SG/SM/10733

KOFI ANNAN APPELLE À SURMONTER LES MÉFIANCES ET À AMÉLIORER LA COMPRÉHENSION SOCIALE ET CULTURELLE ENTRE LES PEUPLES

13/11/2006
Secrétaire généralSG/SM/10733
Département de l’information • Service des informations et des accréditations • New York

KOFI ANNAN APPELLE À SURMONTER LES MÉFIANCES ET À AMÉLIORER LA COMPRÉHENSION SOCIALE ET CULTURELLE ENTRE LES PEUPLES


On trouvera ci-après le texte intégral de l’allocution prononcée par le Secrétaire général de l’ONU, M. Kofi Annan, à l’occasion de la réception du rapport de l’Alliance des civilisations le 13 novembre à Istanbul, en Turquie:


Les courants du Bosphore sont connus pour être forts et inverses en surface et en profondeur.  Cependant, depuis des siècles, le peuple turc a appris à négocier les courants de cette frontière entre l’Europe et l’Asie, et entre le monde islamique et l’Occident, et ce qui a contribué à sa prospérité.


Il est de ce fait particulièrement opportun que nous nous rassemblions ici à l’occasion de la parution du rapport du Groupe de haut niveau de l’Alliance des civilisations.  Après tout, si nous devions établir des passerelles entre les civilisations, où pourrions-nous commencer à le faire si ce n’est dans la ville qui est à la jonction proprement dite de deux continents?


J’aimerais rendre hommage au Premier Ministre Erdogan et au Premier Ministre Rodriguez Zapatero, qui ont parrainé l’Alliance des civilisations, et à tous les membres du Groupe de haut niveau qui ont consacré, ces 12 derniers mois, tant de temps et d’énergie à l’établissement du présent rapport.


Le rapport souligne avec justesse que la fusion des différences, qu’elles soient d’opinion, de culture, de croyance ou de mode de vie, a été depuis toujours le moteur du progrès humain.


Ainsi, à l’époque où l’Europe traversait l’âge des ténèbres, la péninsule ibérique a bâti son essor sur l’interaction entre les traditions musulmanes, chrétiennes et juives.  Plus tard, l’empire ottoman a prospéré, grâce à son armée certes, mais aussi parce que dans cet empire d’idées, l’art et les techniques musulmans se sont enrichis des apports juifs et chrétiens.


Malheureusement, plusieurs siècles plus tard, c’est la montée de l’intolérance, de l’extrémisme et de la violence à l’égard d’autrui qui marque notre ère de mondialisation.  Loin de faire naître la compréhension et l’amitié mutuelles, le raccourcissement des distances et l’amélioration des communications ont souvent engendré la tension et la méfiance.  Nombreux sont ceux, en particulier dans les pays en développement, qui en sont arrivés à redouter le village planétaire, synonyme à leurs yeux d’agression culturelle et de saignée économique.  La mondialisation menace autant leurs valeurs que leur porte-monnaie.


Les attaques terroristes du 11 septembre, la guerre et les troubles au Moyen-Orient, des propos et des dessins mal inspirés n’ont fait que renforcer ce sentiment et attiser des tensions entre les peuples et les cultures.  Les relations entre les fidèles des trois grandes religions monothéistes en ont été fortement éprouvées.


Aujourd’hui, à l’heure où les migrations internationales amènent un nombre sans précédent de personnes de religions et de cultures différentes à vivre côte à côte, les préjugés et les stéréotypes qui sous-tendent l’idée de « choc des civilisations » sont de plus en plus répandus.  Certains groupes semblent impatients de fomenter une nouvelle guerre de religion, à l’échelle mondiale cette fois-ci, et l’indifférence, voire le mépris souverain, que d’autres manifestent à l’égard de leurs croyances ou de leurs symboles sacrés ne peut que leur faciliter la tâche.


Bref, l’idée d’une alliance des civilisations ne peut arriver à un meilleur moment.


Le Groupe ne s’est cependant pas laissé prendre au piège, refusant de voir le monde implicitement divisé en civilisations nettement distinctes et séparées.  Comme vous l’avez noté si à propos, il s’agit là d’un anachronisme.  Aujourd’hui, force nous est de constater que nous ne vivons pas dans des civilisations différentes, comme le faisaient nos ancêtres.


Les migrations, l’intégration et la technique ont rapproché les différentes races, cultures et ethnies, faisant tomber les vieilles barrières et apparaître de nouvelles réalités.  Nous vivons, comme jamais auparavant, côte à côte, soumis à de nombreuses influences et idées différentes.


La diabolisation de l’« autre » s’est révélée la voie facile, alors qu’il nous aurait mieux valu une bonne dose d’introspection.  Après tout, comme vous le dites dans votre rapport, le mécontentement qui règne dans le monde islamique se nourrit des imperfections mêmes de l’Oumma musulmane.  Cela étant, l’Occident prête aussi le flanc aux critiques en tenant ce qui est perçu comme un double langage sur les questions des droits de l’homme et de la démocratie.


En ce XXIe siècle, nous demeurons otages de notre perception de l’injustice et de nos droits.  Notre discours est devenu notre prison, paralysant les échanges et entravant la compréhension.  Ainsi, pour beaucoup de gens dans le monde, en particulier les musulmans, l’Occident est une menace pour leurs croyances et leurs valeurs, leurs intérêts économiques et leurs aspirations politiques.  Toute preuve du contraire ne rencontre que mépris ou incrédulité.  De la même façon, nombreux sont les Occidentaux qui considèrent l’islam comme une religion d’extrémisme et de violence, même si ces deux mondes entretiennent depuis toujours des relations dans lesquelles le commerce, la coopération et les échanges culturels ont occupé une place au moins aussi grande que les conflits.


Il nous faut absolument vaincre ces ressentiments, et établir des relations de confiance entre nos sociétés.  Pour commencer, nous devrions réaffirmer, et démontrer, que le problème n’est pas le Coran, la Torah ou la Bible.  D’ailleurs, j’ai souvent dit que le problème n’est pas la foi mais les croyants et la façon dont ils se comportent les uns envers les autres.


Nous devons mettre en avant les valeurs de base communes à toutes les religions, c’est-à-dire la compassion, la solidarité, le respect de la personne, la règle d’or « Ne fais pas à d’autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ».  En même temps, débarrassons-nous des stéréotypes, gardons-nous des généralisations et des idées préconçues, et refusons de nous faire une image de tout un peuple, de toute une région ou de toute une religion à partir des crimes commis par des individus ou de petits groupes.


Nous connaissons à présent tous les avantages que peuvent apporter les migrants à leur nouvelle patrie, non seulement en tant que travailleurs mais aussi en tant que consommateurs, entrepreneurs et facteurs d’une culture plus riche et diverse.  Mais ces avantages ne sont pas équitablement répartis, et ne sont souvent pas estimés à leur juste valeur par la population d’accueil, dont une grande partie a tendance à considérer les immigrés comme une menace pour leurs intérêts matériels, leur sécurité et leur mode de vie ancestral.


En Europe particulièrement, les gouvernements ont mis du temps à comprendre qu’il était nécessaire d’élaborer des stratégies pour intégrer les nouveaux arrivants et leurs enfants dans la société d’accueil, surtout lorsque ces nouveaux arrivants se distinguent des anciens par la religion ou la couleur de la peau.  Ou bien ces gouvernements attendaient des nouvelles communautés qu’elles se conforment à une vision statique de l’identité nationale du pays au lieu d’accepter de repenser dans quelle mesure les valeurs et la culture doivent être partagées par les différentes communautés qui vivent ensemble dans un État démocratique.  De même, un pays a trouvé sa voie vers l’adhésion à l’Union européenne jonchée d’obstacles derrière lesquels on peut souvent déceler une notion d’identité européenne qui exclue les musulmans de façon implicite ou explicite.


En conséquence, de nombreux immigrants de la deuxième ou de la troisième génération ont grandi dans des ghettos, se heurtant souvent à un taux de chômage élevé, une pauvreté relative et à la criminalité, et ils sont considérés par leurs voisins, dits de souche, avec un mélange de crainte et de mépris.


Désapprendre l’intolérance est en partie une question de protection juridique.  Cela fait longtemps que le droit à la liberté de religion et le droit de ne pas faire l’objet de discrimination pour cause de religion sont consacrés par le droit international et ont été incorporés dans le droit interne.


Mais, comme votre rapport le donne à penser, le droit n’est qu’un point de départ.


Toute stratégie visant à établir des passerelles doit dépendre fortement de l’éducation -pas seulement sur l’islam ou le christianisme, mais sur toutes les religions, traditions et cultures, de façon à ce que les mythes et les distorsions puissent être perçus comme tels.


Nous devons créer des possibilités pour les jeunes gens, leur offrir une solution de rechange crédible au chant des sirènes appelant à la haine et à l’extrémisme.  Nous devons leur donner vraiment la possibilité de contribuer à l’amélioration de l’ordre mondial, de façon à ce qu’ils ne ressentent plus l’envie de le saccager.


Nous devons préserver la liberté d’expression tout en travaillant avec nos frères et sœurs dans les médias en vue d’empêcher qu’elle ne serve à propager la haine ou à infliger l’humiliation.  Nous devons les convaincre que les droits s’accompagnent d’une responsabilité inhérente et que l’exercice des droits devrait s’effectuer avec tact, en particulier vis-à-vis de symboles et traditions qui sont sacrés pour d’autres personnes.


S’agissant de toutes ces questions, il faut que quelqu’un montre l’exemple.  Les autorités publiques devraient non seulement sensibiliser la population, mais aussi jouer un rôle de chef de file pour condamner l’intolérance et l’extrémisme.  Il leur incombe de faire en sorte que les engagements de non-discrimination soient consacrés dans la législation et que la loi soit appliquée.


Mais leur responsabilité ne nous exonère pas de la nôtre.  Chacun d’entre nous, à titre individuel, contribue à créer le climat politique et culturel dans sa société.  Nous devons toujours être prêts à rectifier les stéréotypes et les images déformées, et à prendre la parole pour défendre les victimes de la discrimination.


Ce sont toutes là des leçons importantes, qui doivent être appliquées aux relations au sein de ces sociétés et entre ces sociétés.


Mais, comme vous le soulignez justement, elles n’auront guère d’effet si le climat actuel de crainte et de suspicion continue d’être alimenté par les événements politiques, en particulier ceux dans lesquels des peuples musulmans –Iraquiens, Afghans, Tchétchènes, et peut-être surtout Palestiniens– sont perçus comme les victimes d’actions militaires menées par des puissances non musulmanes.


Nous pouvons considérer le conflit arabo-israélien comme un simple conflit régional parmi tant d’autres.  Mais, comme je l’ai déclaré à l’Assemblée générale en septembre, ce n’en est pas un.  Aucun autre conflit n’est aussi chargé symboliquement et émotionnellement pour des personnes éloignées du champ de bataille.


Tant que les Palestiniens vivront sous l’occupation, exposés à des frustrations et des humiliations quotidiennes, tant que des Israéliens sauteront dans des autobus et dans des salles de bal, les passions seront partout enflammées.


Il peut sembler injuste que les progrès enregistrés dans l’amélioration des relations entre les citoyens d’un même pays en Europe ou, par exemple, entre les citoyens du Canada et de l’Indonésie, dépendent du règlement de l’un des problèmes politiques les plus insolubles.  Certes, l’absence de solution ne doit pas servir d’excuse pour négliger d’autres questions.  Mais, de toute façon, le lien est incontournable.


Je pense qu’il est indispensable de travailler sur deux fronts à la fois- s’efforcer à la fois d’améliorer la compréhension sociale et culturelle entre les peuples et de résoudre les conflits politiques, au Moyen-Orient et ailleurs.


Inspirons-nous d’une inscription que l’on peut voir non loin d’ici, au musée archéologique d’Istanbul, et dont la réplique, grâce à la générosité du peuple turc, peut aussi être vue au Siège de l’ONU, à New York, près de l’entrée de la salle du Conseil de sécurité.  Elle contient le traité de paix conclu entre les empires hittite et égyptien à l’issue de la sanglante bataille de Kadesh, en 1279 av. J.-C.


Mettant fin à des décennies de méfiance et de guerre, ce traité a marqué une étape historique à son époque.  En effet, il allait beaucoup plus loin qu’une simple cessation des hostilités, les deux camps s’engageant à s’apporter une assistance mutuelle et à coopérer.  C’était, en fait, la représentation littérale d’une alliance entre deux grandes civilisations.


Aujourd’hui, alors que nous nous rencontrons pour énoncer nos engagements et partager notre vision d’un avenir pacifique, j’espère que nous pourrons tous être inspirés par cet ancien pacte et construire notre propre alliance entre civilisations, cultures, fois et communautés.


Dans cet esprit, vous remerciant pour vos efforts, j’accepte votre rapport.  Dans le peu de temps qui me reste à assumer les fonctions de Secrétaire général, je m’efforcerai, en consultation avec mon successeur, d’établir un mécanisme approprié pour assurer le suivi des recommandations qui y sont énoncées et les appliquer.


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À l’intention des organes d’information • Document non officiel
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