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SG/SM/7756

M. KOFI ANNAN SOULIGNE LA RESPONSABILITE SOCIALE DES CHEFS D’ENTREPRISES ET LE POUVOIR QU’ILS ONT DE DEVENIR LES AVOCATS DE POLITIQUES PLUS ECLAIREES

28/03/2001
Communiqué de presse
SG/SM/7756


M. KOFI ANNAN SOULIGNE LA RESPONSABILITE SOCIALE DES CHEFS D’ENTREPRISES ET

LE POUVOIR QU’ILS ONT DE DEVENIR LES AVOCATS DE POLITIQUES PLUS ECLAIREES


Il appelle à une adhésion générale au Pacte mondial

pour concilier intérêts commerciaux et droits de l’homme


On trouvera ci-après, l’allocution que le Secrétaire général, M. Kofi Annan, a faite aux chefs d’entreprises suisses, le 28 mars à Zurich :


Je vous remercie de l’excellent accueil que vous m’avez réservé, et je remercie Monsieur Deiss de m’avoir présenté en des termes aussi aimables.


C’est très agréable de se retrouver en Suisse. Depuis l’époque où j’ai été étudiant à Genève, au début des années 60, je m’y suis toujours senti chez moi. Un des grands plaisirs que m’offre mon poste actuel est de revenir dans votre pays plusieurs fois par an.


Cela m’a fait tout particulièrement plaisir l’an dernier, lorsque j’ai pu venir en août – pas pour affaires, pour une fois, mais pour passer quelques jours à faire de la marche à pied dans les Alpes, sous les conseils éclairés de celui qui était alors votre Président, Adolf Ogi.


Et c’est aussi un grand plaisir aujourd’hui de revenir en Suisse en service commandé et d’y rencontrer les responsables des entreprises aussi bien que les responsables politiques. Je suis particulièrement reconnaissant au Crédit Suisse d’avoir organisé et d’accueillir cette rencontre.


Depuis des siècles, les Suisses ont attiré le respect du monde entier par la manière dont ils ont réussi à défendre leur liberté et à vivre ensemble en paix, en acceptant ce qui les séparait sur les plans de la langue et de la religion.


Quand on pense à la Suisse, on pense aussi à la prospérité, surtout s’agissant de cette ville prestigieuse qui est devenue un centre financier et industriel quasi légendaire.


Bien sûr, les Suisses étaient déjà généreux et accueillants bien avant de connaître la prospérité. Mais celle-ci a permis à votre pays de faire preuve, ces derniers temps, d’une générosité particulière à l’égard des Nations Unies, aussi bien en tant que pays hôte qu’en tant qu’important donateur de presque tous nos fonds et programmes. Nous vous en sommes extrêmement reconnaissants – de même, je


n’en doute pas, que tous les habitants des pays pauvres déchirés par la guerre auxquels nous nous efforçons de venir en aide. J’aimerais pouvoir dire que bien des États Membres de l’Organisation lui apportent un soutien aussi solide que le vôtre, et sur lequel on puisse autant compter.


Cela dit, je ne suis pas venu pour vendre l’idée de l’adhésion de la Suisse à l’ONU, ni pour m’immiscer dans le processus qui doit vous amener à trancher la question l’an prochain. Indépendamment de ce que je peux souhaiter personnellement, je pense que c’est au peuple suisse de prendre sa décision, sans subir de pressions extérieures. Et ce que je sais, c’est que quelle que soit cette décision, le système des Nations Unies pourra continuer de vous compter parmi ses amis les plus loyaux.


Ce n’est donc pas pour cela que je suis venu, mais pour remercier encore le peuple suisse de son aide généreuse, et particulièrement le monde des affaires suisse, qui a tant fait pour rendre possible cette générosité. Je voudrais aussi évoquer différents moyens qui s’offrent aux entreprises, suisses ou autres, qui veulent contribuer à faire de cette planète un monde meilleur, plus sûr et dont tous les habitants vivent plus heureux.


Nombre d’entre vous me diront peut-être que c’est déjà ce que vous faites, puisque c’est l’entreprise qui crée les richesses. C’est indiscutable.


D’autres diront peut-être qu’ « une entreprise est faite pour faire des affaires », c’est-à-dire que vous êtes là pour faire des bénéfices, pour

vous-mêmes et pour vos actionnaires, et que tout le reste est l’affaire des élus.


Cela aussi, c’est vrai. Ou presque. Il n’y a pas de doute, en effet, qu’une entreprise est faite pour réaliser des bénéfices, et que c’est à l’État qu’il revient de défendre l’intérêt général. S’il y a un enseignement à retenir du XXe siècle, c’est bien que quand l’un des deux cherche à se charger des tâches de l’autre, toutes sortes de choses peuvent mal tourner.


Mais entre les deux il y a quelque chose, un domaine dans lequel il faudrait que l’État et les entreprises travaillent ensemble.


La plupart des chefs d’entreprise savent depuis longtemps qu’on ne fait pas des bénéfices dans le vide social. Il faut des règles et des normes acceptées par tous. Il faut pouvoir compter que la concurrence respectera ces règles et se conformera à ces normes, ou qu’elle ne pourra pas les enfreindre impunément.


C’est difficile de faire des affaires dans une atmosphère d’anarchie, de criminalité généralisée ou d’insécurité politique. Il faut pouvoir faire confiance à la police, mais aussi, au bout du compte, pouvoir compter sur elle pour maintenir l’ordre social, comme c’est sa mission. Si les membres de la société qui se désintéressent de l’ordre social sont trop nombreux, tôt ou tard celui-ci volera en éclats, et du même coup votre investissement partira en fumée.


Il vous faut des clients en bonne santé, avec de l’argent à dépenser. Et il vous faut des travailleurs qualifiés. Il se peut que vous vous chargiez volontiers de les former, mais il faut qu’ils aient reçu au moins une éducation de base avant de venir chez vous.


Enfin, si vous espérez maintenir votre activité pendant plus de quelques années, il vous faut l’exercer dans un milieu naturel stable et durable.


Or cela, direz-vous peut-être, c’est l’affaire de l'Etat. Mais l’État, lui, a appris qu’il ne suffisait pas de lever des impôts et de dépenser l’argent du contribuable pour pouvoir atteindre tous les objectifs sociaux.


Aussi les gouvernements cherchent-ils des partenaires, et cela pas seulement dans le monde des affaires mais aussi dans ce qu’on appelle parfois la « société civile », ou encore le « secteur bénévole ». Ces partenaires peuvent être divers et variés : fondations caritatives, groupes de pression, cercles de réflexion, universités, organismes de secours humanitaire, etc. Je suis sûr que je pourrais en citer d’autres. Leur point commun est de n’être ni contrôlés par l’État, ni à but principalement lucratif. Il s’agit dans chaque cas d’un groupe de gens qui se sont rassemblés afin d’oeuvrer pour une cause commune à laquelle ils croient tous, leur travail pouvant avoir une large portée ou au contraire être très ciblé.


Dans la plupart des pays, on est maintenant fort habitué à voir ces trois forces – l’entreprise, les pouvoirs publics et le secteur bénévole – travailler de concert pour renforcer la société à l’échelon local ou national. Les sociétés participent volontiers à cette action commune, et cela pour trois raisons :


•     C’est bon pour leur réputation, et donc pour leurs affaires;


•     Elles savent qu’une société plus solide constitue un marché plus sûr et plus porteur pour les entreprises en général;


•     Et nombre d’entre elles ont constaté que les membres de leur personnel se donnent beaucoup plus de mal et leur sont beaucoup plus dévoués quand chacun a l’impression de travailler dans une entreprise qui oeuvre pour une cause à laquelle il croit lui-même.


Si cela est vrai à l’échelon national, où il existe des pouvoirs publics bien établis, jouissant des pouvoirs et de l’autorité voulus pour faire respecter les règles et assurer les services sociaux, combien encore davantage cela est-il vrai à l’échelon de la communauté internationale, qui repose essentiellement, de même que le respect de ses règles, sur une coopération volontaire.


Les gouvernements continuent dans l’ensemble à se préoccuper de problèmes locaux, tandis que les entreprises et la société civile adoptent de plus en plus une perspective mondiale. C’est à vous, si vous voulez faire votre commerce sur un marché mondial, de faire tout ce que vous pouvez pour faire se dégager et se développer le sens d’une communauté mondiale.


Cela peut paraître quelque peu abstrait ou théorique, mais en réalité c’est très concret.


À l’heure où nous parlons, la population de la planète comprend des groupes entiers qui, en pratique, se trouvent en dehors du marché mondial. C’est à peine s’ils produisent ou consomment quoi que ce soit. Leurs besoins sont énormes, et ils ont autant que quiconque envie de nourriture et soif de services. Mais pour le moment ils ne peuvent rien s’acheter, car ils n’ont pas de moyen de gagner le moindre argent. Ils sont paralysés par la faim, la maladie, l’ignorance et l’isolement, qui sont autant d’aspects de la pauvreté. Il y a de nombreux endroits où leur existence même est menacée, soit par la violence soit par la dégradation de leur milieu naturel.


Mais leur situation n’est pas sans solution.


Nous avons la chance de bénéficier sur notre planète de ressources qui permettraient de nourrir 6 milliards d’individus, voire davantage. L’ennui, c’est qu’actuellement au moins un milliard de personnes sont en proie à la faim, alors que des excédents alimentaires moisissent dans des entrepôts.


Les maladies dont tant de gens souffrent et meurent dans les pays pauvres – comme le paludisme, la tuberculose et même le sida – sont évitables et guérissables. Aujourd’hui encore, moins de 10 % des sommes consacrées à la recherche médicale dans le monde sont affectées aux moyens de guérir ces maladies. Et les pays pauvres ne peuvent consacrer, chaque année, qu'entre 5 et 10 dollars par personne aux dépenses sanitaires alors qu’ils devraient en dépenser au moins 60 pour assurer un minimum décent de soins.


Il en va de même de l’éducation. Pour une dépense supplémentaire de 7 milliards de dollars par an, on pourrait scolariser dans le primaire tous les enfants des pays en développement qui ne vont toujours pas à l’école.


Un investissement moins élevé encore dans les nouvelles technologies de l’information – téléphones mobiles, points d’accès à l’Internet – permettrait de rompre l’isolement d’un très grand nombre de villages pauvres. Déjà, cette technologie permet aux habitantes des campagnes du Bangladesh de vendre leurs textiles et aux pêcheurs de l’État du Kerala (Inde) d’obtenir un meilleur prix pour leurs produits. Mais les gouvernements doivent ouvrir leur pays à ce type d’investissement en éliminant les obstacles bureaucratiques et les redevances exorbitantes que prélèvent trop souvent les monopoles nationaux des télécommunications.


Ni les gouvernements, ni les milieux d’affaires par eux-mêmes ne parviendront seuls à résoudre tous ces problèmes. Mais en travaillant ensemble, et avec les organisations bénévoles, une action considérable peut être accomplie.


Cela est vrai aussi de la préservation de l’environnement. Seuls les gouvernements peuvent adopter et faire appliquer une réglementation de protection de l’environnement, et prendre des mesures susceptibles d'encourager les marchés à mieux répondre à cette problématique. Mais les investissements nécessaires pour assurer de meilleurs rendements énergétiques et développer des technologies qui portent moins atteinte à l’environnement devront venir du secteur privé.


Dans le cas des conflits armés, il est manifeste que la principale responsabilité incombe aux gouvernements. Mais les grandes entreprises doivent éviter de jeter de l’huile sur le feu ou d’exploiter les conflits pour en retirer des profits privés. Elles ont parfois aussi la possibilité de jouer un rôle dans le règlement ou la prévention d’un conflit, par exemple en offrant une filière discrète de communication entre les adversaires ou en accompagnant leurs investissements dans la production pétrolière ou minière d’investissements dans le développement social et économique des collectivités locales.


Vous avez la plupart d’entre vous entendu parler du Pacte mondial entre les Nations Unies, le secteur privé et la société civile, que j’ai d’abord proposé à Davos en 1999. Je suis très heureux de pouvoir dire que de nombreuses grandes entreprises suisses ont répondu à mon appel et ont adhéré à ce pacte. Ce faisant,

elles acceptent que leur pratique soit inspirée par les principes universels relatifs aux droits de l’homme, les normes du droit du travail et le respect de l’environnement.


En demandant aux autres entreprises de suivre leur exemple, je ne leur demande pas de sacrifier leurs intérêts en tant qu’entreprises. Au contraire, je suis convaincu qu’elles trouveront que ces principes offrent la base d’une excellente « culture de l’entreprise » – c’est-à-dire un ensemble de valeurs que les employés, dans le monde entier, peuvent intérioriser et seront satisfaits de voir leur entreprise appliquer.


Une des choses que nous tentons de faire dans le cadre de ce pacte est de favoriser un débat sur les questions d’orientation, dans le cas où l’observation quotidienne de ces principes dans la pratique des affaires peut donner lieu à des contradictions réelles et difficiles à résoudre. En fait, le premier de ces débats, que j’ai lancé à New York la semaine dernière, porte précisément sur le rôle du secteur privé dans les zones de conflit.


Je ne prétends pas qu’il soit simple de résoudre les problèmes mondiaux. Et je ne prétends pas non plus suggérer que la responsabilité première en incombe aux entreprises. Ces problèmes ne seront pas résolus sans une action déterminée des gouvernements, ceux des pays développés comme ceux des pays en développement. Les gouvernements ne devront pas perdre de vue le cap que leurs dirigeants ont visé en septembre dernier lors du Sommet du Millénaire.


Un grand nombre de ces problèmes – et je citerai les problèmes de santé publique dans les pays en développement en particulier – ne seront pas résolus sans une aide financière importante des pays développés, ce dont seuls les gouvernements et les peuples de ces pays peuvent décider.


Mais il devrait être bien clair maintenant aux yeux des dirigeants de toute grande société vraiment mondiale qu’ils ont à la fois un puissant intérêt à résoudre ces problèmes et une remarquable occasion d’aider à le faire.


Je voudrais proposer quatre points bien précis à propos desquels je suis convaincu que les grandes sociétés peuvent et doivent faire beaucoup :


•     Premièrement, aider à rallier l’appui de toutes les sociétés au Pacte mondial. Cela signifie propager l’idée que dans le monde d’aujourd’hui, la responsabilité sociale de l’entreprise signifie regarder en face les besoins des pays pauvres et adopter les buts donnés l’an dernier à l’humanité par les dirigeants de tous les États dans la Déclaration du Millénaire.


•     Deuxièmement, ceux d’entre vous qui s’occupent des questions de santé publique doivent jouer un rôle plus grand, en travaillant avec les gouvernements, les organismes humanitaires, les universités et les Nations Unies pour trouver et appliquer des solutions globales aux grands problèmes de santé publique de notre temps. Le plus urgent, maintenant, est assurément celui du sida, mais nous ne pourrons le résoudre que dans le cadre d’un effort plus vaste pour relever le niveau général des soins de santé dans les pays pauvres.


•     Troisièmement, commencer à construire les marchés de l’avenir. Il existe de nombreux pays pauvres qui ont fait des efforts héroïques pour attirer des investissements mais n’y sont pas parvenus faute de l’équipement nécessaire ou parce que leur marché était trop étroit, de sorte que pour chaque entreprise, prise isolément, les risques et les coûts de l’investissement semblent dépasser nettement l’avantage potentiel attendu. En pareil cas, vous pouvez agir ensemble, travailler avec les gouvernements afin de réduire ces risques et ces coûts ou pour faire mieux connaître les possibilités offertes.


•     Enfin, faites-vous les avocats de politiques plus éclairées. Votre perspective mondiale vous permet de vaincre l’indifférence et l’égoïsme étroit et de préconiser des politiques qui serviraient les intérêts mondiaux – ceux des riches comme des pauvres à la fois. Je veux bien sûr évoquer les politiques telles que l’ouverture des marchés des pays riches aux produits des pays pauvres, une action plus généreuse de diminution de la dette et une aide nouvelle sous forme de dons aux pays qui s’engagent réellement à améliorer le sort de tous leurs citoyens.


Ces rôles assez ambitieux des sociétés, celui de partenaire et celui d’avocat, sont de plus en plus interprétés par les milieux d’affaires comme complémentaires et non pas comme contradictoires avec l’objectif premier d’investir pour le profit. Les dirigeants des grandes entreprises sont de plus en plus nombreux à comprendre qu’un marché mondial signifie une citoyenneté mondiale de l’entreprise.


La Suisse, en raison de sa petite taille et de sa situation géographique, a compris depuis longtemps la nécessité d’allier l’indépendance nationale avec un intérêt actif pour le monde extérieur. Ses entreprises sont souvent des chefs de file dans de nombreux secteurs importants. Je suis convaincu, Mesdames et Messieurs, que vous pourrez jouer un rôle éminent dans l’avènement de cette citoyenneté mondiale.


Merci.


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