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SG/SM/7631

LE DESARMEMENT ET LA NON-PROLIFERATION NUCLEAIRES DOIVENT ETRE TRAITES COMME DES PROBLEMES ETROITEMENT LIES, DECLARE M. KOFI ANNAN

20 novembre 2000


Communiqué de Presse
SG/SM/7631


LE DESARMEMENT ET LA NON-PROLIFERATION NUCLEAIRES DOIVENT ETRE TRAITES COMME DES PROBLEMES ETROITEMENT LIES, DECLARE M. KOFI ANNAN

20001120

On trouvera ci-dessous le texte intégral de l'allocution prononcée par le Secrétaire général, M. Kofi Annan, lors de la conférence du "Nation Institute" et de l'"Office of Continuing Education" du Centre d'études de maîtrise de la City University de New York. La conférence intitulée "Le deuxième âge nucléaire et l'université", était accueillie, le vendredi 17 novembre, par le Centre sur la violence et la survie humaines du John Jay College:

Merci, professeur [Robert Jay] Lifton, pour ces aimables paroles de présentation. Je vous remercie, Mesdames et Messieurs, de m’avoir invité ici. Je suis heureux de me joindre à vous pour appuyer l’oeuvre que vous accomplissez, vos collègues et vous, dans ce domaine d’une importance cruciale pour l’humanité.

Les organisateurs de cette conférence ont noté une certaine « torpeur » aux États-Unis au sujet de la menace nucléaire mondiale. En effet, lorsque la guerre froide a pris fin, et avec elle, les tensions entre les deux superpuissances nucléaires, le public a un peu oublié la menace nucléaire, non seulement dans ce pays mais partout dans le monde. Bien trop de gens considèrent cette menace un peu comme une abstraction, très éloignée de leurs préoccupations quotidiennes.

Si nous progressions régulièrement vers le désarmement, la situation serait moins alarmante. Malheureusement, ce n’est pas le cas. En ce début du XXIe siècle, un conflit nucléaire demeure une possibilité tout à fait réelle et absolument terrifiante. Telle est la dure réalité à laquelle nous sommes confrontés. De ce fait, le défi que nous devons relever est multidimensionnel : nous devons sensibiliser toutes les nations, en particulier les États dotés de l’arme nucléaire, et les amener à oeuvrer davantage pour la réalisation du double objectif du désarmement et de la non-prolifération; et nous devons, au sens le plus large, convenir d’une nouvelle vision de la sécurité commune pour le monde de l’après-guerre froide.

La fin de la guerre froide a bouleversé les relations internationales, la dynamique des conflits et les modèles de développement qui avaient été établis de longue date. Son effet ne devrait pas être moins spectaculaire dans les domaines du désarmement et de la non-prolifération. Mais quel type de vision prévaudra dans cette ère nouvelle?

Certains défendent une vision plutôt sombre et impitoyable. Ils voient un avenir où les armes nucléaires et autres armes de destruction massive continueront d'être présentes. Ils considèrent que la dissuasion nucléaire reste une réalité mais qu’elle est de moins en moins fiable. Ils prêchent en faveur de systèmes de défense antimissile, d’armes déployées dans l’espace et même de moyens de lancer des guerres préventives. Ils n’ont guère foi dans le droit international, les normes mondiales et les organisations internationales telles que celle que je suis fier de servir.

Certaines des prémisses de cette perspective sont assurément valables. Les puissances nucléaires détiendraient plus de 30 000 armes nucléaires et des milliers d’entre elles sont encore en état d’alerte instantanée. Les trois principaux traités visant à l’élimination totale des armes nucléaires et autres armes de destruction massive n’ont pas été ratifiés par tous les pays. Le Traité START II et le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires ne sont toujours pas entrés en vigueur. Au cours des deux dernières années, la Conférence du désarmement n’a même pas été en mesure de s’entendre sur un programme de travail, malgré la nécessité de plus en plus grande de passer de nouveaux accords sur le désarmement nucléaire, les matières fissiles et la prévention d’une course aux armements dans l’espace. Le nationalisme et les tensions ethniques constituent encore des facteurs majeurs de déclenchement des conflits, et de nombreux détails concernant la production et la vente des armes classiques demeurent enveloppés d’un voile de mystère, à l’abri du regard du public.

Et pourtant, malgré ces graves problèmes, nous avons des raisons de penser que nous pouvons nous engager dans une autre direction, plus porteuse d’espoir. Je voudrais vous présenter une vision autre que celle que j’ai décrite. J’ai en effet le sentiment que nous avons une chance de contenir les menaces auxquelles nous faisons face et nous orienter plutôt vers une ère moins périlleuse, l’ère du postnucléaire.

D’aucuns disent que les armes nucléaires ne peuvent pas être « désinventées » et que, par conséquent, elles resteront avec nous jusqu’à la fin des temps. Pourtant, plus de la moitié des armes nucléaires déployées au plus fort de la guerre froide ont été démantelées et leur nombre continue de baisser chaque année. Il y a quelques mois, les États dotés de l’arme nucléaire ont pris un engagement sans équivoque de parvenir à l’élimination totale de toutes les armes nucléaires. Je ne me fais guère d’illusion sur les dangers qu’il nous faut encore affronter ni sur les difficultés liées à la négociation de réductions réelles et irréversibles. Je ne fais que dire qu’un tel progrès est possible, si nous avons la volonté d’oeuvrer à sa réalisation.

D’aucuns disent également que la prolifération des armes de destruction massive dans le monde entier est inévitable. Ce n'est pas rendre justice aux États qui, dans leur écrasante majorité, ont respecté les obligations juridiquement contraignantes qui leur incombent en ce qui concerne ces armes. Les rares cas de non-respect de ces obligations – tels que celui de la République populaire démocratique de Corée qui continue de ne pas appliquer l’accord de garanties conclu avec l’Agence internationale de l’énergie atomique, et celui de l’Iraq qui ne respecte pas les résolutions du Conseil de sécurité – sont loin de constituer une tendance mondiale. Une fois de plus, je ne veux pas

minimiser le caractère troublant de ces situations. Je veux tout simplement laisser entendre que grâce à des mesures de contrôle et d’application appropriées, les régimes internationaux d’obligations juridiquement contraignantes peuvent avoir les effets désirés.

Et d’aucuns font valoir que les nouvelles technologies de défense offrent une riposte efficace aux menaces que font peser les armes de destruction massive. En fait, ce serait peut-être plutôt le contraire. Les pressions exercées pour déployer des systèmes nationaux de défense antimissile mettent en danger le Traité sur les systèmes antimissile balistiques, qui a été considéré comme la pierre angulaire de la stabilité stratégique. Cela, à son tour, pourrait susciter une nouvelle course aux armements et d’autres revers aussi bien pour le désarmement que pour la non-prolifération. J’ai bon espoir que tous les États ne manqueront pas de peser soigneusement ces dangers avant de s’engager dans un processus qui risquerait de réduire, plutôt que de renforcer la sécurité mondiale.

Par conséquent, les hypothèses et les données concernant l’avenir ne sont pas aussi immuables et inéluctables que certains voudraient nous le faire croire. Mais nous qui faisons confiance à la coopération multilatérale, y compris entre rivaux et anciens rivaux; nous qui avons confiance dans les institutions internationales, les normes mondiales et les cadres juridiques; nous qui croyons au pouvoir de l’intérêt personnel bien compris, nous avons une responsabilité. Car le désarmement ne se fait pas tout seul. Ce n’est pas à cause du manque de mécanismes que nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir. Ce qui manque c’est la volonté d’utiliser ces mécanismes.

Il y a des arguments économiques évidents en faveur du désarmement. Les coûts d’opportunité découlant de la confiance dans les armes nucléaires et autres sont connus depuis longtemps. La Charte des Nations Unies elle-même préconise que le minimum de ressources humaines, techniques et économiques soit consacré aux armements.

Il y a également des raisons bien fondées de sécurité. Accorder trop d’importance à la sécurité militaire, au détriment de la sécurité économique et sociale, peut être un manque de vision et s'avérer déstabilisateur. La sécurité n’est pas simplement une condition préalable au désarmement : le désarmement lui-même peut renforcer la confiance et améliorer la sécurité en réduisant la fréquence, l’intensité et la durée des conflits graves.

Cependant, dans un monde où les États continuent de lutter pour le pouvoir, et où l'intérêt économique demeure le principal moteur du commerce des armes, les arguments en faveur du désarmement ne sont pas suffisamment écoutés. La peur masque l'occasion. La non-prolifération finit par prendre la préséance sur le désarmement, alors que ce qu’il faut, c’est une approche réellement à deux voies, une approche qui ne remet pas continuellement le désarmement à plus tard, mais qui traite le désarmement et la non-prolifération comme des problèmes étroitement liés. Toutefois, pour y parvenir, nous devons obtenir une masse critique d’appui politique, intellectuel et populaire. C’est là que vous, les universitaires, pouvez jouer un rôle déterminant. Je pense que vous pouvez apporter trois contributions essentielles.

La première est ce que j’appellerais la « découverte ». Étonnamment, peu de choses sont réellement connues au sujet des armes nucléaires. Beaucoup de questions fondamentales restent largement sans réponse : quel est le nombre des armes nucléaires, où se trouvent-elles, qui essaie de les acquérir, quels est leur coût direct et indirect, quelle est l'importance des stocks de matières nucléaires pouvant servir à leur fabrication. Bien qu’il soit probablement impossible de répondre à beaucoup de ces questions, par manque de transparence, la seule identification des lacunes serait un exercice utile. Il reste également beaucoup de travail empirique à faire : il y a lieu d’examiner les budgets, les données commerciales, la conformité des législations nationales avec les engagements pris dans les traités internationaux, et les raisons qui expliquent l’appui institutionnel et économique apporté aux programmes existants en matière d’armes nucléaires.

La deuxième est l’éducation. L’enseignement exerce une grande influence et contribue à façonner les nouvelles générations de dirigeants, d'électeurs et de contribuables. L’enseignement et la recherche peuvent également former les spécialistes dont nous avons besoin comme inspecteurs dans les organisations internationales qui ont été créées pour vérifier le respect des accords existants en matière de contrôle des armements et de désarmement.

Et la troisième est le plaidoyer, qui découle du rôle traditionnel joué par l’université dans la formation d’une conscience nationale et d’une politique nationale. J’espère que vous accorderez une attention particulière à la primauté du droit dans le domaine du désarmement. Les milieux universitaires peuvent mettre en évidence l’importance des normes universelles et du respect universel de ces normes. Vous pouvez attirer l’attention sur l’entrée en vigueur de traités spécifiques, en particulier le Traité START II et le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires. Vous pouvez encourager la préservation des traités existants qui renforcent la paix et la sécurité internationales, notamment le Traité sur les missiles antimissile balistiques. Et vous pouvez aider à promouvoir un rôle renforcé pour l’Organisation des Nations Unies et d’autres institutions internationales afin d’encourager le respect des normes mondiales en matière de désarmement et, permettez-moi d’ajouter, dans d’autres domaines qui concernent toute l’humanité. Comme vous le savez, l’Organisation des Nations Unies est encore traitée par certaines personnes aux États-Unis comme si elle était elle-même quelque peu radioactive. Nous avons besoin de votre aide.

Que faudra-t-il pour mobiliser l’opinion publique mondiale? Une crise? Un accident? Peut-être un conflit involontaire? Je ne l’espère pas. L’ordre du jour de l’ONU est plein de questions qui souffrent d’une forme étrange de négligence. Il arrive souvent que l’environnement n’apparaisse pas sur l’écran radar politique, bien qu’il y ait des menaces évidentes et que la solution des problèmes écologiques créerait même des possibilités commerciales. La prévention des conflits et la diplomatie préventive sont également négligées, malgré une nouvelle prise de conscience du fait que les investissements préventifs – par exemple, dans le développement – ne représentent qu’une fraction du coût entraîné par la remise en état de sociétés secouées et déchirées par des conflits.

Vous n’êtes donc pas les seuls à déplorer l’apathie et à aspirer à l’activisme. Ici même, dans ce siège du savoir, je dois souligner que la voie de l’avenir passe par les esprits. Veillons au moins à ce que la prochaine génération comprenne, mieux que la nôtre, que la sécurité humaine dépend tout autant de la gestion des affaires publiques, des droits de l’homme et de la justice sociale que des arsenaux. Faisons en sorte que cette génération comprenne l’interdépendance fondamentale d’une société mondialisée et ses implications pour les politiques nationales. Et aidons-la à trouver des utilisations nouvelles et plus productives pour notre merveilleuse ingéniosité humaine.

Nous ne pouvons pas et nous ne devons pas lui cacher la sombre vision d’un monde dans un état de terreur perpétuelle et universelle. Mais nous devons lui offrir une vision efficace et pleine de promesses, une vision d’un monde sans armes de destruction massive. Quelle que soit la justification que ces armes aient pu avoir à un certain moment, elle s’est affaiblie depuis longtemps. Les contraintes politiques, morales et juridiques qui empêchent leur utilisation effective réduisent également leur utilité stratégique sans, toutefois, éliminer les risques de guerre involontaire ou de prolifération. Nous devons tous faire face à un choix fondamental. Grâce aux conseils éclairés des milieux universitaires, j’ai toute raison de croire que nous ferons un choix judicieux.

Merci beaucoup. Je serais heureux d’entendre vos observations et de répondre à quelques questions.

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