En cours au Siège de l'ONU

SG/SM/8264

«LE ROLE DE L’ETAT A L’ERE DE LA MONDIALISATION»

07/06/2002
Communiqué de presse
SG/SM/8264


«LE ROLE DE L’ETAT A L’ERE DE LA MONDIALISATION»


Vous trouverez ci-après le texte du discours prononcé aujourd’hui par le Secrétaire général, M. Kofi Annan, à l’occasion de la Conférence sur la mondialisation et les relations internationales au XXIe réunie à l’Institut universitaire de hautes études internationales à Genève en Suisse.


C’est pour moi un grand honneur et un grand plaisir de revenir, en tant que Secrétaire général de l’ONU, dans cet Institut dont les fondateurs, il y a septante-cinq ans, entendaient apporter un soutien intellectuel au travail de la Société des Nations.


Un honneur, cela va sans dire. Mais un grand plaisir aussi, car cela me rappelle les beaux jours où je faisais moi-même mes études ici. Saint-Exupéry a dit qu’on était de son enfance comme on était d’un pays. Pour moi, c’est vrai aussi de ma jeunesse. Ici, je me sens chez moi.


Parmi les dettes que j’ai envers mon alma mater genevoise, ma connaissance de la langue française n’est pas la moindre. Cette connaissance, comme vous devez l’entendre, reste toute relative. C’est que cette grande école est vraiment internationale, et permet aux anglophones de continuer à s’exprimer en anglais sans complexe. Avec votre permission, je vais profiter de nouveau de cette tolérance exemplaire...


Le thème de cette conférence est d’un très grand intérêt pour l’Organisation des Nations Unies.


Déjà, la mondialisation a transformé le monde où nous travaillons.


L’Organisation des Nations Unies a été fondée en 1945, pièce maîtresse d’un nouvel ordre international dans lequel on partait du principe que les États-nations jouaient les premiers rôles et que l’agression d’un État par un autre État était la principale menace à redouter. Et l’économie internationale était alors la somme d’économies nationales distinctes commerçant entre elles.


Le monde d’aujourd’hui est très différent. Au cours des dernières décennies, les guerres civiles, le nettoyage ethnique et les actes de génocide ont fait beaucoup plus de morts que la guerre classique entre États. Jusque dans les régions du monde relativement prospères et pacifiques, c’est moins la menace d’une attaque armée venant d’un autre État qui empêche de dormir que la peur de ce que pourraient faire une poignée de fanatiques – armés peut-être seulement de cutters, comme ceux qui se sont attaqués aux États-Unis en septembre dernier ou, ce qui est encore plus terrifiant, disposant d’armes de destruction massive achetées illicitement sur ce grand marché aux armes qui ne tient guère compte des frontières des États.

De même, l’adjectif « internationale » n’est plus celui qui convient le mieux pour décrire l’économie mondiale d’aujourd’hui. Aussi spectaculaire que soit l’essor du commerce international depuis 1945, il n’est rien par rapport à la croissance des investissements transfrontaliers. Aussi est-il aujourd’hui difficile d’apposer une étiquette nationale sur bien des sociétés et des produits. L’économie est réellement mondiale.


Et la rapidité et l’ubiquité des moyens de communication modernes, qui font que les mêmes images apparaissent en même temps sur les écrans de télévision et d’ordinateur dans le monde entier, annoncent aussi une société et une culture mondiales.


Ces phénomènes se jouent généralement des frontières nationales. Ils remettent en question l’autorité, voire la pertinence, des États-nations. Cela signifie qu’ils représentent aussi de nouveaux défis pour l’Organisation des Nations Unies.


Certains imaginent que l’ONU, en sa qualité d’institution mondiale, est elle-même une de ces forces supranationales qui sapent l’autorité des États. C’est une erreur. L’ONU, comme son nom l’indique, est essentiellement une association d’États-nations.


Il n’y a donc aucune contradiction entre ma fonction et la thèse que je voudrais vous soumettre, à savoir que, en dépit, ou plutôt en raison, de toutes les forces de mondialisation que je viens de mentionner, l’État souverain demeure une institution hautement pertinente et nécessaire, et qu’il est à vrai dire la pierre angulaire de la sécurité humaine.


Regardez cette ville de Genève, si calme et si prospère. Le serait-elle si un État fort et efficace n’y faisait pas respecter la primauté du droit?


Vous pensez peut-être que j’ai choisi un mauvais exemple, étant donné qu’à Genève un grand nombre des pouvoirs de l’État sont dévolus à la ville ou au canton, tandis que l’autorité strictement nationale de la Confédération suisse est relativement limitée. Qui plus est, la Suisse et sa multiplicité de langues nationales peut paraître un État-nation atypique.


Pourtant c’est le contraire qui me paraît vrai. La seule chose qui fait de la Suisse un pays atypique est qu’elle est particulièrement forte et prospère. Au fil des siècles, les Suisses se sont forgé une identité nationale qui ne dépend pas d’une langue ou d’une religion commune. Et la structure confédérée de l’État, qui donne tant de pouvoirs aux cantons, est elle-même une caractéristique centrale de cette identité.


Qu’ils parlent allemand, français, italien ou romanche, qu’ils soient catholiques, protestants, juifs ou pratiquent une autre religion, les Suisses sont fiers d’être suisses et de faire partie de la nation suisse. Comme les États-Unis d’Amérique, ils ont trouvé la force et l’unité dans la diversité. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la Suisse vienne de décider de devenir Membre de l’Organisation des Nations Unies. J’ai la certitude qu’elle se sentira chez elle à l’ONU.


Pensez maintenant à ceux qui dans le monde diffèrent le plus des Genevois, en ce sens qu’ils ne jouissent pas des privilèges des Genevois.


Ne s’agit-il pas des gens qui vivent dans les États les plus faibles, où l’ordre a volé en éclats et où manquent jusqu’aux services sociaux les plus essentiels, comme les soins de santé primaires et l’éducation – je pense à la Somalie, par exemple, qui, malgré une unité de langue et de culture, est malheureusement devenue le cas d’école de « l’État déliquescent »?


Ou s’agit-il plutôt de ceux qui ont été totalement privés de la protection de leur propre État et poussés à l’exil dans des pays dont ils ne sont pas citoyens, et qui ne se reconnaissent donc guère d’obligations envers eux?


Quelle que soit la réponse, que les plus à plaindre soient ceux qui ont fui leur propre pays et sont devenus apatrides, et ceux qui sont restés dans un pays où il n’y a plus d’État, les citoyens suisses, ni aucun citoyen d’un État organisé, ne sont prêts, me semble-t-il, à changer de place avec eux.


De fait, les partisans les plus enthousiastes de la mondialisation se recrutent toujours parmi les citoyens d’un État bien organisé et efficace, qui leur garantit la sécurité dans la légalité. Peut-être vivent-ils en dehors de cet État, peut-être se félicitent-ils de sillonner en toute liberté les espaces que la mondialisation leur ouvre. Mais ils ont leur passeport national dans la poche et ils savent qu’en cas de coup dur, ils peuvent toujours rentrer dans leur pays.


N’y voyez pas une critique puisque je suis l’un d’eux. J’ai la conviction que la mondialisation est une chance énorme pour l’humanité tout entière, et je l’ai dit à bien des publics qui étaient moins prêts à entendre ce message que vous ne l’êtes ce soir.


Mais j’ajoute toujours immédiatement qu’à l’heure actuelle, les bienfaits de la mondialisation sont loin d’être répartis équitablement. Nombreux, très nombreux sont ceux qui dans le monde n’en profitent pas, en partie parce qu’ils ne vivent pas dans des États bien organisés, capables de gérer le processus.


La mondialisation rend les États bien organisés peut-être encore plus nécessaires. Mais même pour les plus organisés d’entre eux, la mondialisation n’est pas un processus facile à gérer, parce qu’elle remet en question leur aptitude à s’acquitter de leur fonction historique, à savoir assurer la sécurité de leurs citoyens sous tous ses aspects, physique, économique et psychologique.


La sécurité économique est l’exemple le plus évident.


La mondialisation ne résulte qu’en partie du progrès technologique. Les décisions, prises par les États, de réduire les contrôles et les restrictions auxquels ils soumettaient auparavant la vie économique sont tout aussi importantes.


Tout bien réfléchi, et à long terme, il me semble indéniable que ce recul du contrôle de l’État est une bonne chose. Mais il a pour effet immédiat de priver les États d’un grand nombre des instruments qu’ils utilisaient traditionnellement pour protéger les groupes les plus vulnérables. Sur un marché mondial hautement concurrentiel, il leur est devenu plus difficile de financer les dépenses sociales en augmentant les impôts, ou de faire respecter des normes dans des domaines comme la protection de l’environnement, les conditions de travail et même les droits de l’homme fondamentaux, sans être accusés, soit de faire obstruction au libre-échange, soit de placer leurs propres exportateurs en position d’infériorité.


Mais aujourd’hui, la mondialisation remet aussi en question l’aptitude des États à assurer la sécurité physique de leurs citoyens.


Les États faibles du monde en développement – notamment en Afrique – constatent que le contrôle des armes leur échappe car il existe dans la société des groupes capables de les court-circuiter, de financer des achats d’armes sur le marché mondial en vendant, sur le même marché mondial, des cultures illicites ou des ressources minières illégalement exploitées. Pour ces pays, la mondialisation représente un retour à certains des pires aspects de l’ère précoloniale ou du début de l’ère coloniale.


Mais les mêmes phénomènes, ou d’autres qui y sont liés, compromettent aussi la sécurité des pays développés. Le crime, le terrorisme n’ont rien de nouveau. Mais ce sont de plus en plus des problèmes mondiaux, et aucun pays ne peut se sentir à l’abri.


Rares sont en outre les États qui peuvent pleinement assurer la sécurité économique ou la sécurité physique de leurs citoyens face à des problèmes environnementaux sans frontières : des pluies acides et autres formes de pollution aux changements climatiques, sans parler de la lutte pour l’eau et autres ressources comptées, à mesure que la population augmente et que la superficie des terres cultivables diminue.


Et comme si tous ces problèmes ne suffisaient pas, leurs effets sont amplifiés par une perte de sécurité psychologique. Dans bien des pays, les gens ont le sentiment que leur mode de vie traditionnel, voire leur identité, sont menacés.


Diffusées dans le monde entier, les images de la vie facile et prospère de quelques sociétés bien loties peuvent susciter de nouveaux appétits et de nouvelles tentations, de nouveaux modes de consommation et de nouveaux comportements : elles deviennent le chant des sirènes, minent les structures familiales et remettent en question l’autorité de la religion.


Et dans bien des pays – surtout, peut-être, dans le monde développé – les mouvements de population rassemblent des gens d’origine culturelle différente au sein de communautés autrefois stables, amenant à se demander dans quelle mesure une nation doit être sans exclusive et quel est le fondement de son identité.


À mon sens, ces insécurités ont pesé sur le résultat des élections qui ont eu lieu récemment dans plusieurs pays européens, où un grand nombre d’électeurs ont voté pour des groupes marginaux de droite ou de gauche, ou n’ont pas voté du tout. Ces électeurs exprimaient leur désenchantement face à des autorités qui n’avaient pas su les protéger contre de nouvelles menaces.


Les plus forts des États eux-mêmes paraissent faibles à nombre de leurs citoyens parce qu’ils semblent incapables de relever les défis que posent le chômage, la détérioration des services, la hausse de la criminalité et les bouleversements sociaux. Alors ces citoyens expriment leur nostalgie du bon vieux temps de l’État-nation, tel qu’ils s’en souviennent ou tel qu’ils l’imaginent.


Pourtant, adhérer aux programmes des partis marginaux, ou revenir aux méthodes traditionnelles de contrôle ne fera pas revivre le passé.


Une des leçons du XXe siècle est qu’il ne faut pas confondre État fort et État coercitif. Les États qui étaient extrêmement coercitifs, comme l’Allemagne nazie et l’Union soviétique, sont apparus dotés d’une force terrifiante pendant un moment, alors que les démocraties libérales semblaient faibles et décadentes. Mais à la fin du siècle, ce sont les démocraties libérales qui ont tenu bon.


Ce serait donc une erreur tragique qu’à l’aube du nouveau siècle, les États tentent de s’affirmer essentiellement par des moyens coercitifs.


Comprenez-moi bien, je ne préconise pas la passivité. Ce n’est pas en laissant faire, ce n’est pas en désarmant unilatéralement que les démocraties libérales ont survécu au nazisme et au communisme.


Les États se doivent d’être forts. Ils doivent avoir les moyens de faire échec à l’agression, de rechercher et de réprimer les infractions, de protéger leurs citoyens contre le terrorisme mais aussi de fournir des services sociaux de base et un filet de sécurité, toutes choses qui exigent des moyens qu’il faut mobiliser grâce à la fiscalité.


Mais les États doivent s’imposer de nouveau en tirant légitimité et vigueur de nouvelles sources. Il leur faut élargir leur assise.


Nombre des objectifs que l’État s’assigne aujourd’hui ne peuvent être atteints qu’en associant d’autres acteurs non pas tant à leur corps défendant que comme véritables partenaires. Le secteur privé, les organisations bénévoles et les groupes de pression, les universités, instituts de recherche, groupes de réflexion, fondations et particuliers : tous apporteront davantage leur pierre à l’oeuvre de satisfaction des besoins de la collectivité pour autant que l’État les inspire, les persuade, négocie avec eux et, bien entendu, les écoute – au lieu de chercher à les contraindre.


Il en va encore plus ainsi sur le plan international où les États doivent également s’allier tous ces différents acteurs non étatiques, et travailler la main dans la main.


Souvent, c’est au niveau régional que les États peuvent véritablement tenir ce pari. C’est ici que l’Europe offre un brillant exemple. La paix et la coopération qu’elle a bâties depuis la Seconde Guerre mondiale ont permis aux États européens de privilégier le progrès social par rapport à la défense.


Malheureusement, le reste du monde a une bien meilleure opinion du bilan de l’Europe que ses propres citoyens. Ce qu’il faut retenir ici assurément c’est que les États membres de l’Union européenne ont le devoir d’expliquer à leurs mandants de manière plus convaincante les avantages de la coopération et de l’intégration européennes. Et ils doivent faire en sorte que les préoccupations réelles des citoyens européens soient entendues et prises en compte, au sein des organes de décision européens.


Toutefois, nombre de problèmes à l’ère de la mondialisation ne sont susceptibles de solution qu’à l’échelle mondiale. Ce qu’il faudrait c’est une sorte de hiérarchie d’institutions allant du village ou du conseil de district à l’Organisation des Nations Unies elle-même, qui permettraient aux individus d’exprimer leur identité et leur différence, et de se retrouver au sein d’une collectivité planétaire naissante.


Tout comme les États demeurent utiles et nécessaires au niveau national, l’Organisation des Nations Unies et sa Charte ont plus que jamais leur importance au niveau mondial. Les principes fondamentaux consacrés par la Charte – égalité souveraine, bonne foi et règlement pacifique des différends – doivent constituer le socle de toute collectivité internationale viable.


Bien entendu, l’ONU n’est pas et n’aspire pas à devenir un gouvernement mondial. Mais elle est une espèce de parlement où siègent tous les États souverains. Cela lui donne une légitimité exceptionnelle, à l’ère de la mondialisation, en tant que source de droit international et siège de l’action mondiale.


Ainsi, il a été encourageant de voir que, réagissant au choc du mois de septembre dernier, les États se sont aussitôt réunis à l’ONU non seulement pour exprimer leur condamnation mais également pour coordonner, à travers le Conseil de sécurité, leurs mesures de vigilance face au terrorisme et à ses sources de financement. Je pense qu’il est possible d’entreprendre d’autres actions de ce type. Ce n’est qu’en coopérant étroitement et en échangeant des informations que les États pourront véritablement prétendre prévenir d’autres attaques terroristes à l’échelle internationale.


La coopération multilatérale et le respect scrupuleux des traités internationaux sont aussi le meilleur moyen de stopper la prolifération des armes de destruction massive et d’empêcher qu’elles ne tombent aux mains de terroristes.


En outre, la coopération multilatérale est essentielle à l’entreprise de construction ou de reconstruction de structures étatiques solides lorsque celles-ci ont été détruites.


Comme le montre l’exemple de l’Afghanistan, la faillite de l’État peut avoir des conséquences catastrophiques non seulement pour le pays concerné et ses voisins mais également pour l’ordre international.


L’Afghanistan n’est qu’un État parmi tant d’autres où un conflit endémique s’est développé sur le terreau de la mauvaise gouvernance, la maladie, l’ignorance, la misère et les changements climatiques, chacun de ces problèmes venant rendre l’autre plus rebelle à toute solution. Nous devons nous attaquer à tous ces problèmes en même temps.


C’est le constat que les dirigeants politiques du monde ont fait il y a deux ans lorsqu’ils ont adopté les Objectifs de développement du Millénaire, des objectifs précis liés à une série d’indicateurs à atteindre d’ici à l’an 2015, comme première étape des efforts de l’humanité pour faire de ce siècle une ère de progrès social et technologique, qui permette aux plus défavorisés de la planète de tirer parti des fruits de la mondialisation.


Les États doivent oeuvrer ensemble à la réalisation de ces objectifs. Toutefois, à l’étranger comme sur le plan interne, la clef de la réussite résidera davantage dans la coopération que dans la réglementation et des mesures coercitives. Il leur faudra s’allier des partenaires de bonne volonté, et ici encore la même liste d’acteurs vient à l’esprit : entreprises commerciales, organisations bénévoles, groupes de pression, fondations à vocation philanthropique, universités et instituts comme celui-ci – et au sein de toutes ces entités et à l’extérieur de celles-ci, il leur faudra s’assurer le concours de personnes créatives et dévouées.


L’ONU doit être le lieu de rencontre des États avec ces autres acteurs.


Les acteurs non étatiques ne peuvent et ne doivent usurper le rôle des États, qui est de prendre des décisions qui les lient et de conclure des accords ayant force obligatoire au nom de leurs citoyens. Mais le dialogue entre les États et les acteurs non étatiques peut être plus fructueux et plus constructif qu’il ne l’a été jusqu’ici. Nombre d’autres partenariats féconds peuvent s’établir.


Favoriser ce genre de partenariat a été un de mes principaux objectifs depuis que j’ai été élu Secrétaire général, et j’y reste fermement attaché.


Et je ne doute pas de trouver, dans cet Institut de hautes études internationales, un partenaire de choix!


Je vous remercie.


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