L’antisémitisme ayant atteint des sommets, le Secrétaire général appelle ceux qui ont une influence sur l’écosystème de l’information à faire cesser la haine et à installer des garde-fous
On trouvera, ci-après, le discours du Secrétaire général de l’ONU, M. António Guterres, prononcé à l’occasion de la cérémonie commémorative de la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’holocauste, à New York, aujourd’hui:
Je voudrais commencer par exprimer ma profonde gratitude aux survivantes et aux survivants qui sont présents avec nous ici au Siège de l’ONU à New York et à celles et ceux qui se joignent à nous en ligne.
Vous donnez tout son sens à la mission qui est la nôtre de préserver les générations futures du fléau de la guerre. De défendre les droits humains et la dignité. D’œuvrer pour la paix et pour la justice.
Vos témoignages ont ébranlé la conscience du monde entier. Et votre courage, votre résilience et votre persévérance demeurent une source d’inspiration pour nous tous. Alors, c’est du fond du cœur que je tiens à vous le dire: merci.
Il y a 90 ans, le parti nazi arrivait au pouvoir en Allemagne. En quelques mois, le nouveau régime allait démanteler les droits constitutionnels fondamentaux pour préparer l’instauration d’un État totalitaire.
Les parlementaires furent rapidement arrêtés, la liberté de la presse abolie. À Dachau se construisait le premier camp de concentration. À Berlin, des piles de livres étaient jetées aux flammes. Et, dans toute l’Allemagne, l’antisémitisme virulent devenait la politique officielle de l’État.
Discrimination et exclusion – inscrites dans la loi – en furent la suite quasi immédiate. La violence ouverte et organisée – dont l’épisode le plus tristement connu est la terrible Nuit de cristal – a suivi peu après, ainsi que les vols et les pillages généralisés. C’est alors que les massacres systématiques commencèrent.
À la fin de la guerre, six millions d’enfants, de femmes et d’hommes – près de deux Juifs sur trois en Europe – avaient été assassinés.
La montée du national-socialisme en Allemagne a été rendue possible par l’indifférence – voire la connivence – de millions de personnes.
Nous savons aujourd’hui dans quelles abysses terrifiantes l’Allemagne allait alors plonger. Or, la sonnette d’alarme avait déjà retenti en 1933. Bien peu avaient pris la peine d’écouter; bien moins encore avaient osé faire entendre leur voix.
Aujourd’hui, des échos de ce chant des sirènes de la haine reviennent résonner à nos oreilles. Une crise économique qui engendre le mécontentement… Des démagogues populistes qui instrumentalisent la crise pour séduire les électeurs… Une désinformation galopante, la propagation de théories du complot paranoïaques et la prolifération incontrôlée des discours de haine… Un mépris croissant des droits humains et le dédain pour l’état de droit… Une poussée des idéologies suprémacistes blanche et néo-nazie… Des tentatives de réécrire l’histoire, de nier l’Holocauste et de réhabiliter ceux qui y ont collaboré… Une montée de l’antisémitisme et d’autres formes de fanatisme et de haine religieuses…
Par essence, la commémoration de l’Holocauste est un appel à rester toujours vigilant. À ne jamais rester muet face à la haine. À ne jamais tolérer l’intolérance. À ne jamais être indifférent à la souffrance d’autrui. Au fond, la haine n’émerge pas de nulle part. Ce ne sont pas les nazis qui ont inventé l’antisémitisme, l’eugénisme ou le concept de suprématie raciale.
L’Holocauste a été l’aboutissement d’une haine antisémite millénaire.
L’histoire nous a montré que la haine qui commencer par les mots: « Vous n’avez pas le droit de vivre parmi nous » finit toujours par faire dire: « Vous n’avez pas le droit de vivre », tout court.
La douloureuse vérité est que l’antisémitisme est partout.
Il gagne même en intensité.
L’an dernier, des juifs orthodoxes ont été agressés dans des rues très fréquentées de Midtown à Manhattan, des écoliers juifs ont fait l’objet de brimades à Melbourne, des bannières haineuses ont été déployées sur le pont d’une autoroute à Los Angeles, et des croix gammées ont été peintes sur un monument à la mémoire de l’Holocauste à Berlin.
D’une enquête à l’autre, le même constat s’impose: l’antisémitisme atteint des sommets.
Et ce qui est vrai pour l’antisémitisme l’est aussi pour les autres formes de haine.
Le racisme. Le sectarisme antimusulman. La xénophobie. L’homophobie. La misogynie.
Les mouvements néonazis et suprémacistes blancs deviennent chaque jour plus dangereux.
En fait, ils représentent aujourd’hui la plus grande menace pour la sécurité intérieure de plusieurs pays – et celle qui connaît la plus forte expansion.
De Christchurch à Buffalo, d’El Paso à Oslo, mosquées, synagogues, centres de réfugiés, épiceries sont pris pour cibles.
Aujourd’hui, ce n’est pas seulement l’extrémisme violent que nous affrontons; c’est aussi, de plus en plus, le terrorisme.
La menace est mondiale – et elle s’accroît.
L’un des principaux accélérateurs de cette croissance: le monde numérique.
Aujourd’hui, je lance un appel urgent à toutes celles et ceux qui exercent une influence sur l’écosystème de l’information – les autorités de contrôle, les décideurs, les entreprises technologiques, les médias, la société civile et les pouvoirs publics. Faites cesser la haine. Installez des garde-fous. Et faites-les respecter.
De nombreux pans d’Internet deviennent des décharges toxiques où se déversent la haine et les mensonges pernicieux. Ce sont des catalyseurs qui, ayant le profit pour moteur, banalisent l’extrémisme.
Par le recours à des algorithmes qui attisent la haine pour garder les utilisateurs rivés à leurs écrans, les plateformes de médias sociaux se rendent complices. Idem pour les annonceurs qui subventionnent ce modèle économique. Par conséquent, j’ai encouragé la mise en place d’une réglementation de nature à clarifier les responsabilités et à améliorer la transparence.
Nous savons comment les discours de haine se transforment aisément en crimes de haine, comment la violence verbale dégénère en violence physique, comment la diversité et la cohésion sociale sont mises à mal – tout comme les valeurs et les principes qui nous unissent. C’est pourquoi j’ai lancé la Stratégie et le Plan d’action des Nations Unies pour la lutte contre les discours de haine: fournir un cadre au soutien que nous apportons aux États Membres pour lutter contre ce fléau tout en respectant la liberté d’expression et d’opinion.
Dans le cadre de Notre Programme commun, j’ai proposé un Pacte numérique mondial en faveur d’un avenir numérique ouvert, libre, inclusif et sûr pour tout le monde, fermement ancré dans les droits humains. J’ai également appelé de mes vœux un code de conduite destiné à promouvoir l’intégrité dans l’information publique – afin que toutes et tous puissent faire des choix fondés sur les faits et non sur la fiction.
Nous avons tous un rôle à jouer. Nous ne pouvons jamais laisser la haine avoir le dernier mot. Nous ne pouvons pas ouvrir de nouveaux exutoires aux vieilles haines et laisser l’impunité régner sur les plateformes numériques. Ensemble, nous devons opposer les faits aux mensonges, l’éducation à l’ignorance, la mobilisation à l’indifférence. Raconter l’histoire, encore et encore: tel est le sens de « Plus jamais ça! ».
Nous devons raconter l’histoire des personnes persécutées. Les massacres des Roms et des Sintés. La torture et le meurtre des autres victimes des nazis. Les personnes en situation de handicap. Les Allemands d’origine africaine. Les homosexuels. Les prisonniers de guerre soviétiques. Les dissidents politiques. Et des milliers d’autres encore.
Et surtout, nous devons raconter l’histoire de tous les enfants, femmes et hommes victimes d’un massacre en règle, qui, ensemble, formaient la mosaïque foisonnante et florissante qu’était la vie juive en Europe.
Nous devons nous remémorer l’Holocauste, non pas comme l’histoire de six millions de morts, mais comme six millions d’histoires différentes derrière chaque mort.
Souvenons-nous par exemple de Janusz Korczak, médecin polonais, éducateur et directeur d’un orphelinat à Varsovie. Il refusa à plusieurs reprises de s’évader du ghetto de Varsovie pour rester auprès des 200 enfants de son orphelinat et les accompagner jusqu’à Treblinka afin qu’ils ne meurent pas seuls.
Souvenons-nous de Friedl Dicker Brandeis, qui enseignait l’art aux enfants du ghetto de Theresienstadt et les encourageait à peindre ou à dessiner afin que, ne serait-ce que l’espace d’un instant, ils puissent se sentir en sécurité. En 1944, Friedl et ses élèves furent assassinés dans les chambres à gaz d’Auschwitz.
Aujourd’hui, alors que nous nous souvenons d’eux et d’innombrables autres hommes et femmes, nous sommes également invités à réfléchir sur la responsabilité qui est la nôtre: la responsabilité d’honorer la mémoire de celles et ceux qui ont péri.
D’apprendre la vérité et de veiller à ce que personne n’oublie jamais: ni nous, ni les générations futures.
De refuser l’impunité des responsables, où qu’ils soient.
De s’opposer à tous ceux qui nient, déforment, relativisent, révisent ou justifient de quelque manière leur propre complicité ou celle de leurs parents ou grands-parents à propos de l’Holocauste.
Celle, enfin, d’intensifier nos efforts de prévention – pour défaire les préjugés, résoudre les conflits et régler les différends avant qu’ils ne dégénèrent.
En ce jour, et chaque jour, renouvelons notre engagement à lutter contre le mal sous toutes ses formes et à œuvrer en faveur d’un monde où règnent la paix, les droits humains et la dignité pour tous.