Selon le Secrétaire général, les institutions financières internationales sont trop restreintes pour remplir leur mandat et bénéficier à tous
On trouvera, ci-après, le texte du discours du Secrétaire général de l’ONU, M. António Guterres, prononcée lors du Sommet pour un nouveau pacte financier mondial, à Paris, aujourd’hui:
Cher Emmanuel Macron, merci d’organiser ce sommet important, dans un contexte international qui ne manque pas de défis. Et merci, chère Mia Mottley, pour les efforts entrepris dans le cadre de l’initiative de Bridgetown. C’est là une remarquable base de travail pour apporter une réponse aux difficultés auxquelles font face un si grand nombre de pays en développement. Car l’immobilisme n’est pas une option.
Le système financier international est en crise. À mi-chemin de l’échéance du Programme 2030, les objectifs de développement durable s’éloignent chaque jour un peu plus. Même les objectifs les plus fondamentaux en matière de faim et de pauvreté reculent – après des décennies de progrès.
Oui, en 2023, plus de 750 millions de personnes ne mangent pas à leur faim. Et des dizaines de millions de personnes supplémentaires sont en train de basculer dans l’extrême pauvreté. La pandémie de COVID-19 et l’invasion russe de l’Ukraine ont empiré les choses.
Les pays riches ont pu générer les liquidités nécessaires pour relancer leurs économies. À l’inverse, les pays en développement n’ont pas cette capacité et doivent faire face à des coûts d’emprunt abusifs – jusqu’à huit fois supérieurs à ceux des pays développés.
De nombreux dirigeants sont confrontés à un choix cornélien: assurer le service de leur dette ou subvenir aux besoins de leurs populations. Beaucoup de pays africains dépensent aujourd’hui plus d’argent pour rembourser leurs dettes que pour les soins de santé. Avec des séquelles terribles pour des générations entières.
Aujourd’hui, 52 pays sont en défaut de paiement ou s’en rapprochent dangereusement de cet état. Cela inclut la majorité des pays les moins avancés. Tout comme la majorité des 50 pays les plus vulnérables au changement climatique. Des dizaines d’autres risquent de les rejoindre.
Cette situation est intenable. Il est clair que l’architecture financière internationale a failli dans sa mission de fournir un filet de sécurité globalaux pays en développement.
La raison est simple, comme Mia Mottley vient de l’évoquer, cette architecture a été bâtie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Elle reflète, avec quelques adaptations, les rapports de force politiques et économiques de l’époque.
Rendez-vous compte: plus des trois quarts des pays d’aujourd’hui n’étaient pas présents à la création des institutions de Bretton Woods – la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Et ce n’est guère mieux pour les Nations Unies et le Conseil de sécurité.
Près de 80 ans plus tard, l’architecture financière mondiale est dépassée, dysfonctionnelle et injuste. Elle n’est plus à même de répondre aux besoins du monde du XXIe siècle: un monde multipolaire caractérisé par des économies et marchés financiers profondément intégrés, mais aussi par des tensions géopolitiques et des risques systémiques croissants.
Les institutions financières internationales sont aujourd’hui trop petites et trop restreintes pour remplir leur mandat et être au service de tous, en particulier des pays les plus vulnérables. Un exemple: le capital versé de la Banque mondiale ramené au PIB global représente aujourd’hui moins d’un cinquième de ce qu’il représentait en 1960 – alors même que les défis sont autrement plus grands.
Enfin, le système financier mondial perpétue et aggrave même les inégalités. En 2021, et c’est une décision que nous applaudissons, le Fonds monétaire international a ainsi alloué plus de 650 milliards de dollars en droits de tirage spéciaux. Les pays de l’Union européenne, à laquelle mon pays appartient, ont reçu 160 milliards de dollars. Les pays africains: 34.
Dit autrement… un citoyen européen a perçu en moyenne près de 13 fois plus qu’un citoyen africain. Tout cela a été fait dans les règles. Mais reconnaissons-le: ces règles sont devenues profondément immorales. Une architecture financière qui ne représente pas le monde d’aujourd’hui risque d’ailleurs de conduire à sa propre fragmentation dans un monde où la géopolitique elle-même est un facteur de fragmentation.
Sans vraies réformes, aucune vraie solution ne pourra être apportée à cette crise. J’ai appelé à un nouveau Bretton Woods, une occasion pour les gouvernements de se réunir et de réexaminer et de reconfigurer pour le XXIe siècle l’architecture financière mondiale.
Au début du mois, dans le cadre des préparatifs pour le Sommet de l’avenir, j’ai présenté une note d’orientation – à savoir un projet détaillé de réforme de l’architecture financière mondiale, visant à en faire un filet de sécurité pour tous les pays.
Je ne me fais guère d’illusions. Ce projet soulève des questions de pouvoir et de volonté politique, et le changement ne se fera pas du jour au lendemain. Cependant, tout en œuvrant aux réformes profondes qui s’imposent, nous pouvons prendre dès aujourd’hui des mesures pour répondre rapidement aux besoins urgents des économies en développement et des économies émergentes.
C’est pourquoi j’ai proposé un Plan de relance des objectifs de développement durable à hauteur de 500 milliards de dollars par an pour investir dans le développement durable et l’action climatique. Ce plan comprend des mesures concrètes que les dirigeants de la planète peuvent prendre dès maintenant.
Ils peuvent mettre en place un mécanisme d’allégement de la dette prévoyant des suspensions de paiements, des durées de prêt plus longues et des taux plus bas.
Ils peuvent accroître le financement du développement et de l’action climatique, en augmentant la dotation en capital des banques multilatérales de développement, en modifiant leur modèle économique et en transformant leur approche du risque, en vue de mobiliser autant que possible, grâce à l’effet de levier, les financements privés à un coût abordable pour les pays en développement.
Les dirigeants mondiaux peuvent faire profiter les pays dans le besoin des financements d’urgence, en réaffectant les droits de tirage spéciaux inutilisés et en recourant à d’autres mécanismes novateurs destinés à accroître les liquidités mondiales.
L’initiative de la Banque africaine de développement visant à réorienter les droits de tirage spéciaux vers les banques multilatérales de développement pourrait multiplier par cinq l’impact de ces droits. Les dirigeants de la planète peuvent mettre sur pied un mécanisme qui permettrait d’émettre automatiquement des droits de tirage spéciaux en cas de crise et de les allouer en fonction des besoins. Ils peuvent mettre fin aux subventions aux combustibles fossiles et allouer des subventions à des usages plus durables et plus productifs.
Par leurs effets conjugués, ces mesures viendraient combattre la pauvreté et la faim, stimuler les économies en développement et les économies émergentes et favoriser l’investissement dans la santé, l’éducation et l’action climatique.
Il n’est pas nécessaire d’attendre une transformation radicale de l’architecture financière internationale. Nous pouvons prendre ces mesures dès maintenant – et faire un pas de géant vers la justice mondiale.
Je suis pleinement conscient des difficultés et des obstacles auxquels nous faisons face. Les rapports de forces et les contraintes qui pèsent sur la coopération mondiale dans le monde d’aujourd’hui font que les problèmes sont plus difficiles à régler. Pourtant, les solutions existent et nous pouvons dès aujourd’hui commencer à les mettre en œuvre. Vos discussions peuvent produire des résultats importants pour les populations dans le besoin. Je vous invite à faire de cette rencontre non seulement un cri de cœur en faveur du changement, mais également un cri de guerre et de ralliement en faveur d’une action urgente. Nous sommes à un moment de vérité, à un moment de prise de conscience. Ensemble, nous pouvons faire de ce moment un moment d’espoir.