Forum sur le financement du développement: mise en accusation du système fiscal international, des secteurs privé et financier et du commerce mondial
Après avoir arrêté trois « grandes mesures »* hier, le Forum du Conseil économique et social (ECOSOC) sur le suivi du financement du développement a tenu aujourd’hui trois tables rondes au cours desquelles le système fiscal international, les manœuvres des secteurs privé et financier et les distorsions du commerce multilatéral ont été dénoncées. Ces questions sont au cœur du Programme d’action d’Addis-Abeba, feuille de route financière du Programme de développement durable à l’horizon 2030.
Hier, dans leurs conclusions et recommandations, les ministres et représentants d’États, participant au Forum, ont pris trois « grandes mesures » pour assurer le financement du Programme 2030 dont la première est de « faciliter l’emploi de toutes les sources de financement, notamment le financement innovant, en étant soucieux de la viabilité fiscale et de celle de la dette ». Alors comment élargir l’assiette fiscale? Par les réformes institutionnelles comme l’a expliqué aujourd’hui l’Ouganda qui vient de créer un organe « unique » au monde, à savoir une « Autorité fiscale » totalement indépendante chargée de la collecte de l’impôt et des recettes douanières. Mais Cuba a profité du débat pour dénoncer le « moins disant fiscal » qui consiste à cajoler les investisseurs au détriment du trésor public. L’Alliance mondiale pour la justice fiscale a fait observer que les 2 000 pages des normes fiscales internationales ont été négociées sans les 130 pays en développement. Elle n’a pas manqué d’accuser l’Union européenne de menacer ceux qui n’appliqueraient pas ses normes ou celles de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
Les avantages fiscaux accordés aux entreprises ne sont pas des « bonus » mais un moyen pour les pays en développement de renforcer leur compétitivité, a martelé le Maire de Ouagadougou. L’heure est venue de traiter de ces problèmes qui font perdre des centaines de milliards de dollars aux pays du Sud, a estimé l’Alliance mondiale pour la justice fiscale, lassée d’un système « opaque » comme l’a dit un membre de la société civile norvégienne.
Les deux autres « grandes mesures » prises par les ministres et représentants d’États consiste à « œuvrer à ce que les mesures prises pour inciter les acteurs des secteurs public et privé favorisent le développement viable à long terme et à rendre les cadres financiers nationaux opérationnels pour les projets et filières ayant besoin d’investissement ». Le problème est que « tout le monde veut gagner de l’argent, mais personne ne veut prendre de risques », ont accusé les participants à la table ronde. Pour attirer le secteur privé et stimuler les investissements, l’amélioration de la législation nationale est « cruciale », s’est défendu « Folksam Group », alors que le Confédération syndicale internationale (CSI) diagnostiquait surtout un problème de mentalité. « Si le secteur privé ne change pas, rien ne changera », a-t-elle asséné. Le secteur privé a des millions à investir mais sans un bon « climat des affaires », il restera frileux, a insisté, à son tour, « Impact Investment Exchange (IIX) ».
Le Forum a aussi organisé une table ronde sur le commerce multilatéral et là encore les accusations ont continué de pleuvoir. L’Organisation mondiale du commerce (OMC) a été sommée de s’attaquer enfin au protectionnisme, aux subventions ou encore aux coûts de transaction. Il faut changer les règles sur le commerce des produits agricoles, a plaidé la société civile qui n’a pas non plus épargné les négociateurs des nouvelles règles de l’économie numérique, lesquelles risquent de favoriser l’évasion fiscale et le transfert gratuit des données aux grandes entreprises numériques. L’OMC, a-t-elle accusé, facilite ces négociations malgré les réticences des pays en développement. La question de la cybercriminalité n’a pas été oubliée. Elle a été soulevée par la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED): plus de 400 millions d’utilisateurs de Facebook sont dans des pays où il n’y a pas de loi contre ce fléau.
Le Forum devrait tenir ses dernières tables rondes demain, jeudi 26 avril, à partir de 10 heures.
*E/FFDF/2018/L.2
FORUM SUR LE SUIVI DU FINANCEMENT DU DÉVELOPPEMENT
Table ronde sur la mobilisation des ressources intérieures
Comment élargir l’assiette fiscale des États et des collectivités locales pour financer le développement durable? C’est la question à laquelle étaient invités les participants à la table ronde, animée par la Vice-Présidente du Conseil économique et social (ECOSOC), Mme INGA RHONDA KING.
Les premières réponses ont porté sur la réforme institutionnelle. Ainsi, l’Ouganda vient de créer une « autorité fiscale » qui gèrera dès cette année la collecte de l’impôt et les recettes douanières, a expliqué la Commissaire générale de l’autorité. Cet exemple « unique en son genre » a été salué par le Directeur du Département des finances publiques du Fonds monétaire international (FMI), M. VICTOR GASPAR. L’amélioration des services du fisc est en effet essentielle, a renchéri la Vice-Présidente du Comité d’experts sur la coopération internationale en matière fiscale, Mme NATALIA ARISTIZABAL MORA, qui a aussi insisté sur l’appui international au renforcement des capacités institutionnelles. Ouagadougou a d’ailleurs fait appel à une société privée pour l’aider à élaborer sa stratégie fiscale, a indiqué le Maire de la capitale burkinabè. M. ARMAND ROLAND PIERRE BEOUINDE a expliqué que sa ville fonctionne avec un budget annuel de plus de 80 milliards de francs CFA tirés des fonds propres de la ville, des subventions de l’État et des apports extérieurs. La ville a ainsi obtenu un financement de l’Agence française de développement (AFD) pour la rénovation du grand marché central.
Insistant sur l’appui technique que peut apporter son Comité et d’autres organes comme l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la Vice-Présidente du Comité d’experts de la coopération internationale en matière fiscale a souligné qu’en toute chose, il faut tenir compte du niveau de développement de chaque municipalité, de chaque pays. La Commissaire générale de l’Autorité fiscale de l’Ouganda a par exemple expliqué que son gouvernement a refusé de signer des accords de double imposition pour pouvoir attirer plus aisément les investissements étrangers directs (IED). Elle a tout de même reconnu que les relations avec les multinationales installées dans son pays sont difficiles parce que ces dernières veulent préserver leur « paradis fiscal ». « Mais nous ne changerons plus notre décision », a averti la Commissaire générale. Le représentant de Cuba a en effet dénoncé la course au « moins disant fiscal » pour motiver les investisseurs mais qui prive les États d’importants revenus fiscaux. C’est une contradiction dont il faut parler. Les avantages fiscaux accordés aux entreprises ne sont pas des « bonus », a renchéri le Maire de Ouagadougou. C’est tout simplement un moyen pour les pays en développement de renforcer leur compétitivité. Les 2 000 pages de normes fiscales mondiales ont été négociées sans les 130 pays en développement, a rappelé la Responsable des politiques et du plaidoyer de l’Alliance mondiale pour la justice fiscale. Mme TOVE MARIA RYDING a dénoncé les menaces de l’Union européenne contre ceux qui n’appliqueraient pas ces normes et celles de l’OCDE. C’est ça la coopération fiscale? Non, l’heure est venue de traiter de ces problèmes qui font perdre des centaines de milliards de revenus fiscaux aux pays du Sud. Le système fiscal mondial est « opaque », a ajouté le représentant de la société civile norvégienne. Il bénéficie aux riches et creuse les inégalités. Il faut donc un système progressiste soucieux de la parité entre les sexes et respectueux du Plan d’action d’Addis-Abeba sur le financement du développement.
Le système n’est pas parfait mais est bien supérieur au précédent, a estimé le Directeur du Département des finances publiques du FMI. Il faut continuer d’appliquer les lois, lutter contre l’évasion fiscale et améliorer l’échange d’information. Le Directeur a parlé d’une étude menée en 2017 qui a montré que la plupart des États n’a pas de politique de répartition des richesses. C’est toujours l’équation « deux-tiers, par les dépenses, un tiers par les recettes ». Il faut éviter cette course vers le bas, a préconisé le haut fonctionnaire qui a tout de même admis que le défi du système fiscal actuel tient au développement de la vente en ligne. Il faut s’adapter à la transition numérique mais sans action unilatérale.
Table ronde sur les secteurs privé et financier national et international
« Tout le monde veut gagner de l’argent, mais personne ne veut prendre des risques. Que faut-il faire pour inciter les secteur privé et financier à investir dans les projets de développement? ». Ces questions ont été posées par l’animatrice de la table ronde, Mme DUREEN SHAHNAZ, Fondatrice et Présidente du Conseil d’administration d’« Impact Investment Exchange (IIX) ».
Au titre des bonnes nouvelles, M. MAKOTO GODA, de la « Nippon Biodiesel Fuel Co. Ltd », a annoncé que son entreprise travaille au Mozambique dans les secteurs de l’énergie renouvelable, de l’information et de la sécurité alimentaire. Nippon Biodiesel s’approvisionne, dans ses 100 kiosques, auprès de 13 000 agriculteurs qui reçoivent des subventions de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) pour se procurer des intrants. Nippon Biodiesel identifie ses fournisseurs grâce à des cartes à puce qui facilitent la collecte des mégadonnées sur la production et les ventes. Cette expérience peut être répliquée ailleurs? Le Sri Lanka et l’Inde sont nos prochaines cibles, a affirmé Goda.
Nous, nous investissons dans l’accès à l’énergie et aux larges bandes passantes, a témoigné le Chef des investissements à la Banque de développement de l’Afrique australe, M. PAUL CURRIE. La banque finance des projets d’électrification solaire parce que l’énergie est un secteur crucial compte tenu de son potentiel multiplicateur sur d’autres domaines. C’est une somme de 2 milliards de dollars qui a été investie en deux ans dans des obligations vertes, a indiqué Mme KARIN STEMAR, Chef de la durabilité à « Folksam Group » de la Suède Les investissements sont orientés vers des produits qui ont un lien direct avec le développement durable et sont garantis par l’Agence suédoise de coopération internationale au développement (ASDI).
Pour attirer le secteur privé et stimuler les investissements, la législation nationale est cruciale, a souligné Mme Stemar de Folksam Group, avant que M. CURRIE, de la Banque de développement de l’Afrique australe, n’insiste sur la nécessité pour les pays en développement de créer des marchés de capitaux.
Ce n’est peut-être pas un marché de capitaux mais M. YAROSLAV LISSOVOLIK, Directeur des recherches et Chef économiste à la Banque eurasienne de développement, a expliqué que sa banque, en collaboration avec les États de la région, entend créer un centre régional à Astana pour promouvoir l’implication du secteur privé dans les projets de développement, notamment les grandes infrastructures. La Banque a pris l’engagement de baisser les taux d’intérêt pour les projets qui contribuent directement au développement durable.
Si le secteur privé ne change pas, rien de changera, a asséné M. PETER BAKVIS, Directeur du Bureau de Washington D.C. de la Confédération syndicale internationale (CSI). Il a décrié la pratique des primes au rendement qui incitent le secteur financier à ne considérer que le court terme alors que le développement durable nécessite des investissements à long terme. Le secteur privé n’investit pas suffisamment dans le monde en développement, s’est plaint le délégué du Bangladesh, avant que son homologue du Japon ne demande aux panélistes ce qu’ils attendent des gouvernements. « Nous écouter, c’est déjà beaucoup », mais il faut aussi améliorer le climat des affaires, a répondu l’animatrice, elle-même entrepreneure. Le secteur financier a des millions de dollars qui ne demandent qu’à être investis, a-t-elle souligné. Ne nous laissons pas griser par les chiffres, a tempéré M. LISSOVOLIK de la Banque eurasienne de développement. En matière d’investissement, « la qualité doit primer sur la quantité ».
Table ronde sur le commerce, la science, la technologie, l’innovation et le renforcement des capacités
Animée par la Directrice des politiques, de la série de conférences sur la science, la technologie et l’innovation (GSTICS), Mme VEERLE VANDEWEERD, cette troisième table ronde a d’abord posé la question de savoir comment la communauté internationale peut faire en sorte que le commerce contribue au développement durable et à la réduction des inégalités?
Le commerce international s’est chiffré en 2016 à 13 000 milliards d’euros. On peut élargir le fromage mais l’important est de bien répartir les bénéfices, a dit le Directeur général du commerce de la Commission européenne, M. MARK HENDERSON, qui a attiré l’attention sur les 27 conventions de l’Union européenne. Mais le commerce n’est pas une fin en soi, a tempéré le Président du Conseil des gouverneurs de la Banque de technologies pour les pays les moins avancés, M. MOHAMED H. A. HASSAN. L’objectif ultime est d’améliorer le niveau de vie des populations. Il est donc temps que l’Organisation mondiale du commerce (OMC) s’attaque au protectionnisme, aux subventions ou encore aux coûts de transaction, bref des mesures « gagnant-gagnant ». L’OMC peut d’ailleurs compter sur l’aide de l’Union européenne, a annoncé le Directeur général du commerce de la Commission européenne. Mme RANJA SENGUPTA, Chercheure principale de « Third World Network », en a profité pour dénoncer les barrières tarifaires auxquelles se heurtent les producteurs des pays en développement. Il faut changer les règles du commerce agricole pour assurer la sécurité alimentaire, a plaidé, à son tour, une représentante de la société civile. Elle s’est aussi inquiétée des règles de l’économie numérique qui sont en négociations et qui risquent de favoriser l’évasion fiscale et le transfert gratuit des données aux grandes entreprises numériques. L’OMC facilite ces négociations malgré les réticences des pays en développement, a-t-elle accusé.
L’économie numérique représente un potentiel « inimaginable » pour le développement mais à ce stade, elle comporte des risques tout aussi inimaginables, a reconnu Mme SHAMIKA SIRIMANNE, Directrice de la Division de la technologie et de la logistique de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED). La règle « c’est celui qui arrive le premier qui gagne », sans compter la menace de la cybercriminalité. Aujourd’hui, a-t-elle indiqué, plus de 400 millions d’utilisateurs de Facebook sont dans des pays où il n’y a pas de loi contre la cybercriminalité. Outre la lutte contre ce fléau, ce qu’il faut, a estimé la Chef de la Division de l’emploi et des marchés du travail de l’OIT, Mme SUKTI DASGUPTA, ce sont des politiques pour créer les compétences nécessaires, renforcer la capacité d’anticipation et améliorer le droit du travail. Chaque PMA devrait avoir au moins une université de classe mondiale pour former les jeunes à cette nouvelle économie, a estimé le Président du Conseil des gouverneurs de la Banque de technologies pour les pays les moins avancés. Chaque PMA, a-t-il poursuivi, devrait avoir un plan stratégique sur la technologie pour attirer les investissements. Les États d’Afrique doivent respecter leur engagement de consacrer 1% de leur PNB au développement technologique et il faut encourager une coopération, dans ce domaine, entre les PMA et l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Pour montrer l’importance des nouvelles technologies, le Directeur de la Division du commerce et de l’environnement de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), M. AIK HOE LIM, a parlé d’une découverte scientifique qui appliquée à l’environnement, permettrait des gains de plus de 12 milliards de dollars.