De retour d’Ukraine, le Secrétaire général exprime au Conseil de sécurité son émotion d’avoir vu les cargaisons de blé destinées à la Corne de l’Afrique
On trouvera, ci-après, le texte de l’allocution du Secrétaire général de l’ONU, M. António Guterres, prononcée lors de la séance du Conseil de sécurité consacrée au maintien de la paix et de la sécurité de l’Ukraine, à New York, aujourd’hui:
Nous atteignons aujourd’hui un jalon triste et tragique. Six mois se sont écoulés depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février. Durant cette période dévastatrice, des milliers de civils ont été tués et blessés, dont des centaines d’enfants. D’innombrables autres personnes ont perdu des membres de leurs familles, des amis et des proches. Le monde a été témoin de graves violations du droit international des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises en toute impunité ou presque. Des millions d’Ukrainiens ont perdu leurs maisons et tout ce qui leur appartenait, devenant des personnes déplacées ou des réfugiés. À l’approche du début de l’hiver, les besoins humanitaires de l’Ukraine continuent d’augmenter rapidement, et des millions de personnes nécessitent une aide et une protection. Alors que ces besoins montent en flèche, il est impératif de garantir que les acteurs humanitaires en Ukraine bénéficient d’un accès sûr et sans entrave à toutes celles et tous ceux qui ont besoin d’aide, où qu’ils se trouvent.
Les conséquences de cette guerre insensée sont ressenties bien au-delà de l’Ukraine. De nouvelles vulnérabilités apparaissent dans un contexte mondial déjà profondément marqué par les conflits, les inégalités, les crises économique et sanitaire dues à la pandémie ou encore les changements climatiques, et elles ont des répercussions disproportionnées sur les pays en développement. L’accélération de la hausse des prix des denrées alimentaires, des engrais et du carburant, qui étaient déjà élevés, a déclenché une crise mondiale qui pourrait plonger des millions de personnes supplémentaires dans l’extrême pauvreté, amplifiant la faim et la malnutrition, et risque de porter les besoins humanitaires mondiaux à un niveau record et d’anéantir les progrès durement acquis en matière de développement. Les populations vulnérables sont aux prises avec la plus grave crise du coût de la vie depuis une génération, et la hausse des prix des produits de base et des transports a de lourdes répercussions sur les opérations humanitaires existantes.
La Secrétaire générale adjointe Rosemary DiCarlo va présenter un exposé au Conseil de sécurité sur les conséquences du conflit armé en Ukraine, à l’intérieur et à l’extérieur du pays, au cours des six derniers mois. Comme je l’ai mentionné ici lundi (voir S/PV.9112), je voudrais saisir cette occasion pour donner un bref compte-rendu de ma récente visite en Ukraine. J’aurais aimé pouvoir le faire à l’occasion de la séance d’hier (voir S/PV.9114), étant donné que j’ai participé aux discussions sur la centrale nucléaire de Zaporijia, mais je n’étais malheureusement pas à New York en raison d’un engagement qu’il était impossible de reporter à si courte échéance.
Ma visite a été une occasion importante d’assurer le suivi d’un accord historique qui a redonné une dose d’espoir, en particulier aux pays en développement et aux millions de personnes vulnérables qui font les frais de la crise alimentaire mondiale et dont certaines sont au bord de la famine. Je suis en mesure d’informer le Conseil que la mise en œuvre de l’Accord sur l’exportation de céréales par la mer Noire, signé à Istanbul en juillet, va bon train, alors que des dizaines de navires entrent dans les ports ukrainiens et en sortent et qu’ils ont transporté jusqu’à présent plus de 720 000 tonnes de céréales et autres produits alimentaires. Cet accord n’aurait pas été possible sans l’approche constructive adoptée par l’Ukraine et la Russie et les efforts du Gouvernement turc.
Dans le cadre de ma visite à Lviv, j’ai rencontré le Président Zelenskyy, de l’Ukraine, et le Président Erdoğan, de la Türkiye. Je les ai remerciés de leur détermination à accompagner la mise en œuvre de l’Accord pour garantir l’acheminement en toute sécurité des produits alimentaires et des engrais ukrainiens aux personnes dans le besoin et dans le monde. En visitant le port d’Odessa et le Centre conjoint de coordination à Istanbul, j’ai été submergé d’émotion. À Odessa, je suis monté à bord d’un vraquier, le MV Kubrosli Y, alors qu’on était en train d’y charger 10 000 tonnes de blé. J’ai été très ému, en jetant un œil dans la soute de ce navire, de voir du blé y être déversé. Même si c’est de manière limitée, le port d’Odessa, qui est chargé d’histoire et qui était paralysé depuis des mois, est en train de revenir lentement à la vie grâce à cet accord. À Istanbul, j’ai vu le MV Brave Commander, un navire affrété par le Programme alimentaire mondial. Il arborait fièrement le drapeau de l’ONU et était chargé d’une cargaison destinée à la Corne de l’Afrique, où des millions de personnes sont menacées par la famine. J’ai ensuite pu monter sur la longue et fine passerelle du SSI Invincible II, qui était en partance pour le port de Tchornomorsk pour récupérer une cargaison de céréales ukrainiennes. Ce navire transportera une des plus importantes cargaisons de céréales ayant quitté l’Ukraine à ce jour, soit plus de 50 000 tonnes.
Il y a seulement quelques semaines, une grande partie de cela aurait été difficile à imaginer. Il nous est démontré avec force ce que l’on peut accomplir, même dans le contexte le plus dévastateur, lorsque l’on donne la priorité aux personnes. Comme je l’ai souligné à Odessa et à Istanbul, ce que j’ai observé était la partie la plus visible de la solution. L’autre partie de ce compromis consiste à faire en sorte que les denrées alimentaires et les engrais russes puissent accéder librement aux marchés mondiaux et ne fassent pas l’objet de sanctions. Il est crucial que tous les gouvernements et le secteur privé coopèrent afin que ces biens arrivent sur le marché. En collaboration avec l’équipe spéciale dirigée par Rebeca Grynspan, je poursuivrai mes contacts intenses à cette fin.
En 2022, il y a assez de nourriture dans le monde. Le problème est sa distribution inéquitable. Mais si nous ne stabilisons pas le marché des engrais en 2022, il n’y aura tout simplement pas assez de nourriture en 2023. De nombreux agriculteurs de par le monde prévoient déjà de réduire les zones de cultures en prévision de la saison prochaine. Il sera essentiel d’exporter beaucoup plus de vivres et d’engrais d’Ukraine et de Russie à des prix raisonnables pour continuer d’apaiser les marchés des produits de base et faire baisser les prix pour les consommateurs. Je félicite une fois de plus les parties de leur participation à ce processus et les exhorte à continuer de faire fond sur ces progrès. Je renouvelle également l’appel que j’ai lancé à Odessa en faveur d’un renforcement considérable de l’appui aux pays en développement qui sont frappés de plein fouet par la crise alimentaire mondiale. Les expéditions de céréales et d’autres produits alimentaires sont essentielles, mais elles ne rimeront à rien si ces pays ne peuvent se les permettre. Les pays développés et les institutions financières internationales doivent faire plus pour veiller à ce que les pays en développement puissent tirer pleinement profit des perspectives qu’ouvre l’Accord sur l’exportation de céréales par la mer Noire.
En dépit des progrès accomplis sur le front humanitaire, les combats en Ukraine ne semblent pas près de s’arrêter, et de nouveaux foyers présentant des risques d’escalade dangereuse sont en train d’apparaître. Deux endroits occupent une place permanente dans mon esprit et dans mes discussions en Ukraine: Zaporijia et Olenivka. Je reste profondément préoccupé par la situation à l’intérieur et aux alentours de la plus grande centrale nucléaire d’Europe, à Zaporijia. Les signaux d’alerte clignotent. Tout acte qui pourrait menacer l’intégrité physique, la sûreté ou la sécurité de la centrale nucléaire est tout simplement inacceptable. Toute nouvelle escalade de la situation pourrait mener à l’autodestruction. Il faut garantir la sécurité de la centrale qui doit redevenir une infrastructure purement civile. En contact étroit avec l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), le Secrétariat a estimé que nous disposions des capacités logistiques et de sécurité nécessaires en Ukraine pour appuyer toute mission de l’AIEA déployée depuis Kyïv à la centrale de Zaporijia, pourvu que la Russie et l’Ukraine donnent leur accord. Je me félicite des manifestations d’appui à une telle mission et demande instamment qu’elle se déroule au plus vite.
Je suis profondément perturbé par les allégations qui nous sont parvenues concernant des violations du droit international humanitaire et des atteintes aux droits de l’homme liées au conflit armé. Le droit international humanitaire protège les prisonniers de guerre, et le Comité international de la Croix-Rouge doit avoir accès à eux quel que soit leur lieu de détention. La mission de surveillance des droits de l’homme en Ukraine et la Commission d’enquête internationale indépendante sur l’Ukraine poursuivent leurs activités de surveillance, de recensement et de signalement pour contribuer aux enquêtes sur les violations présumées. Des efforts sont également en cours pour déployer la mission d’établissement des faits créée récemment à Olenivka afin d’enquêter sur l’incident qui s’y est produit le 29 juillet. La mission d’établissement des faits doit pouvoir faire son travail librement, collecter et analyser les informations nécessaires et établir les faits. Il est impératif de lui garantir un accès sûr et sans restriction à tous les lieux, toutes les personnes et tous les éléments de preuve pertinents sans aucune limitation, entrave ou ingérence.
En ce trente et unième anniversaire de l’indépendance de l’Ukraine, je tiens à féliciter le peuple ukrainien. Les peuples de l’Ukraine et d’ailleurs ont besoin de paix, et ils en ont besoin maintenant. C’est conforme à la Charte des Nations Unies. C’est conforme au droit international.