APRÈS AVOIR FRANCHI LA TRIPLE CRISE DE LA SÉCURITÉ COLLECTIVE, DE LA SOLIDARITÉ ET DU RESPECT MUTUEL, LE SYSTÈME INTERNATIONAL AMÉLIORÉ AURA BESOIN D’UN LEADERSHIP AMÉRICAIN ÉCLAIRÉ
Communiqué de presse SG/SM/9357 |
APRÈS AVOIR FRANCHI LA TRIPLE CRISE DE LA SÉCURITÉ COLLECTIVE, DE LA SOLIDARITÉ ET DU RESPECT MUTUEL, LE SYSTÈME INTERNATIONAL AMÉLIORÉ AURA BESOIN D’UN LEADERSHIP AMÉRICAIN ÉCLAIRÉ
Vous trouverez ci-après le discours prononcé aujourd’hui par le Secrétaire général, Kofi Annan, à la cérémonie de remise des diplômes à Harvard, Cambridge (Massachusetts):
Mon épouse Nane et moi-même sommes ravis d’être parmi vous aujourd’hui. Je suis très fier de faire partie de cette extraordinaire promotion de 2004, et très content de voir ici tant de parents et de proches. Cette journée est aussi la leur. Sans leur appui constant, la compréhension dont ils ont fait preuve et les sacrifices qu’ils ont consentis, aucun d’entre nous n’aurait pu faire ce qu’il a fait.
Recevoir un diplôme de Harvard est pour moi un honneur immense. Il y a dans le monde très peu de pays dont les dirigeants politiques, les hommes d’affaires, les scientifiques et les penseurs ne soient pas, d’une façon ou une autre, liés à Harvard, et il n’y en a pas un seul qui ne bénéficie pas de l’apport extraordinaire de votre université à la somme des connaissances de l’humanité. Je me suis même laissé dire qu’Harvard produit de temps en temps un brillant Ministre américain des finances.
Je sais que vous m’avez invité non pas à titre personnel, mais en ma qualité de Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies. Le message est que cette Organisation compte, et que ce que nous avons à dire vous intéresse.
Avez-vous raison de penser que l’ONU compte? Je crois que oui, car elle est ce que nous avons de mieux pour créer un monde stable et un ordre international globalement équitable sur la base de règles généralement acceptées. Cette affirmation a très souvent été mise en doute au cours de l’année qui vient de s’écouler. Mais les événements récents ont, je crois, confirmé qu’elle est juste, s’ils ne l’ont pas rendue plus juste encore.
Tous les pays ont intérêt à ce que les relations internationales soient réglementées, surtout actuellement. La mondialisation a rendu le monde plus petit. Paradoxalement, l’ouverture caractéristique des sociétés qui fonctionnent le mieux aujourd’hui rend les armes les plus dangereuses relativement faciles à obtenir et les terroristes relativement difficiles à arrêter. Aujourd’hui, les forts se sentent pratiquement aussi vulnérables vis-à-vis des faibles que les faibles vis-à-vis des forts.
Tous les pays ont donc intérêt à disposer de règles internationales et à s’y conformer. Or, un tel système ne peut fonctionner que si les intérêts et les points de vue légitimes des différents pays sont pris en compte lors de l’élaboration et de l’application des règles et si les décisions sont prises collectivement. C’est là l’essence du multilatéralisme et le principe fondateur de l’Organisation des Nations Unies.
Tous les grands dirigeants américains l’ont compris. C’est une des choses qui font de ce pays une puissance unique en son genre. Les États-Unis ressentent le besoin de définir leurs politiques et d’exercer leur leadership en tenant compte non seulement de leurs propres intérêts, mais aussi des intérêts du reste du monde et de principes universels.
Un des plus beaux exemples de cette attitude est le plan de reconstruction de l’Europe lancé après la Deuxième Guerre mondiale, dont le général Marshall annonça l’adoption ici même, à Harvard, en 1947. Ce plan n’était qu’un volet d’une entreprise plus vaste, démontrant une extraordinaire hauteur de vue, à laquelle les Américains ont participé, avec d’autres, afin de mettre en place un nouveau système international. Un système qui fonctionnait bien, dans l’ensemble, et dont les principaux éléments subsistent encore aujourd’hui, près de 60 ans plus tard.
Au cours de ces 60 ans, les États-Unis et leurs partenaires ont fondé l’Organisation des Nations Unies, créé une économie mondiale ouverte, encouragé le respect des droits de l’homme et la décolonisation et aidé l’Europe à se transformer en une communauté d’États fondée sur la coopération, au sein de laquelle une guerre est devenue impensable.
Les États-Unis ont joué un rôle déterminant dans toutes ces avancées. Ils sont indissociables d’un système international efficace fondé sur la primauté du droit, et indispensables à ce système.
La puissance des États-Unis est un ingrédient essentiel du mélange. Mais ce qui rend cette puissance opérante, en tant qu’instrument de progrès, c’est la légitimité qu’elle acquiert quand elle est déployée dans le cadre du droit international et des institutions multilatérales et dans l’intérêt général. Ces dernières semaines, les États-Unis se sont rendu compte une fois de plus qu’ils avaient besoin, pour qu’un gouvernement provisoire crédible puisse être installé en Iraq, de la légitimité que l’Organisation des Nations Unies est la seule à pouvoir conférer.
Les dirigeants américains comprennent en général que pour ce qui est des grandes questions de paix et de sécurité, les autres États, grands et petits, préfèrent coopérer par l’intermédiaire d’institutions multilatérales telles que l’Organisation des Nations Unies, qui légitiment cette coopération.
Ils reconnaissent que ceux qui ont un avis différent sur certaines questions précises ont parfois raison.
Ils comprennent qu’en dernière analyse, le véritable leadership repose sur des valeurs communes et une vision partagée de l’avenir.
Pendant 60 ans, chaque fois que ces principes ont été appliqués de façon cohérente, les résultats ont été concluants.
Mais aujourd’hui, ces principes sont compromis par une triple crise qui met en péril l’ONU, en tant que système, et les États-Unis en tant que leader mondial. Une crise qui demande que l’ONU et les États-Unis se montrent à la hauteur de leurs idéaux et de leurs traditions.
Quelle est cette triple crise?
Premièrement, une crise de la sécurité collective.
Deuxièmement, une crise de la solidarité mondiale.
Troisièmement, une crise qui se traduit par des divisions culturelles et de la méfiance à l’égard d’autrui.
C’est à partir d’ici, en Amérique du Nord, que la crise de la sécurité est la plus visible. Nous avons vu le terrorisme international devenir un grave danger. Nous craignons la prolifération des armes de destruction massive. Et nous craignons que les règles qui régissent le recours à la force ne nous protègent pas suffisamment, surtout si le terrorisme et les armes de destruction massive devaient se rencontrer.
Cette crise a culminé l’année dernière, lors du désaccord qu’a suscité l’Iraq. Pour certains, la force ne devait être utilisée qu’en cas de légitime défense absolue, lorsqu’un pays était attaqué ou manifestement sur le point de l’être, ou sur décision du Conseil de sécurité.
Pour d’autres, dans le monde d’après le 11 septembre, il était parfois nécessaire de recourir à la force à titre préventif, car un pays ne pouvait se permettre d’attendre, pour réagir, d’être sûr qu’un autre avait des armes de destruction massive et s’apprêtait à s’en servir contre lui. À ce moment-là, il serait peut-être déjà trop tard.
Il est vrai que la conjonction du terrorisme international, du risque de prolifération des armes de destruction massive et de l’existence d’États hors la loi ou défaillants nous place devant un problème nouveau. L’Organisation des Nations Unies n’a pas été conçue comme un pacte de suicide. Mais à quoi le monde ressemblerait-il, et qui aurait envie d’y vivre, si chaque pays avait le droit de recourir à la force, sans accord collectif, au moindre soupçon de l’existence d’une menace?
Je crois que la voie à suivre, quoique ardue, est tout à fait claire. Nous ne pouvons pas abandonner notre système de règles, mais nous devons l’adapter à de nouvelles réalités, et trouver des réponses à des questions difficiles. Quand la communauté internationale est-elle fondée à recourir à la force, collectivement, face aux nouveaux dangers qui la menacent? À qui la décision revient-elle? Comment cette décision doit-elle être prise et comment faire pour qu’elle le soit en temps voulu?
L’année dernière, j’ai créé un groupe de personnalités que j’ai chargé d’examiner ces questions et de proposer des moyens de rendre plus efficace une organisation dont l’humanité n’a jamais eu tant besoin.
J’espère que ses recommandations, que je devrais recevoir d’ici à la fin de l’année, inspireront des décisions avisées aux gouvernements. Toutefois, les groupes de réflexion et les gouvernements ne peuvent changer le monde à eux seuls. Ils ont besoin de bonnes idées, mais il faut aussi que les internationalistes de tous les pays – des gens à la fois clairvoyants et pragmatiques, des gens comme vous – maintiennent constamment la pression.
Les questions à régler vont au-delà du terrorisme et des armes de destruction massive. Nous devons aussi disposer de meilleurs critères pour déterminer quand il y a génocide ou crime contre l’humanité et de règles plus claires pour déterminer quand intervenir, le problème étant souvent que la communauté internationale réagit trop mollement et trop tard.
Il y a 10 ans, en qualité de Secrétaire général adjoint aux opérations de maintien de la paix, j’ai vécu les événements traumatisants de la Bosnie et du Rwanda, où les forces de maintien de la paix des Nations Unies ont dû assister à d’horribles massacres, sans pouvoir presque rien faire parce que la volonté collective d’intervenir n’existait pas.
Et en tant que Secrétaire général, j’ai prévenu que le Conseil de sécurité ne pouvait s’attendre à être pris au sérieux s’il ne s’acquittait pas de sa responsabilité de protéger les innocents. Le principe de la souveraineté des États n’a pas été conçu pour servir d’écran derrière lequel des massacres puissent être perpétrés en toute impunité.
Il y a encore trop de cas où des gouvernements tolèrent, encouragent ou commettent eux-mêmes des massacres et d’autres atteintes au droit international humanitaire. Dans la région de Darfour, dans l’ouest du Soudan, par exemple, des milliers de villages ont été brûlés et plus d’un million de personnes ont été chassées de chez elles. Au total, environ 1,3 million de Soudanais ont besoin d’une aide immédiate.
La communauté internationale doit insister pour que les autorités soudanaises mettent de l’ordre chez elles. Elles doivent neutraliser et désarmer les membres des violentes milices « Janjaweed », faire en sorte que les fournitures et le matériel humanitaires puissent parvenir à la population sans plus de retard, veiller à ce que les déplacés puissent rentrer chez eux en toute sécurité et poursuivre les négociations de Darfour en sachant bien que le temps presse. Si elles tardent encore, des centaines de milliers de personnes risquent de le payer de leur vie.
J’en viens à présent à la deuxième crise, celle de la solidarité.
Quel que soit notre point de vue sur l’Iraq, nous n’aurions jamais dû laisser les événements qui s’y sont produits détourner notre attention et nos ressources des mesures nécessaires pour atteindre les objectifs que tous les pays ont adoptés il y a quatre ans au Sommet du Millénaire pour combattre la misère et ses effets les plus terribles. Comme vous vous en souvenez probablement, il s’agit d’objectifs à atteindre d’ici à 2015, qui consistent notamment à réduire de moitié le nombre de personnes qui n’ont pas d’eau potable, à donner aux filles, sur le même pied qu’aux garçons, la possibilité d’aller au moins à l’école primaire, de réduire considérablement la mortalité infantile et maternelle et d’endiguer la propagation du VIH/sida.
Bien sûr, une grande partie de ce qui doit être fait ne peut l’être que par les gouvernements et les peuples des pays pauvres eux-mêmes. Mais les pays plus riches ont également un rôle essentiel à jouer. Ils doivent atteindre les objectifs convenus en matière d’aide, de commerce et d’allégement de la dette. Ici aussi, le leadership américain est indispensable.
En cette année électorale, voilà des questions sur lesquelles je voudrais que les Américains interrogent les candidats !
Si nous ne faisons pas de ces questions des priorités dès aujourd’hui, il sera bientôt impossible d’atteindre les objectifs du Millénaire dans les délais, ce qui veut dire que des millions de personnes mourront prématurément parce que nous n’aurons pas réagi à temps.
Et nous savons, pour l’avoir appris à nos frais en Afghanistan et ailleurs, que notre monde ne sera pas sûr tant que, dans certains pays, la population toute entière sera aux prises avec l’oppression et la misère.
Passons enfin à la troisième crise, celle qui résulte des préjugés et de l’intolérance.
Nous ne devons pas nous laisser aller, parce que nous sommes effrayés ou fâchés, à traiter comme des ennemis ceux dont la religion ou la culture sont différentes des nôtres.
Nous ne devons pas nous laisser aller à blâmer « l’Islam » ou à soupçonner tous les Musulmans, sous prétexte que quelques Musulmans ont commis des actes de violence et de terrorisme.
Nous ne pouvons autoriser l’antisémitisme à prospérer sous l’apparence d’une réaction aux politiques du Gouvernement israélien, pas plus que nous ne devons laisser toute remise en cause de ces politiques être étouffée sous des accusations d’antisémitisme.
Et nous ne devons pas permettre que dans le monde musulman, les Chrétiens soient traités comme si leur religion faisait d’eux des agents de l’impérialisme occidental.
C’est dans les moments de peur et de colère, plus encore que dans les périodes de paix et de tranquillité, que les droits de l’homme et le respect de l’autre prennent toute leur importance.
Les temps sont tels, aujourd’hui, que nous devons absolument adhérer à nos règles mondiales; les temps sont tels que nous devons absolument nous respecter les uns les autres : en tant qu’individus, certes, mais surtout en tant qu’individus ayant chacun le droit de définir leur propre identité et d’appartenir à la religion ou à la culture de leur choix.
Ce sont donc là les trois grandes épreuves que notre système doit surmonter, en ces premières années du nouveau siècle :
L’épreuve de la sécurité collective;
L’épreuve de la solidarité entre riches et pauvres;
Et l’épreuve du respect mutuel entre les religions et les cultures.
Je sais que nous sommes à la hauteur.
Je sais que nous pouvons préserver et adapter, pour le XXIe siècle, un système qui donne satisfaction depuis le milieu du XXe siècle.
Mais une fois de plus, nous aurons besoin d’un leadership américain éclairé.
À ceux d’entre vous qui sont Américains, voici ce que j’ai à dire : « Montrez-vous à la hauteur des meilleures traditions de votre pays, des traditions d’engagement dans les affaires internationales et de leadership mondial.
Écoutez les arguments des gens d’ailleurs et jugez-les objectivement. Souvenez-vous que ces gens aspirent à la même chose que vous : la possibilité de mener une existence décente dans la dignité et la sécurité. Comme les Américains le savaient quand ils ont ardemment soutenu la création de l’Organisation des Nations Unies il y a de cela 60 ans, nous dépendons tous les uns des autres. »
À ceux d’entre vous qui viennent d’autres pays, voici ce que j’ai à dire : « Dites à vos concitoyens d’essayer de dépasser les stéréotypes faciles. Quelle que soit votre opinion à propos de telle ou telle politique des États-Unis, vous êtes ici depuis assez longtemps pour connaître le dynamisme de la société américaine et la générosité du peuple américain. »
À vous tous, voici ce que je veux dire : « Nous vivons une époque difficile, mais nous pouvons nous hisser au-dessus des difficultés. Nous avons beaucoup de raisons d’être reconnaissants, beaucoup de raisons d’être fiers et beaucoup de choses à protéger pour que les générations à venir en profitent. »
Ce n’est pas le moment de renoncer à notre système international de règles.
Nous devons le préserver. Nous devons l’améliorer. Et nous devons le transmettre à ceux qui nous suivront, intact et plus solide que jamais.
Allez, mes amis, allez de par le vaste monde, et rendez-vous utiles.
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