DSG/SM/231

LES BONS DIRIGEANTS INTERNATIONAUX SE CONSIDÈRENT COMME DES « CITOYENS DU MONDE », DÉCLARE LA VICE-SECRÉTAIRE GÉNÉRALE LORS D’UN DÉJEUNER ORGANISÉ PAR LA SOCIETÉ GOLDMAN SACHS

21/7/2004
Communiqué de presse
DSG/SM/231


LES BONS DIRIGEANTS INTERNATIONAUX SE CONSIDÈRENT COMME DES « CITOYENS DU MONDE », DÉCLARE LA VICE-SECRÉTAIRE GÉNÉRALE LORS D’UN DÉJEUNER ORGANISÉ PAR LA SOCIETÉ GOLDMAN SACHS


On trouvera ci-après le texte du discours prononcé par la Vice-Secrétaire générale, Louise Fréchette, lors du déjeuner organisé par le Goldman Sachs Global Leadership Institute, à New York, le 14 juillet:


C’est avec enthousiasme que je vous souhaite la bienvenue à l’Organisation des Nations Unies.  Vous ne pouvez pas imaginer combien je suis ravie d’abandonner réunions et dossiers pour partager le repas d’un groupe de jeunes femmes et jeunes hommes aussi remarquables.  Je suis persuadée que la plupart des Ambassadeurs qui sont parmi nous aujourd’hui éprouvent le même sentiment.  Nous devrions nous réunir plus souvent!


En parcourant vos impressionnants curriculum vitae, j’ai constaté que certains d’entre vous étaient nés à peu près à l’époque où le groupe de rock Dire Straits était au sommet de sa gloire.  Croyez-moi, ce groupe était célèbre dans les années 80, certains d’entre vous en ont d’ailleurs peut-être entendu parler. Le couplet d’une de leurs chansons, « Brothers in Arms », disait:


« There’s so many different worlds

So many different suns

And we have just one world

But we live in different ones »


(Tant de mondes différents/tant de soleils différents/Nous n’avons qu’un monde/pourtant nous ne vivons pas tous dans le même).


Ces paroles me sont venues à l’esprit parce que votre programme a pour thème « Diriger sans frontières ».


Il est vrai que certaines frontières deviennent de moins en moins importantes: celles qui séparent les pays.  Pour beaucoup, cependant, il existe d’autres sortes de frontières, encore très difficiles à traverser, qui sont comme des murs s’élevant plus haut chaque jour.


Je veux parler des frontières entre riches et pauvres, puissants et démunis, hommes libres et prisonniers mis aux fers, privilégiés et humiliés.  Si nous n’avons qu’un monde, il est vrai que nous ne vivons pas tous dans le même.


Imaginons, par exemple, que vous représentiez les jeunes adultes de l’ensemble de la population mondiale actuelle.


Sur 50 d’entre vous, 6 seraient analphabètes; 12 auraient moins d’un dollar par jour pour vivre; beaucoup n’auraient jamais passé un appel téléphonique ou utilisé Internet; certains seraient séropositifs, d’autres auraient déjà été enrôlés de force dans l’armée à l’adolescence; seule une poignée d’entre vous aurait fréquenté l’université; et les femmes parmi vous seraient, en tant que groupe, plus pauvres et moins libres que les hommes et auraient un niveau d’étude inférieur au leur.


Si j’appelle votre attention sur ces chiffres, c’est que votre avenir est lié par des liens invisibles mais indestructibles à celui de tous les jeunes du monde.  Vous, comme eux, payez le prix des profondes divisions qui persistent avec acharnement entre différentes catégories d’hommes et de femmes.


Nul ne peut se cacher derrière les frontières nationales pour éviter de payer sa part.  Les frontières nationales ne mettent personne à l’abri du sida, du terrorisme ou du réchauffement de la planète.  De même, les autorités nationales ne peuvent pas, seules, mettre un terme à la traite d’êtres humains, ni à la propagation des armes meurtrières ou des crises économiques.


Si nous voulons construire un monde plus juste et plus sûr, car un monde plus juste serait un monde plus sûr, nous devons nous efforcer de surmonter les frontières qui nous divisent encore et qui pourraient finir par nous détruire.


Nul n’est besoin, à mon avis, d’être un idéaliste forcené pour arriver à cette conclusion.  Au contraire, je pense que l’analyse la plus impitoyable et la plus réaliste de la situation mondiale actuelle conclurait que notre monde ne pourra être sûr tant que persisteront les divisions qui le déchirent.


Selon moi, le plus grand défi que votre génération devra relever consiste à construire une communauté mondiale qui ne soit pas simplement interdépendante, mais intégrée.


La question est donc la suivante : dans un monde à la fois très lié et très divisé, quelles sont les qualités que nos dirigeants doivent posséder?


Il n’y a pas de réponse facile à cette question. Je sais que vous avez passé la matinée à analyser les qualités de dirigeant du Secrétaire général; c’est un bon point de départ pour tenter de trouver des réponses.  Après tout, le Secrétaire général a sans doute la tâche la plus lourde au monde.  Les attentes sont considérables, les enjeux extrêmement ambitieux et les leviers du pouvoir relativement peu nombreux.


Le Secrétaire général doit rendre compte à 191 États Membres souverains, disposant chacun des mêmes droits à l’Assemblée générale de l’Organisation et ayant tous des pouvoirs politique, militaire, économique et culturel différents et des intérêts nationaux distincts.


Néanmoins, il n’a pas les pouvoirs dont disposent vos dirigeants nationaux: il ne peut décider de déployer des forces, ne peut adopter de lois ou de budgets, ni imposer d’impôts.  Il doit superviser un réseau complexe d’institutions intergouvernementales et de fonctionnaires internationaux souvent doté de ressources, notamment humaines, réduites à l’extrême.


Croyez-moi, toutes les questions dont il est saisi sont complexes : on peut notamment citer la situation au Moyen-Orient, l’épidémie de VIH/sida, ou la réforme de l’Organisation.  Chaque mesure qu’il prend, ou ne prend pas, a de multiples conséquences pour les différentes parties prenantes au sein de l’Organisation.


Le Secrétaire général et nous tous à l’ONU devons, avant tout, adopter une perspective globale.  J’entends par là que nous devons penser à la communauté mondiale, être guidés par ses besoins et oublier nos intérêts nationaux.


Nous ne pouvons pas forcément demander aux dirigeants politiques ou aux chefs d’entreprise d’en faire autant et d’ignorer leurs intérêts nationaux ou commerciaux : ce serait utopique.  Néanmoins, les « dirigeants sans frontières » doivent considérer différemment leurs intérêts et ceux de leur pays.


Prenez, par exemple, la question des droits de douane et des subventions. Nous savons tous que les pays riches se heurteraient à des difficultés à court terme s’ils éliminaient les barrières douanières et cessaient de verser de très importantes subventions à leurs agriculteurs.  Or, à l’échelle mondiale, le maintien de ces barrières douanières et de ces subventions crée d’énormes difficultés à long terme.  Le monde paie encore les frais des déséquilibres de son système commercial; c’est sous cet angle qu’un dirigeant sans frontières aborderait le problème.


C’est sur cette idée que repose le Pacte mondial, initiative des Nations Unies dans laquelle les entreprises sont invitées à s’engager volontairement à respecter certains principes relatifs aux normes de travail, aux droits de l’homme, à la protection de l’environnement et à la corruption.  Le Pacte mondial oblige les chefs d’entreprise à chercher le moyen de poursuivre leurs intérêts commerciaux légitimes tout en respectant les intérêts globaux.  Nombreux sont les chefs d’entreprise qui ont répondu à l’appel.


Les dirigeants sans frontières ne doivent pas se contenter d’adopter une perspective globale: ils doivent véritablement se mettre à la place des autres. Plus vous avez d’expérience dans ce secteur, plus vous comprenez que les populations des différentes parties du monde ont souvent une manière très différente d’aborder les problèmes.  Leurs préoccupations peuvent être très différentes.  Elles ont parfois des objectifs auxquels vous n’auriez jamais songé.


Les bons dirigeants internationaux sont conscients de ces différences; c’est pour cela qu’ils sont capables d’établir des liens avec les populations du monde entier et de travailler efficacement dans des environnements complexes.


Mon ami et collègue, le regretté Sergio Vieira de Mello, assassiné l’année dernière à Bagdad, possédait cette qualité.  Partout où il travaillait, il était capable de comprendre ce qui intéressait les gens.  Sergio était fier d’être Brésilien, mais il aimait travailler avec ses collègues de l’ONU originaires du monde entier et avec les populations locales.  Il pouvait traiter aussi efficacement avec le chef de la guérilla timoraise, un réfugié du Kosovo ou un religieux iraquien.


Il savait mettre de côté sa propre conception de ce qui était « normal », « bien » et de ce qui faisait le « succès ».


Si vous tentez d’appliquer aveuglément les modèles de votre propre pays à d’autres régions du monde, vous risquez fort d’échouer.  On ne fait pas les choses de la même manière en Afrique subsaharienne et en Scandinavie.  Les résultats ne s’y mesurent pas non plus de la même façon.


C’est pourquoi les solutions les plus efficaces sont généralement ancrées dans les traditions locales.  Un dirigeant sans frontières s’interdit d’imposer des solutions préfabriquées et de laisser les populations se débrouiller avec: au contraire, il donne aux populations locales les moyens de mettre au point, dans le cadre de partenariats, leurs propres solutions, des solutions qui passeront l’épreuve du temps.


Les dirigeants qui poursuivent des objectifs globaux doivent également posséder une autre qualité : la patience, toujours plus de patience.  La compréhension et l’unité de vue au niveau international ne surviennent pas du jour au lendemain: il faut du temps pour lutter contre l’incompréhension et pour établir la confiance par-delà les clivages provoqués par la diversité culturelle, des intérêts contradictoires et la barrière des langues.  C’est un marathon, pas une course de vitesse.


Ce sont les médiateurs qui ont le plus besoin de patience.  Certains des conflits qu’ils doivent résoudre semblent ne jamais devoir cesser: c’est le cas, notamment, à Chypre, au Moyen-Orient, au Cachemire ou au Sahara occidental.


Cela signifie-t-il que ceux qui tentent de trouver des solutions à ces problèmes sont des perdants? Pas nécessairement.  Il se peut que tous les membres de la communauté internationale n’aillent pas dans la même direction ou ne s’intéressent pas suffisamment au règlement des problèmes.  Il se peut que la situation ne soit pas encore favorable à un règlement du conflit en question et que les protagonistes préfèrent qu’il perdure.  Cependant, on peut toujours espérer qu’un événement inattendu modifie le contexte et le processus de négociation diplomatique lui-même peut donner un élan favorable.  Les dirigeants internationaux patients et compétents sont toujours à l’affût d’une chance à saisir.


Je suis sûre que chacun d’entre vous, quel que soit son domaine d’étude, se demande comment construire au mieux sa carrière pour devenir un dirigeant sans frontières efficace.  Je n’ai pas de réponse toute faite à cette question.  Chacun d’entre vous doit trouver sa propre voie et commettre ses propres erreurs. Il n’y a pas de modèle, pas de recette pour les jeunes dirigeants, pas de « plan de route », comme nous disons à l’ONU.


Lorsque j’ai quitté l’université, je n’avais pas de grande stratégie en tête, mais je ne manquais pas de curiosité.  J’aimais beaucoup mon environnement immédiat et mon pays, mais ce qui m’intéressait vraiment, c’était le monde dans toute sa diversité.  Je voulais savoir comment vivaient les autres peuples et trouver ce que j’avais en commun avec eux.  Je voulais savoir comment le monde « tournait » et, si possible, le faire tourner un peu mieux.


J’ai choisi le service public et, plus précisément, le Ministère canadien des affaires extérieures.  C’était le début d’une carrière qui m’a fait faire le tour du monde; qui m’a mise en contact, en particulier dans l’exercice de mes fonctions actuelles, avec des personnalités et des idées fascinantes; et qui m’a placée, quasi quotidiennement, face à des situations complexes et parfois douloureuses.  J’ai appris beaucoup de choses, dont j’ai tenté de tirer les leçons à mesure que j’avançais.


Je ne prétends pas avoir compris comment le monde tourne, mais il est certain que je comprends mieux ce que nous devons faire, dans de nombreux domaines, pour rendre notre monde plus paisible, plus prospère et plus juste.  Comme j’espère vous en avoir persuadés, je suis convaincue que les liens entre tous ces éléments sont la nécessité de construire une communauté globale intégrée.


Il existe toutes sortes de dirigeants, certains sont capables de galvaniser les masses, d’autres sont des gestionnaires avisés; certains manient le verbe avec magie, d’autres parlent peu mais accomplissent de grandes choses; certains touchent des millions de personnes, d’autres touchent un public moins important, mais mènent des activités dont les répercussions sont plus profondes.


Ce qui fait de tels dirigeants de bons dirigeants internationaux, c’est qu’ils se considèrent comme des citoyens du monde.


Aussi, quel que soit le type de dirigeant que vous deveniez et que vous fassiez carrière dans la diplomatie ou dans la danse, dans l’économie ou dans l’ingénierie, dans le droit ou dans la littérature, dans la finance ou dans la psychologie, n’oubliez pas l’exemple du groupe de 50 personnes que j’ai cité plus tôt.


N’oubliez pas que, pour le meilleur ou pour le pire, votre destin et celui des gens de votre âge où qu’ils soient dans le monde, y compris ceux qui n’ont pas eu autant de chance que vous, sont indissociables.


N’oubliez pas non plus que si nous n’avons qu’un monde, nous ne vivons pas dans le même. Votre génération a pour mission de nous aider à vivre dans un seul et même monde.


Merci beaucoup et bonne chance à vous tous.


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