humanitaires, plus de 360 d’entre eux ayant été tués, dont au moins 200 à Gaza et 54 au Soudan –principalement des personnels locaux. Autre catégorie de civils qui n’ont pas été épargnés: les journalistes, tués alors qu’ils tentaient de rendre compte du sort des populations. L’exemple le plus frappant, a relevé M. Fletcher, est peut-être celui de Gaza, où les journalistes internationaux sont toujours interdits d’accès, et où les journalistes locaux ont été tués en nombre alarmant.
Urgence à Gaza
La guerre qui se déroule dans l’enclave palestinienne a été abondamment évoquée par les membres du Conseil, alors que l’Algérie a annoncé qu’elle fait circuler en ce moment même un projet de résolution « très concis » sur la crise humanitaire et l’acheminement de l’aide à Gaza. Le Chef de la diplomatie grecque a d’ailleurs appelé à ce qu’un tel acheminement soit « immédiat, total et sans entrave » dans tout le territoire, et a annoncé que sa délégation fera spécifiquement porter la séance mensuelle sur le Moyen-Orient du 28 mai prochain sur cette urgence humanitaire.
Alors que la Chine a exhorté Israël à cesser son offensive et à rétablir sans délai l’accès de la population à l’aide humanitaire, les États-Unis ont estimé que le lourd tribut payé par les civils palestiniens est à imputer au Hamas, qui a démontré son mépris pour le peuple qu’il prétend représenter, en se servant d’innocents comme de « boucliers humains ». Mme Melita Gabric, la Vice-Ministre des affaires étrangères et européennes de la Slovénie, s’est dite choquée par les images de la famine à Gaza, comme le délégué de la France. Si la Fédération de Russie a elle aussi dénoncé le sort fait aux Gazaouites, dont 86% seraient confrontés à l’insécurité alimentaire, elle s’est en outre élevée contre le rapport du Secrétaire général, qui passe sous silence les attaques commises par l’Ukraine contre les civils et les infrastructures russes.
Quelles perspectives pour le Conseil?
Tous les intervenants sont tombés d’accord pour reconnaître la nécessité de respecter le droit international, à condition de ne pas pratiquer le « deux poids, deux mesures ». Au-delà de ce cri de ralliement, M. Fletcher a promu l’approche « plus globale et humaine » de la protection des civils telle qu’envisagée par le Secrétaire général. Elle comprend l’adoption de mesures politiques et opérationnelles fortes pour protéger les civils et une meilleure compréhension des modes de vie et des préjudices subis par les victimes, en tenant compte des perspectives et des droits des civils.
Une approche favorablement accueillie par la Sierra Leone, pour qui les opérations de maintien de la paix de l’ONU doivent accorder la priorité à la sécurité des civils, garantir l’accès humanitaire et soutenir la protection des populations déplacées. « Nous proposons en outre un système de suivi renforcé de la mise en œuvre des résolutions du Conseil sur la protection des civils, permettant aux États d’élaborer et d’affiner les cadres juridiques et institutionnels aux niveaux national et régional », a ajouté le représentant sierra-léonais, pour qui une coopération plus étroite entre l’ONU et l’Union africaine est également essentielle pour « traduire les alertes précoces en actions rapides ».
Tandis que le Royaume-Uni jugeait essentiel que les soldats de la paix soient correctement formés et équipés pour remplir leurs mandats de protection, et que ces mandats soient respectés par les parties au conflit, la Fédération de Russie mettait l’accent sur la coopération avec le pays hôte.
Plusieurs autres suggestions ont été faites aujourd’hui, notamment par la Présidente de Save the Children US qui a exhorté le Conseil à nommer un président pour le Groupe de travail sur les enfants et les conflits armés: « Nommez un président et mettez-vous au travail », a-t-elle lancé à l’adresse de ses membres. « En retour, nous, acteurs des droits de l’enfant, devons faire davantage connaître les conclusions adoptées par le Conseil et les nombreuses victoires en matière de protection de l’enfance qui en découlent. » La Directrice exécutive d’ONU-Femmes a, de son côté, considéré que l’autonomisation des femmes est aussi une stratégie de protection: « le bouclier le plus efficace que nous puissions offrir aux femmes et aux filles est leur propre pouvoir, leur voix et leur leadership ».
États non membres
Les États non membres du Conseil ont à leur tour appelé à une application stricte du droit international humanitaire (DIH) pour garantir la protection des civils en situation de conflit armé. Le Canada a observé que le DIH est « complet et clair » en la matière. « C’est l’absence d’action des États Membres pour le mettre en œuvre et pour demander des comptes à ceux qui le violent qui est à l’origine de la crise actuelle », a-t-il estimé. La délégation a ainsi regretté qu’après l’adoption de la résolution 2774 (2025), le nombre de morts civiles ait augmenté, avant d’appeler tous les États Membres à respecter les Conventions de Genève et leurs Protocoles additionnels, à ratifier le Statut de Rome et à soutenir la Cour pénale internationale (CPI).
Dans la même veine, le Liechtenstein a déploré le veto opposé par la Fédération de Russie à une résolution du Conseil visant à protéger les civils en novembre dernier. « Si le Conseil de sécurité reste paralysé, l’Assemblée générale doit de toute urgence se pencher sur son propre rôle pour garantir une action significative, conformément à son mandat humanitaire », a-t-il suggéré, appelant les États Membres à réaffirmer leur engagement envers la Charte, « notamment en renforçant la norme interdisant l’agression ». Le recours au droit de veto ne peut autoriser l’inaction, a renchéri l’Indonésie, pour qui il est impérieux de réformer Conseil.
Tant que la Fédération de Russie sera autorisée à occuper un siège permanent au Conseil et à abuser de son veto pour échapper à ses responsabilités, « toute avancée significative dans le renforcement du respect du DIH et la mise en œuvre des résolutions du Conseil sur la protection des civils restera largement rhétorique », a averti pour sa part l’Ukraine, exhortant la communauté internationale à la soutenir pour exiger des comptes, garantir l’accès à tous les détenus et garantir le retour et la réintégration en toute sécurité de toutes les personnes détenues illégalement. Un appel repris par l’Estonie et la Lituanie, tandis que la Géorgie rappelait que, depuis le début de l’agression militaire russe contre son territoire en 2008, les civils des régions occupées d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud sont victimes de mauvais traitements et de détentions arbitraires.
« Pendant que le Conseil débat de la protection des civils dans les conflits armés, le génocide contre la population civile palestinienne continue », a ensuite alerté Cuba, rejointe par une majorité de participants au débat, parmi lesquels l’Arabie saoudite, l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Indonésie, la Jordanie, le Maroc, le Qatar et les États baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie). « Si nous prenons réellement au sérieux la protection des civils, nul ne devrait être au-dessus des lois », a affirmé l’Afrique du Sud, rappelant son action contre Israël devant la Cour internationale de Justice concernant l’application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza.
Accusé par ces pays de ne respecter aucun des principes du DIH, Israël a assuré que la guerre qu’il mène à Gaza est « nécessaire pour protéger son avenir » et « empêcher que le 7 octobre se reproduise ». Il s’est toutefois défendu de toute violation, affirmant ne pas mener cette guerre contre le peuple palestinien mais contre le Hamas. « Nous cherchons à évacuer temporairement les civils des zones où ont lieu des hostilités alors que le Hamas les y laisse », a déclaré la délégation, selon laquelle Israël travaille avec les organisations internationales, reste en contact avec ses partenaires humanitaires et diligente des enquêtes sur tous les incidents. « Nous regrettons toute perte de vie innocente », a-t-elle ajouté, condamnant par ailleurs « l’attaque antisémite » survenue hier à Washington, qui a coûté la vie à deux employés de l’ambassade d’Israël, « tués parce qu’ils étaient juifs ».
Au nom des 27 membres du Groupe des Amis pour la protection des civils en période de conflit armé, la Suisse a souligné le rôle essentiel joué par les mécanismes de responsabilisation nationaux et internationaux, y compris la CPI, tout en se prononçant pour une surveillance accrue afin de traduire les engagements contraignants en actions. Elle a d’autre part encouragé les États Membres à soutenir des instruments tels que la Déclaration politique sur le renforcement de la protection des civils contre les conséquences humanitaires découlant de l’utilisation d’armes explosives dans les zones peuplées, ainsi que la Déclaration sur la sécurité dans les écoles.
Pour prévenir de futures violations et garantir la justice pour les victimes, il est nécessaire que les États coopèrent activement avec les tribunaux internationaux, notamment la CPI et d’autres mécanismes de justice transitionnelle, et renforcent leurs capacités nationales d’enquête et de répression, a approuvé la Colombie. Le Conseil de sécurité peut contribuer à cet objectif en incluant des dispositions spécifiques sur la protection des civils dans les mandats de ses missions, ainsi qu’en soutenant des mécanismes indépendants de surveillance et de vérification sur le terrain, a-t-elle avancé.
À l’instar d’un grand nombre de pays, de l’Afrique du Sud à l’Espagne, en passant par la Jordanie et la Lettonie, l’Union européenne a apporté un soutien sans réserve à l’initiative mondiale visant à galvaniser l’engagement politique en faveur du DIH. Elle a toutefois constaté avec inquiétude que le financement de la protection ne correspond pas aux besoins des populations touchées par les crises humanitaires.
Le Ministre des transports, des communications et des travaux publics de Chypre a, lui, considéré que des capacités d’alerte précoce et un soutien concret aux États sont essentiels pour assumer la responsabilité de protéger. Il a exhorté par ailleurs le Conseil à s’appuyer sur la résolution 2474(2019), la première à traiter spécifiquement des personnes disparues en temps de conflit, pour intégrer des dispositions plus fortes et plus cohérentes dans ses futurs textes, en particulier dans les situations prolongées où le sort et le lieu de détention des personnes portées manquantes restent inconnus, comme à Chypre.
De leur côté, les Pays-Bas ont défendu une approche centrée sur les personnes et menée par les communautés, où les civils définissent leurs propres besoins et façonnent les solutions à tous les niveaux: local, national et international. « Que nous soyons confrontés à des menaces émanant d’acteurs étatiques ou non étatiques, armés ou non, notre politique est claire: soutenir les communautés pour prévenir et résoudre les conflits de manière non violente et briser les cycles de violence, ont-ils expliqué, appelant à leur tour à doter les soldats de la paix et les forces nationales d’une connaissance pratique du DIH et de protocoles solides d’atténuation des dommages causés aux civils.
Le Japon a quant à lui rappelé que les civils sont confrontés au danger des mines terrestres et des munitions non explosées, même longtemps après la fin d’un conflit. Pour relever ce défi crucial, il a dit avoir fourni, rien qu’en 2024, 72 millions de dollars d’aide à la lutte antimines dans 27 pays et régions.
Enfin, le Costa Rica a réclamé l’élaboration d’un instrument juridiquement contraignant comprenant des interdictions et des réglementations claires pour répondre aux menaces sans précédent que posent les systèmes d’armes létaux autonomes car ils ne peuvent pas distinguer de manière fiable les combattants des civils.
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