KOFI ANNAN : LA PREVENTION DES CONFLITS NE DOIT PAS VISER UNIQUEMENT A RETARDER LA CATASTROPHE DE QUELQUES SEMAINES MAIS A JETER LES BASES D’UNE PAIX DURABLE
Communiqué de presse SGSM7747 |
SG/SM/7747
22 mars 2001
KOFI ANNAN : LA PREVENTION DES CONFLITS NE DOIT PAS VISER UNIQUEMENT A RETARDER LA CATASTROPHE DE QUELQUES SEMAINES MAIS A JETER LES BASES D’UNE PAIX DURABLE
On trouvera ci-après le texte de l’allocution du Secrétaire général,
M. Kofi Annan, prononcée le 21 mars 2001 à New York devant la Foreign Policy Association dans le cadre du cycle de conférences “Cyrus Vance”:
Permettez-moi tout d’abord de féliciter Noel Lateef et la Foreign Policy Association d’avoir organisé, en l’honneur de Cyrus Vance, ce cycle de conférences sur la prévention des conflits meurtriers. Je ne connais pas de sujet plus important, ni de personnalité qu’il convienne mieux d’associer à ce sujet que Cyrus. Pour moi, comme pour beaucoup d’autres personnes ici présentes, c’est un ami très cher, un homme qui a noblement servi son pays, l’Organisation des Nations Unies et l’humanité tout entière. Aucune cause ne lui a davantage tenu à cœur que la prévention des conflits, et personne n’a œuvré plus inlassablement que lui dans ce domaine souvent si ingrat. Personne – j’en suis certain – ne serait plus heureux que lui si nous réussissions à mener à bien la mission qui est l’objet de mon intervention de ce soir, à savoir renforcer l’Organisation des Nations Unies afin de prévenir les conflits meurtriers.
Soit dit au passage, je ne puis que me féliciter que vous ayez retenu le qualificatif de « meurtriers ». Nous parlons généralement de la prévention des conflits, or le conflit est en soi un trait normal et souvent fort utile du comportement humain. C’est à la faveur des conflits que les sociétés se développent et se transforment. Le véritable défi consiste à gérer pacifiquement les conflits, en faisant appel à des institutions appropriées, pour éviter qu’ils ne deviennent destructifs et meurtriers.
Je n’ai guère besoin de convaincre cet auditoire de la nécessité de la prévention. Nous savons tous qu’il est beaucoup moins onéreux de prévenir une guerre que de remédier à ses conséquences. Il en est ainsi sur le plan matériel, mais ce qui est beaucoup plus important, c’est que nous pouvons sauver des millions de vies qui, autrement, seraient sacrifiées inutilement et prématurément. Si seulement nous avions pu prévenir la guerre entre l’Érythrée et l’Éthiopie, des dizaines de milliers de jeunes gens et de jeunes femmes seraient toujours vivants, prêts à fonder des familles et à contribuer au développement de leur pays, au lieu d’être enterrés sur le champ de bataille ou mutilés pour le restant de leur vie.
Il faut d’ailleurs dire que cette guerre s’est révélée moins dévastatrice que d’autres conflits récents, dans la mesure où les victimes en ont été principalement des militaires. En général, les victimes des conflits contemporains sont encore plus innocentes et plus vulnérables que ces jeunes gens et ces jeunes femmes : il s’agit de civils non armés, en majorité des femmes et des enfants.
La raison première de l’existence des Nations Unies, telle qu’énoncée à l’Article premier de sa Charte, est de « maintenir la paix et la sécurité internationales ». Ce qui nous est concrètement demandé, à ce titre, c’est d’abord de « prendre des mesures collectives efficaces en vue de prévenir et d’écarter les menaces à la paix ».
Tout au long de l’action que j’ai menée à l’Organisation des Nations Unies, d’une crise humanitaire à l’autre, j’ai pris de plus en plus conscience de cette responsabilité et aussi de nos échecs – bien trop nombreux – dans ce domaine.
Depuis que j’ai accédé aux fonctions de Secrétaire général, je me suis employé à sensibiliser les États Membres à ce problème. C’est le thème que j’ai choisi pour mon rapport annuel de 1999, dans lequel j’ai préconisé que l’Organisation évolue « d’une culture de la réaction à une culture de la prévention ».
Un large consensus s’est dégagé sur cette question dans les débats qui se sont récemment tenus à l’Assemblée générale et au Conseil de sécurité. Dans les discours qu’ils ont prononcés lors du Sommet du Millénaire et du Sommet du Conseil de sécurité, les chefs d’État ont confirmé qu’ils souhaitaient faire de la prévention une priorité. Pourquoi, dans ces conditions, y a-t-on si peu souvent recours?
Il faut dire tout d’abord que l’on recourt beaucoup plus souvent à la prévention que le public ne s’en rend compte. J’ai été très heureux de noter que Brian Urquhart l’avait souligné dans son intervention dans le cadre de ce cycle de conférences. Comme il l’a relevé dans ce style inimitable qui est le sien, « comme toute action préventive, la diplomatie parallèle a un gros problème de relations publiques, car lorsqu’elle aboutit, personne n’en est informé. En termes simples, un conflit résolu n’a pas sa place dans les nouvelles. Seuls défraient la chronique les conflits que l’on n’arrive pas à résoudre ».
Brian a également estimé que je consacrais plus de 50 % de mon temps à la diplomatie préventive sous une forme ou sous une autre. Bien entendu, je ne comptabilise pas mes heures de travail pour ensuite les facturer à différents clients comme devrait le faire un dirigeant moderne. Mais je puis vous assurer que Brian sait de quoi il parle.
Malheureusement, la diplomatie préventive intervient généralement très tard, lorsque la violence est sur le point d’éclater. Les uns et les autres ont alors arrêté des positions ou des stratégies bien tranchées sur lesquelles la colère ou l’amour propre les empêchent de revenir. Nous devons nous y prendre plus tôt.
Il faut dire aussi que le principal obstacle à la prévention tient à l’attitude des États Membres. Les États menacés par un conflit refusent souvent d’admettre qu’ils ont un problème ou d’accepter une assistance extérieure. Par ailleurs, de nombreux États qui sont bien placés pour intervenir répugnent à le faire.
Les premiers, tels des patients qui refusent de reconnaître leur maladie, ne perçoivent pas le problème et s’offusquent qu’on leur propose une assistance. Les seconds, quant à eux, soit ne comprennent pas que les problèmes qui touchent leur voisin pourraient s’étendre à eux, soit ne veulent pas imposer à celui-ci des pressions ou des conseils qui ne sont pas les bienvenus, mais qui sont nécessaires.
Si nous voulons instaurer une véritable culture de la prévention, il nous faut développer un sens du voisinage qui permette de dépasser ces deux causes de réticence. Il ne fait donc aucun doute que la responsabilité première, en matière de prévention des conflits, repose sur les États eux-mêmes. Si les gouvernements ne veulent pas qu’on les aide ou s’ils refusent de faire passer en premier le bien-être de leurs citoyens, l’ONU ne peut pratiquement rien faire.
Malheureusement, sur le plan politique, les incitations qui pourraient pousser les gouvernements à consacrer des ressources à la prévention des conflits sont peu nombreuses. Nous leur demandons de consacrer aujourd’hui des ressources très précieuses à une entreprise dont les résultats ne sont pas garantis.
Je dois dire cependant que cet argument ne me convainc pas. Si la paix exige une longue préparation et des dépenses qui peuvent déplaire à la population, il en va certainement de même de la guerre. D’une manière ou d’une autre, les États trouvent les 800 milliards qu’ils consacrent chaque année à leurs forces de défense, et dont ils espèrent, dans la plupart des cas, ne pas avoir à se servir. Ils pourraient assurément affecter ne serait-ce qu’une infime partie de ces ressources à des politiques destinées à empêcher la guerre. Ils pourraient certainement s’attaquer davantage aux causes profondes des conflits, s’ils le souhaitaient véritablement.
Quelles sont ces causes profondes?
De toute évidence, la pauvreté en est une. On ne saurait considérer comme une simple coïncidence le fait que la presque totalité des guerres se déroulent dans des pays pauvres. Si la guerre est le pire ennemi du développement, il est tout aussi vrai que la paix n’a guère de pire ennemi que le sous-développement ou le développement mal géré.
J’ai parlé de « développement mal géré » car nous savons à présent que le véritable développement n’est pas une simple question d’indicateurs macro-économiques. On a très souvent pu constater que le risque de guerre était moindre dans un pays – même pauvre – qui était bien gouverné et doté d’institutions transparentes et responsables.
En revanche, des études réalisées pour le compte de l’Université des Nations Unies ont permis de conclure que le risque de guerre était beaucoup plus élevé
– même dans un pays riche – lorsque des secteurs importants de la population se sentaient marginalisés ou exclus de la richesse et du pouvoir du fait de leur appartenance religieuse ou ethnique. C’est ce que les chercheurs appellent « l’inégalité horizontale ».On a écrit un jour dans un journal révolutionnaire russe « Aucun village ne s’est jamais révolté simplement parce qu’il avait faim ». Cependant, lorsque des personnes affamées se rendent compte qu’elles sont victimes de l’injustice, et lorsque leurs tentatives de manifestation pacifique sont brisées par une répression violente, alors il n'est pas difficile pour la rébellion armée de les recruter.
Mais il ne faut pas se leurrer : les conflits violents ne constituent pas un phénomène uniforme et je ne connais pas le moyen le plus efficace de les empêcher où qu’ils se produisent. Le fait est que leurs causes sont très diverses et que les politiques ou programmes propres à les prévenir doivent tenir compte des circonstances particulières propres à chaque conflit. Nous sommes encore loin de comprendre tout ce qui entoure les conflits et leurs causes.
N’oublions pas non plus que nous autres, à l’Organisation des Nations Unies, ne sommes pas toujours les mieux placés pour prendre l’initiative. En effet, d’autres acteurs, aux niveaux local, national, régional ou international sont parfois mieux en mesure de le faire.
Voilà pourquoi je me suis efforcé de resserrer la coopération entre l’Organisation des Nations Unies et les institutions de Bretton Woods, ainsi qu’avec les organisations régionales et sous-régionales. Comme vous le savez, nous travaillons en étroite collaboration avec la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest en Afrique de l’Ouest, avec l’Organisation de l’Unité africaine dans la région des Grands Lacs et dans la corne de l’Afrique et, dans les Balkans, avec l’OTAN, l’OSCE et l’Union européenne.
Il n’empêche que l’on peut parfois pécher par excès de réserve. C’est ainsi que pendant l’hiver 1998-1999, j’ai évité d’intervenir dans la crise du Kosovo, ne voulant pas gêner l’action menée par le Groupe de contact des grandes puissances intéressées. Avec le recul, je me demande si je n’aurais pas dû jouer un rôle plus actif.
En revanche, ce que je ne peux pas faire, c’est me soustraire à une des principales responsabilités de l’Organisation des Nations Unies. Et le fait de ne pas savoir ou comprendre parfaitement en quoi consiste la prévention des conflits violents ne doit pas être une excuse pour se croiser les bras.
Que faire donc pour améliorer les chances de prévenir les conflits? Je déposerai dans environ deux mois un nouveau rapport sur cette question devant le Conseil de sécurité. Je voudrais vous donner un avant-goût des conclusions générales qui se dégagent.
Nous partons de la constatation que nos actions préventives ne peuvent réussir que si elles sont menées avec la coopération des États Membres. Dans tous les cas, il nous faut commencer par examiner la société que nous cherchons à aider. Nous ne pouvons pas imposer des modèles ou des modes de comportement à ceux que nous cherchons à épauler; nous devons au contraire leur demander de guider notre action et de nous indiquer comment la mener. La prévention des conflits doit en effet venir de l’intérieur.
En deuxième lieu, et ceci découle de ce qui précède, les instruments de prévention se trouvent dans le Chapitre VI de la Charte des Nations Unies, qui porte sur le règlement pacifique des différends. L’Article 33 énumère plusieurs instruments appropriés : négociation, enquête, médiation, conciliation, arbitrage, règlement judiciaire, recours aux organismes ou accords régionaux.
Ce n’est que dans des cas extrêmes, lorsque le conflit est manifestement imminent ou a déjà éclaté, que le Conseil de sécurité peut recourir aux mesures plus énergiques énumérées au Chapitre VII. La plupart de ces mesures relèvent davantage de la coercition que de la prévention.
Il n’empêche que, même si elle arrive trop tard pour empêcher le conflit particulier qu’elle vise, une action coercitive vigoureuse du Conseil peut contribuer à prévenir d’autres conflits en montrant aux agresseurs en puissance ou aux responsables de violations flagrantes des droits de l’homme ce qui les attend s’ils s’obstinent à agir au mépris des normes et règles de conduite acceptées sur le plan international.
Une troisième observation est que la prévention des conflits ne doit pas viser uniquement à retarder la catastrophe de quelques semaines ou de quelques mois, mais à jeter les bases d’une paix durable.
Cela signifie que nous devons aider l’État ou les États intéressés à élaborer une stratégie de prévention cohérente et globale dans laquelle viendront s’articuler tous les types d’aide fournie par la communauté internationale, notamment dans les domaines de la politique, de la diplomatie, de l’aide humanitaire, du développement et des institutions.
Une bonne partie de l’action que nous menons déjà à d’autres titres, et en particulier dans le domaine du développement, contribue ou devrait contribuer à prévenir les conflits. Mais nous gagnerons certainement beaucoup en efficacité si nous gardons cet élément à l’esprit au moment de planifier nos programmes et si nous les concevons dans le cadre d’une stratégie cohérente.
Quatrièmement, il faut prévoir un appui international dès les tout premiers stades.
En cinquième lieu, il faut s’attaquer aux causes profondes des conflits dans toutes leurs dimensions.
Et enfin, pour être efficace, toute prévention doit reposer sur la volonté politique des États Membres. Nos offres d’assistance ne serviront pas à grand-chose si les États ne fournissent pas les ressources nécessaires pour les appuyer et nos conseils ne seront guère efficaces sans un solide appui politique de la part des États. Cela vaut particulièrement pour les États qui ont de l’influence sur les parties à un conflit ou à un conflit potentiel. Il s’agira bien souvent des voisins du pays intéressé.
Mesdames, Messieurs,
Je cherche à amener l’ensemble du système des Nations Unies à penser prévention et à pratiquer la prévention, tout comme j’ai cherché à amener l’ensemble du système à penser droits de l’homme et à pratiquer les droits de l’homme. Et de fait, les droits de l’homme doivent être au centre même de toute stratégie de prévention.
Mais l’Organisation des Nations Unies ne va pas mener cette action toute seule. Nous avons besoin de partenariats efficaces, c'est pourquoi nous continuerons de nous tourner vers d’autres organes internationaux, le secteur privé ainsi que des organisations non gouvernementales telles que la vôtre. Je suis convaincu que grâce à votre aide, inspirés par l’exemple de Cy Vance, nous parviendrons encore à accomplir la volonté de nos fondateurs, et « préserver les générations futures du fléau de la guerre ».
* *** *