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SG/SM/7653

LA SOIF DE DEMOCRATIE EST REELLE, MAIS LA CAPACITE INSTITUTIONNELLE DE L'INSTAURER EST FAIBLE, DECLARE M. KOFI ANNAN

4 décembre 2000


Communiqué de Presse
SG/SM/7653
AFR/283


LA SOIF DE DEMOCRATIE EST REELLE, MAIS LA CAPACITE INSTITUTIONNELLE DE L’INSTAURER EST FAIBLE, DECLARE M. KOFI ANNAN

20001204

On trouvera ci-après le texte du discours que le Secrétaire général a prononcé aujourd’hui à Cotonou, au Bénin, à l’occasion de la quatrième Conférence internationale des démocraties nouvelles et rétablies:

Nous avons tous aujourd’hui des raisons d’être fiers. Pour ma part, je suis fier que l’Organisation des Nations Unies ait encouragé et soutenu la tenue d'une série de conférences consacrées aux démocraties nouvelles et rétablies.

Je suis fier d’appartenir à une génération qui a vu la démocratie gagner du terrain partout dans le monde. Comment ne pas se réjouir, en effet, de vivre à une époque où, plus que jamais auparavant, les peuples exercent le droit consacré par l’article 21 de la Déclaration universelle des droits de l’homme : celui de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays, soit directement soit par l’intermédiaire de représentants librement choisis.

Je suis fier aussi, en tant qu’Africain, du rôle que joue l’Afrique dans ce mouvement planétaire. J’appartiens à la génération d’Africains qui ont eu la chance de voir leur rêve d’indépendance se réaliser mais dont les aspirations démocratiques ont été cruellement déçues. Il est donc particulièrement encourageant de voir la démocratie prendre à nouveau racine dans tout le continent.

Aucun autre continent n’a eu, au cours des derniers siècles, autant d’épreuves à traverser, autant de handicaps à surmonter : des horreurs de la traite des esclaves, à l’ignominie de l’apartheid, en passant par l’occupation et l’exploitation coloniales, la destruction de la plupart des institutions autochtones et l’imposition de frontières artificielles qui, en divisant certains, en ont contraint d’autres, appartenant à des traditions religieuses et culturelles très diverses, à s’unir et à constituer ensemble de nouvelles nations.

L’édification de ces nations africaines a été une longue lutte contre la misère, l’ignorance, la maladie et le conflit. Il n’est dès lors pas étonnant que la démocratie en Afrique ait connu bien des revers. Mais ce qui est surtout remarquable chez les Africains c’est leur inextinguible soif de démocratie, c’est leur courage opiniâtre face à l’oppression et la détermination avec laquelle ils revendiquent, souvent avec succès, le droit de tenir leurs gouvernants comptables de leurs actes.

À ce propos, je tiens à rendre hommage au pays qui nous accueille, le Bénin. Ici, l’alternance du pouvoir s’est produite sans heurt, par le jeu des urnes, faisant du Bénin un modèle non seulement pour l’Afrique mais aussi pour les autres continents.

Ces conférences rassemblent des représentants des démocraties nouvelles et rétablies. Heureusement, nous n’avons pas à faire le départ entre les premières et les secondes. Je crois que mêmes les démocraties les plus récentes sont en réalité des démocraties « rétablies », en ce sens que l’instinct démocratique est profondément ancré dans l’âme humaine et que ceux qui aspirent à la liberté ont toujours l’impression qu’ils veulent simplement revenir à l’ordre naturel des choses.

Et cela est particulièrement vrai en Afrique où traditionnellement, du niveau du village à celui de la nation, les décisions concernant l’avenir de la communauté font l’objet d’un débat ouvert, au cours duquel chaque point de vue est soigneusement soupesé, jusqu’à ce qu’un consensus se dégage.

Les Africains, j’en suis convaincu, ont beaucoup à apprendre sur ce qu’est la démocratie en puisant dans leurs propres traditions et peuvent faire bénéficier les autres de ces enseignements. Nous devons nous pénétrer de l’idée que la démocratie ne se résume pas à la tenue d’élections ni au choix d’un candidat ou d’un parti représentatif de la majorité.

Et encore, cela n’est-il pas toujours facile, comme vient de le montrer une des démocraties les plus éprouvées. Je suis sûr qu’aucun d’entre nous ne pense sérieusement que les difficultés que connaissent les États-Unis remettent en question l’idée même de démocratie.

Au contraire, toutes ces péripéties mettent en relief l’importance du contexte dans lequel s’inscrivent les élections : je veux parler de l’existence de traditions et d’institutions démocratiques.

Démocratie et état de droit sont indissociables. Parce que la légitimité du pouvoir repose sur la volonté du peuple, la démocratie renforce l’état de droit mais elle en dépend aussi car, sans état de droit, il n’est pas possible d’organiser des élections libres et régulières ni de régler les problèmes qui peuvent se poser pendant le processus électoral. C’est pourquoi l’existence d’un pouvoir judiciaire fort et indépendant est essentielle.

La démocratie implique le gouvernement par la majorité, mais cela ne signifie pas que les minorités doivent être exclues du pouvoir ou n’aient pas voix au chapitre.

On doit parfois, après mûre réflexion, écarter une vue minoritaire, parce qu’il faut bien prendre une décision. La démocratie ne doit pas être synonyme de paralysie. Mais les minorités ne doivent jamais être réduites au silence. Elles doivent toujours avoir la possibilité d’exposer leur point de vue, de sorte que chacun puisse décider librement, après avoir entendu toutes les opinions, qui a raison et qui a tort. Souvent, on s’apercevra que les bonnes idées sont bien partagées et que l’on peut les articuler de façon créative.

Comment les gens peuvent-ils se tenir au courant de ces idées et choisir en connaissance de cause entre les partis en lice? Dans un village, l’information passe au gré d’un contact direct, personnel. Mais dans les sociétés contemporaines, les populations reçoivent leur information des médias.

C’est pourquoi rien n’est plus important pour la démocratie qu’une presse libre et dynamique. Pour que des élections soient vraiment régulières, tous les partis et candidats doivent avoir accès aux médias et la possibilité de se faire entendre, indépendamment du pouvoir et de l’argent dont ils disposent.

Il importe tout autant que le pouvoir et l’opposition soient tous deux soumis au contrôle de journalistes véritablement indépendants. Dans une démocratie, les médias n’ont pas le droit d’être passifs. Ils doivent à leur public de débusquer la vérité; ils doivent aussi être libres de rapporter les choses comme ils les voient.

Souvent, et surtout en temps de conflit, leur quête de vérité expose les journalistes à des risques bien réels. Beaucoup y laissent la vie; d’autres sont blessés, emprisonnés, torturés ou privés des moyens de subvenir aux besoins de leurs familles. Nous avons tous une dette énorme à leur égard. Bien plus, nous avons le devoir de mieux les protéger, puisque c’est notre liberté et nos intérêts qu’ils défendent, jour après jour.

Dans les démocraties ayant atteint leur pleine maturité, les partis sont tantôt au pouvoir, tantôt dans l’opposition, lorsque l’opinion change et que les minorités deviennent des majorités. Ceux qui perdent une élection sont peut-être déçus, mais ils vivent dans l’espoir de gagner la prochaine fois et ils savent qu’il ne leur arrivera rien de trop grave d’ici là. Après tout, les vainqueurs sont leurs concitoyens, leurs frères et soeurs, qui, malgré leurs divergences de vues, font néanmoins partie de la même communauté.

Mais ce n’est pas le cas de toutes les sociétés. En effet, toutes les minorités ne sont pas composées simplement de gens dont les idées ne sont plus en vogue. Nombre d’entre elles sont des minorités structurelles : elles comprennent des gens qui, pour une raison ou pour une autre forment un groupe distinct, défini par la race, la couleur, la culture ou la croyance ou par une partie ou la totalité de ces caractéristiques.

Si les membres d’autres groupes sont plus nombreux qu’eux, ils risquent d’avoir l’impression qu’il ne sera jamais tenu compte de leurs vues et de leurs intérêts car, dans toutes les élections, ils seront toujours du côté des perdants. Les recherches entreprises par l’Université des Nations Unies ont montré que l’inégalité entre les groupes de ce type – dénommée inégalité « horizontale » – a beaucoup plus de chances d’aboutir à un conflit que l’inégalité pure et simple entre riches et pauvres.

Il n’y a là rien de surprenant si l’on y réfléchit bien. Lorsque riches et pauvres ont la même religion, la même langue et la même couleur de peau, les pauvres peuvent toujours espérer qu’eux-mêmes ou du moins leurs enfants deviendront riches un jour.

En revanche, si les gens pensent qu’ils n’auront jamais accès à la richesse et au pouvoir en raison de leur appartenance à un groupe donné, ils auront assez vite le sentiment qu’ils n’appartiennent pas vraiment à la même communauté que les autres groupes et que des élections ne vont pas améliorer leur sort. Ils rechercheront alors d’autres moyens de susciter un changement politique et social.

Dans d’autres cas, une minorité peut hésiter à renoncer au pouvoir parce qu’elle craint, si elle y renonce, d’être persécutée, voire exterminée par la majorité.

La démocratie ne peut donc fonctionner que si tous les groupes ont le sentiment qu’ils font partie de la société dans laquelle ils vivent et que leurs droits seront respectés. Bien souvent, cela suppose le refus d’un système politique où le vainqueur remporte tout. Cela suppose aussi la nécessité de garantir, par un moyen ou un autre, que les minorités reçoivent, à titre permanent, une part de pouvoir.

Dans certains pays, la décentralisation géographique permet d’atteindre cet objectif, en donnant aux minorités nationales la possibilité d'acquérir un pouvoir local dans les régions où elles représentent la majorité. D’autres adoptent pour ce faire des dispositions garantissant aux minorités une représentation à l’échelon national dans l’appareil législatif ou exécutif ou dans ces deux branches.

Ce qui importe ce n’est pas tant les moyens utilisés que les résultats. Tous les groupes ont besoin de sentir qu’ils appartiennent à leur communauté et qu’elle leur appartient. Tel est le principe même de la démocratie, sans lequel celle-ci est vouée à l’échec.

Il est bien sûr infiniment plus facile de proclamer de tels principes du haut d’une tribune, comme je le fais maintenant, que de les mettre en pratique dans la vie politique de tous les jours.

Il est particulièrement difficile de les mettre en pratique dans un pays qui vient de sortir d’un conflit, où pratiquement tout le monde a perdu un proche parent ou un ami et sait très bien qui sont les coupables.

Il est aussi très difficile de le faire lorsque les gens sont désespérément pauvres et affamés, au point où ils perdent patience lorsqu’ils entendent des discours ou débats parlementaires interminables. Ces gens sont aisément manipulés par ceux qui usent de la force pour s’emparer du pouvoir, faisant valoir que les droits constitutionnels sont un luxe que les pays pauvres ne peuvent s’offrir.

Vous avez entendu ce genre d’arguments maintes et maintes fois! « On ne peut parler de démocratie quand on a faim» ou « Ventre affamé n’a pas d’oreilles ». Certes, il est vrai que le droit de participer à la direction du pays peut sonner creux aux oreilles de ceux qui ont faim.

Mais nous avons appris à maintes occasions, surtout en Afrique, que les dirigeants qui s’imposent par la force, qui font fi de la volonté du peuple et qui ne permettent pas à leurs sujets d’entendre les vues de leurs adversaires ne nourrissent pas les ventres affamés. Je tiens à rendre hommage une fois encore à l’Organisation de l’unité africaine pour la décision courageuse qu’elle a prise d’exclure ces dirigeants de ses réunions au sommet.

Nous avons appris que les ventres affamés ont besoin non seulement d’oreilles mais aussi, et surtout, de bouches pour se faire entendre de leurs dirigeants. Faute de quoi, leurs besoins continuent d’être ignorés.

Nous avons appris que la démocratie commence autour de la table familiale, que le pouvoir doit être partagé au foyer, entre les femmes et les hommes et, de là, jusqu’aux échelons les plus élevés de l’État. Les problèmes sociaux ne peuvent se régler que lorsque chacun est libre, libre d’user de son propre talent et de sa propre énergie et libre d’influer sur les décisions collectives.

L’oppression n'est jamais un remède à la pauvreté, et la liberté ne saurait être sacrifiée sur l'autel du développement. Un véritable développement suppose que les peuples s'affranchissent et de l'oppression et de la pauvreté. Aucun État ne peut véritablement être qualifié de démocratique s’il n’offre pas à sa population la possibilité de vivre à l’abri de la pauvreté. Et aucun pays ne peut véritablement se développer tant que ses citoyens sont tenus à l’écart du pouvoir.

J’ai souvent dit que la guerre est le pire ennemi du développement et que le développement pour tous est la meilleure forme de prévention à long terme des conflits. Presque toutes les activités de l’Organisation des Nations Unies visent, d’une manière ou d’une autre, à briser le cercle vicieux de la misère et de la guerre et à le remplacer par le cercle vertueux du développement et de la paix.

La démocratisation constitue un élément essentiel de ce processus. C’est pour cette raison que nous avons finalement compris que notre action en faveur du développement doit être axée sur les questions de gouvernance et que notre action en faveur de la paix ne peut faire abstraction des données économiques.

C’est aussi pour cette raison que nos efforts sont de plus en plus axés non seulement sur le rétablissement de la paix mais aussi sur la consolidation de la paix. Nous constatons dans une multitude de pays africains que la paix instaurée au prix d’immenses efforts est en péril parce que des factions belligérantes n’ont pas été pleinement démobilisées, désarmées ou réinsérées dans l’économie de paix, parce que, pour parler sans détours, il n’existe guère d’économie de paix dans laquelle elles pourraient être réinsérées. En outre, dans d’innombrables pays – en Afrique et ailleurs – les gouvernements élus sont en péril parce qu’il n’ont pas amélioré le sort des habitants de ces pays comme ceux-ci l’avaient si ardemment espéré.

La soif de démocratie est réelle, mais la capacité institutionnelle de l’instaurer est faible dans bien des cas et la volonté des élites parfois sujette à caution. Un effort soutenu et systématique est nécessaire pour mettre en place des institutions solides dans les domaines principaux de la vie nationale tels que l’appareil judiciaire, le Parlement, les comptes de l’État et la fonction publique. En l’absence d’un tel appui institutionnel, une démocratie fragile a peu de chances de succès.

L’essentiel de notre oeuvre dans les pays en développement et en transition –aide électorale, défense des droits de l’homme, développement économique, etc. – vise à renforcer ce type d’institutions et de capacités. Malheureusement, force est de constater qu’il est encore plus difficile de mobiliser des ressources pour la consolidation de la paix et la démocratisation que pour le rétablissement de la paix et la fourniture de secours humanitaires.

En tout état de cause, l’ONU continuera de s’employer à mieux cibler ses activités et à les rendre plus cohérentes afin que la consolidation de la paix et le développement soient considérés comme faisant partie d’un même processus, dont la démocratie est la pièce maîtresse.

Enfin, gardons à l’esprit le proverbe akan que j’ai appris dans ma jeunesse et qui résume à la perfection l’esprit de la démocratie telle que la conçoivent les Africains : Etii baaku enko edjina! Une seule tête ne suffit pas pour décider!

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