En cours au Siège de l'ONU

S/1996/682

ORIGINAL : ANGLAIS LETTRE DATÉE DU 25 JUILLET 1996, ADRESSÉE AU PRESIDENT DU CONSEIL DE SÉCURITÉ PAR LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL

22 août 1996


Communiqué de Presse
S/1996/682


ORIGINAL : ANGLAIS LETTRE DATÉE DU 25 JUILLET 1996, ADRESSÉE AU PRESIDENT DU CONSEIL DE SÉCURITÉ PAR LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL

19960822 J'ai l'honneur de me référer à la résolution 1012 (1995) du Conseil de sécurité, en date du 28 août 1995, dans laquelle celui-ci m'a prié d'établir une commission d'enquête internationale chargée d'établir les faits concernant l'assassinat du Président du Burundi, le 21 octobre 1993, ainsi que les massacres qui ont suivi.

Les membres du Conseil de sécurité se rappelleront que j'ai présenté, le 5 janvier 1996, un rapport intérimaire sur les travaux de la Commission (S/1996/8).

Le 23 juillet 1996, le Président de la Commission, accompagné des trois membres restants de la Commission et de sa Secrétaire exécutive, m'a remis le rapport final de la Commission, dont je vous communique le texte ci-joint.

(Signé) Boutros BOUTROS-GHALI

TABLE DES MATIÈRES

Paragraphes Page

PREMIÈRE PARTIE : INTRODUCTION 1 - 64 6

I. CRÉATION DE LA COMMISSION 1 - 4 6

II. MANDAT DE LA COMMISSION _ 5 8

III. PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MÉTHODE DE TRAVAIL 6 - 13 9

IV. ACTIVITÉS DE LA COMMISSION 14 - 40 10

A. 1995 15 - 24 10

B. 1996 25 - 40 12

V. DIFFICULTÉS AUXQUELLES SE SONT HEURTÉS LES TRAVAUX DE LA COMMISSION 41 - 60 14

A. Le temps écoulé depuis les événements visés par l'enquête _42 14

B. La polarisation ethnique du pays 43 - 44 15

C. La situation au Burundi sur le plan de la sécurité 45 - 54 15

D. L'insuffisance des moyens 55 - 59 17

VI. REMERCIEMENTS 60 - 63 18

VII. DOCUMENTS ET ENREGISTREMENTS _64 19

DEUXIÈME PARTIE : CONTEXTE GÉNÉRAL 65 - 104 19

I. GÉOGRAPHIE 65 - 66 19

II. POPULATION 67 - 72 19

III. ORGANISATION ADMINISTRATIVE _73 20

IV. ÉCONOMIE 74 - 77 20

V. HISTOIRE 78 - 91 21

VI. LA PRÉSIDENCE DE MELCHIOR NDADAYE 92 - 94 24

VII. LES ÉVÉNEMENTS QUI ONT SUIVI L'ASSASSINAT 95 - 104 25

TABLE DES MATIÈRES (suite)

Paragraphes Page

TROISIÈME PARTIE : ENQUÊTE SUR L'ASSASSINAT..........105 - 114 26

I. OBJET DE L'ENQUÊTE............................105 - 106 26

II. MÉTHODOLOGIE..................................107 - 108 27

III. ACCÈS AUX ÉLÉMENTS DE PREUVE..................109 - 112 27

IV. ORGANISATION DES TRAVAUX DE LA COMMISSION.....113 - 114 28

V. LE DÉROULEMENT DES FAITS SELON LES TÉMOINS....115 - 204 28

A. 3 juillet 1993............................._115 28

B. 10 juillet 1993............................_116 29

C. 11 octobre 1993............................_117 29

D. Lundi 18 octobre 1993......................118 - 119 29

E. Mardi 19 octobre 1993......................_120 29

F. Mercredi 20 octobre 1993...................121 - 140 29

G. Jeudi 21 octobre 1993 — de minuit à 2 heures 141 - 161 29

H. Jeudi 21 octobre 1993 — 2 heures à 6 heures 162 - 178 35

I. Jeudi 21 octobre 1993 — 6 heures à midi....179 - 201 37

J. Jeudi 21 octobre 1993 — dans l'après-midi..202 - 204 40

VI. ANALYSE DES TÉMOIGNAGES.......................205 - 212 41

VII. CONCLUSIONS..................................._213 45

QUATRIÈME PARTIE : ENQUÊTE SUR LES MASSACRES ET AUTRES ACTES DE VIOLENCE GRAVES Y RELATIFS.................214 - 487 45

I. CHAMP DE L'ENQUÊTE SUR LES MASSACRES ET AUTRES ACTES DE VIOLENCE.............................214 - 222 45

II. MÉTHODOLOGIE..................................223 - 232 47

III. POSSIBILITÉS D'ACCÈS AUX ÉLÉMENTS DE PREUVE...233 - 238 48

A. Insécurité................................._234 48

TABLE DES MATIÈRES (suite)

Paragraphes Page

B. Séparation ethnique........................235 - 237 49

C. Absence de pouvoirs judiciaires............_238 49

IV. FIABILITÉ DES ÉLÉMENTS DE PREUVE..............239 - 244 50

A. Loyauté ethnique..........................._240 50

B. Temps écoulé..............................._241 50

C. Manipulation..............................._242 50

D. Insécurité................................._243 51

E. Caractéristiques culturelles..............._244 51

V. CARACTÉRISTIQUES GÉNÉRALES DES COMMUNES VISITÉES 245 - 248 51

VI. PROVINCE DE GITEGA............................249 - 308 52

A. Géographie et population..................._249 52

B. Assertions et informations concernant les événements dans la province................250 - 253 52

C. Travaux de la Commission...................254 - 257 52

D. Commune de Bugendana.......................258 - 281 53

E. Commune de Giheta..........................282 - 305 56

F. Commune de Gitega..........................306 - 308 60

VII. LA PROVINCE DE KIRUNDO........................309 - 315 61

A. Géographie et population..................._309 61

B. Assertions et informations concernant les événements dans la province................_310 61

C. Les travaux de la Commission..............._311 61

D. Les communes de Kirundo et Vumbi...........312 - 315 61

VIII. LA PROVINCE DE MURAMVYA.......................316 - 388 62

A. Géographie et population..................._316 62

TABLE DES MATIÈRES (suite)

Paragraphes Page

B. Assertions et informations concernant les événements dans la province................317 - 319 62

C. Travaux de la Commission..................._320 63

D. Commune de Kiganda.........................321 - 333 63

E. Commune de Mbuye...........................334 - 359 65

F. Commune de Rutegama........................360 - 388 69

IX. LA PROVINCE DE NGOZI..........................389 - 462 73

A. Géographie et population..................._389 73

B. Assertions et informations concernant les événements dans la province................390 - 391 73

C. Travail de la Commission...................392 - 393 74

D. Commune de Kiremba.........................394 - 418 74

E. Commune de Mwumba..........................419 - 440 77

F. Commune de Ruhororo........................441 - 451 81

G. Commune de Tangara.........................452 - 462 82

X. ANALYSE DES TÉMOIGNAGES.......................463 - 482 83

XI. CONCLUSIONS...................................483 - 487 87

CINQUIÈME PARTIE : RECOMMANDATIONS...................488 - 500 88

I. IMPUNITÉ......................................490 - 495 88

II. GÉNOCIDE......................................496 - 499 89

III. AUTRES CRIMES................................._500 90

ANNEXES

Annexe 1 :...................................................Règles de procédure 91

Annexe 2 :...................................................Constitution de la République du Burundi 96

PREMIÈRE PARTIE : INTRODUCTION

I. CRÉATION DE LA COMMISSION

1. Le 28 août 1995, le Conseil de sécurité a adopté la résolution 1012, dont le dispositif se lit comme suit :

"Le Conseil de sécurité

1. Prie le Secrétaire général d'établir d'urgence une commission d'enquête internationale qui sera chargée :

a) D'établir les faits concernant l'assassinat du Président du Burundi le 21 octobre 1993, ainsi que les massacres et les autres actes de violence graves qui ont suivi;

b) De recommander des mesures de caractère juridique, politique ou administratif, selon qu'il conviendra, après consultation avec le Gouvernement burundais, ainsi que des mesures visant à traduire en justice les responsables de ces actes, pour empêcher que ne se reproduisent des actes analogues à ceux sur lesquels elle aura enquêté et, d'une manière générale, pour éliminer l'impunité et promouvoir la réconciliation nationale au Burundi;

2. Recommande que la commission d'enquête internationale se compose de cinq juristes impartiaux, expérimentés et internationalement respectés, qui seront choisis par le Secrétaire général et disposeront des services d'experts voulus, et que le Gouvernement burundais soit tenu dûment au courant;

3. Demande aux États, aux organes compétents des Nations Unies et, selon qu'il conviendra, aux organisations humanitaires internationales de rassembler les informations dignes de foi dont ils disposent en ce qui concerne les actes visés au paragraphe 1 a) ci-dessus, de communiquer ces informations dès que possible à la commission d'enquête et de prêter à celle-ci le concours voulu;

4. Prie le Secrétaire général de lui rendre compte de l'établissement de la commission d'enquête et de lui présenter un rapport intérimaire sur les travaux de la commission dans les trois mois qui suivront sa mise en place, ainsi qu'un rapport final lorsque la commission aura accompli sa tâche;

5. Demande aux autorités et aux institutions burundaises, y compris tous les partis politiques, de coopérer pleinement avec la commission d'enquête internationale dans l'accomplissement de son mandat, notamment en répondant favorablement aux demandes de la commission concernant la sécurité, l'assistance et l'accès nécessaires pour mener les enquêtes, cette coopération comprenant les mesures suivantes :

a) Le Gouvernement burundais devra prendre toutes mesures nécessaires pour que la commission et son personnel puissent accomplir leurs tâches sur l'ensemble du territoire national, en toute liberté, indépendance et sécurité;

b) Le Gouvernement burundais devra fournir toutes les informations en sa possession que la commission lui demandera ou qui sont nécessaires pour que la commission s'acquitte de son mandat, et permettre à la commission et à son personnel de consulter librement toutes les archives officielles se rapportant à son mandat;

c) La commission devra être libre de recueillir tous renseignements qu'elle juge pertinents et d'utiliser toutes les sources d'information qu'elle estime utiles et fiables;

d) La commission devra être libre de s'entretenir en privé avec quiconque, selon qu'elle le jugera nécessaire;

e) La commission devra être libre de se rendre à quelque moment que ce soit dans tout établissement ou en tout lieu;

f) Le Gouvernement burundais devra garantir le plein respect de l'intégrité, de la sécurité et de la liberté des témoins, des experts et de toutes autres personnes aidant la commission dans ses travaux;

6. Demande à tous les États de coopérer avec la commission afin de faciliter ses enquêtes;

7. Prie le Secrétaire général d'assurer comme il convient la sécurité de la commission en coopération avec le Gouvernement burundais;

8. Prie le Secrétaire général de créer pour compléter le financement de la commission d'enquête en tant que dépense de l'Organisation un fonds d'affectation spéciale auquel seront versées les contributions volontaires destinées au financement de la commission d'enquête;

9. Invite instamment les États et les organisations intergouvernementales et non gouvernementales à fournir à la commission d'enquête des fonds, du matériel et des services, y compris des services d'experts, à l'appui de l'application de la présente résolution;

10. Décide de rester activement saisi de la question."

2. Conformément à la résolution 1012, le Secrétaire général a nommé, le 20 septembre 1993, une Commission d'enquête internationale au Burundi composée des juristes ci-après :

Edilbert RAZAFINDRALAMBO (Madagascar), Président Abdelali EL MOUMNI (Maroc) Mehmet GÜNEY (Turquie) Luis HERRERA MARCANO (Venezuela) Michel MAURICE (Canada)

3. Deux missions des Nations Unies ont précédé la Commission au Burundi. En mars 1994, à la suite de la tentative de coup d'État au Burundi qui a conduit à l'assassinat du Président Melchior Ndadaye et à une vague de massacres et actes de violence dans tout le pays, le Secrétaire général, pour donner suite à une demande du Gouvernement burundais et conformément à une note du Président du Conseil de sécurité (S/26757), a dépêché une mission préparatoire chargée d'établir les faits à laquelle il a nommé les Ambassadeurs Martin Huslid et Siméon Aké. Le rapport de cette mission (S/1995/157) a été rendu public le 24 février 1995. Le 26 juin 1995, le Gouvernement burundais ayant officiellement demandé à l'ONU de créer une commission d'enquête judiciaire, le Secrétaire général a envoyé M. Pedro Nikken au Burundi pour étudier les modalités selon lesquelles une telle commission pourrait être mise en place. Le rapport de M. Nikken (S/1995/631) contenait des recommandations relatives à la création de la Commission et à son mandat.

4. Les premières réunions de la Commission se sont tenues à Genève, du 25 au 27 octobre 1995.

II. MANDAT DE LA COMMISSION

5. Le mandat de la Commission, tel qu'il était défini dans la résolution 1012 du Conseil de sécurité, comportait les éléments distincts énumérés ci-après :

a) "Établir les faits concernant l'assassinat du Président du Burundi le 21 octobre 1993";

b) "Établir les faits concernant ... les massacres et les autres actes de violence graves qui ont suivi (l'assassinat du Président du Burundi le 21 octobre 1993)";

c) "Recommander ... des mesures visant à traduire en justice les responsables de ces actes ...";

d) "Recommander des mesures de caractère juridique, politique ou administratif, selon qu'il conviendrait, après consultation avec le Gouvernement burundais, ... pour empêcher que ne se reproduisent des actes analogues à ceux sur lesquels elle aurait enquêté et, d'une manière générale, pour éliminer l'impunité et promouvoir la réconciliation nationale au Burundi".

III. PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MÉTHODE DE TRAVAIL

6. Bien que le Gouvernement burundais ait demandé qu'il s'agisse d'une commission d'enquête judiciaire, la Commission n'a été dotée d'aucun pouvoir judiciaire : elle était chargée d'effectuer une mission d'établissement des faits concernant les crimes indiqués plus haut et était très libre dans la formulation de ses recommandations. Cela étant, comme elle l'a indiqué dans son rapport préliminaire, elle a décidé d'appliquer à ses activités d'établissement des faits, dans la mesure du possible, les normes qui régissent les activités judiciaires — non seulement pour asseoir sur une base solide les conclusions auxquelles elle aboutirait, mais aussi afin de réunir des éléments de preuve qui puissent servir ultérieurement dans des poursuites judiciaires.

7. À cette fin, la Commission a adopté des règles de procédure (annexe I) régissant à la fois son propre fonctionnement et l'audition des témoins.

8. En ce qui concerne les témoins, ils ont déposé sous serment en présence d'au moins un membre de la Commission, leur déposition étant enregistrée au magnétophone puis transcrite sur papier. Les dépositions en kirundi ont été interprétées par deux interprètes assermentés représentant chacun des deux principaux groupes ethniques, qui se sont chargés eux-mêmes de la transcription. Dans les cas relativement rares où, en raison des conditions sur le terrain, on a fait appel à un seul interprète, un second interprète appartenant à l'autre groupe ethnique à toujours participé au travail de transcription. Tous les témoins ont été entendus séparément et en privé.

9. S'agissant de l'assassinat, l'enquête a visé à établir les faits permettant non seulement de désigner les auteurs directs du crime mais aussi d'établir si les ordres étaient venus de plus haut et, dans l'affirmative, si l'assassinat avait été préparé à l'avance dans le cadre d'une tentative de coup d'État. Cela dit, il ne s'agissait pas d'enquêter sur le coup d'État en tant que tel, ce qui ne faisait pas partie du mandat de la Commission.

10. S'agissant des massacres et autres actes de violence graves, il était manifestement impossible d'entreprendre d'enquêter sur chacun des milliers d'incidents qui s'étaient produits ou d'essayer d'en identifier tous les auteurs directs, qui se chiffrent par dizaines sinon par centaines de milliers. La Commission a donc dû limiter son enquête à un nombre restreint de communes sélectionnées, compte tenu des contraintes imposées par les problèmes de sécurité, pour leur représentativité par rapport aux événements qui s'étaient déroulés dans l'ensemble du pays. Elle ne pouvait pas espérer, même en se limitant à ces zones, procéder à une enquête détaillée sur chaque incident afin d'établir la responsabilité des individus qui y étaient impliqués. Elle a plutôt cherché à établir quels étaient la nature des crimes, leur ampleur et si possible les liens entre eux, et à savoir s'ils avaient été préparés à l'avance et ordonnés ou tolérés par une autorité supérieure.

11. La Commission s'est efforcée d'agir en toute impartialité, sans idées préconçues, et, autant que possible, d'entendre toutes les parties concernées par chaque affaire. Dans cet esprit, elle a entrepris d'analyser et de vérifier les accusations portées par diverses organisations — sans limiter en aucune manière son action à ces accusations — et, malgré les difficultés et les risques

considérables que cela comportait, d'entendre des témoins appartenant à différents partis et groupes ethniques — civils et militaires, à Bujumbura et dans l'intérieur du pays, dans les prisons, dans les camps de personnes déplacées et dans les collines retirées. Dépourvue d'aucun pouvoir qui lui permette de contraindre des témoins à déposer devant elle, elle n'a pu entendre que les témoins qui voulaient bien se présenter volontairement. Pour ce qui est des prisonniers, elle dépendait de la coopération des autorités judiciaires, qui lui a été accordée dans tous les cas. Quant aux militaires, il a fallu les convoquer — sans grand succès — par l'intermédiaire du Ministère de la défense.

12. Pour ce qui est des preuves écrites, la Commission n'était dotée d'aucun pouvoir lui permettant d'examiner elle-même les dossiers ou archives ou de contraindre les autorités ou les personnes privées à produire des documents. Il a fallu demander les documents officiels intéressant l'enquête aux autorités civiles et militaires. La Commission a pu consulter les archives des tribunaux et les dossiers d'accusation. La plupart étaient en Kirundi, et elle n'a pu ni en faire des copies ni les faire traduire par des traducteurs neutres. Des notes ont été prises sur des exposés succincts faits oralement par des juges et des procureurs. La Commission a essayé, en vain, de se procurer les dossiers militaires par l'intermédiaire du Ministère de la défense.

13. Afin de pouvoir élaborer des recommandations, la Commission a cherché à entendre un éventail aussi large que possible de fonctionnaires, de responsables politiques, d'hommes d'affaires et de représentants de gouvernements étrangers et d'organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales. Conformément à la résolution 1012, elle a rencontré le Président, le Premier Ministre et des membres de son Gouvernement, et le Président de l'Assemblée nationale.

IV. ACTIVITÉS DE LA COMMISSION

14. Les travaux de la Commission se sont divisés en deux périodes : la première, du 25 octobre au 20 décembre 1995, a abouti à la présentation d'un rapport préliminaire selon les dispositions de la résolution 1012, et la seconde, du 7 janvier au 22 juillet 1996, qui se termine par la remise du présent rapport.

A. 1995

15. Les membres de la Commission se sont réunis pour la première fois à Genève, du 25 au 27 octobre 1995. Ils ont étudié le mandat de la Commission, discuté de ses règles de fonctionnement et organisé ses travaux, et la situation au Burundi leur a été exposée par un Sous-Secrétaire général aux affaires politiques et par des responsables de la sécurité du Secrétariat et du Haut Commissariat pour les réfugiés.

16. La Commission est arrivée à Bujumbura le 29 octobre 1995. Elle y a été accueillie par un fonctionnaire de la Division des affaires politiques du Secrétariat, qui y avait été envoyé pour lui trouver des bureaux, et par un effectif de neuf personnes désignées par le Siège : un spécialiste des affaires politiques, un juriste et du personnel d'appui (sécurité et administration). Le fonctionnaire d'administration est arrivé quelques jours plus tard et la

Secrétaire exécutive, nommée après consultation de la Commission, est arrivée le 14 novembre. La Commission a commencé par exercer ses activités à l'hôtel où ses membres étaient logés, jusqu'à ce que ses bureaux soient suffisamment aménagés.

17. La Commission a rendu des visites de courtoisie aux membres du Gouvernement et à de hautes personnalités de l'Assemblée nationale et de l'Administration; d'autre part, elle s'est informée auprès des représentants de divers secteurs de la vie publique burundaise sur la situation au Burundi et sur d'autres questions en rapport avec son mandat. Elle a en effet rencontré des membres des partis politiques, des chefs religieux et des membres d'organisations non gouvernementales locales, en particulier des deux plus importantes dans le domaine des droits de l'homme, l'ITEKA et la SONERA. Elle a obtenu des renseignements supplémentaires en rencontrant des représentants des pays étrangers et des organisations internationales, notamment ceux de plusieurs institutions spécialisées des Nations Unies.

18. La Commission a publié un avis au public, qui a été diffusé par les médias locaux, indiquant quel était son mandat et invitant toute personne intéressée à lui fournir des renseignements; elle a également émis une circulaire dans la même intention.

19. Au cours de la première période de son enquête au Burundi, la Commission a entendu des témoignages sous serment concernant l'assassinat du Président Ndadaye et les massacres et autres actes de violence graves qui ont suivi. Par l'intermédiaire du Procureur général de la République à Bujumbura, elle a fait en sorte que soient amenées dans ses bureaux pour y rendre leur témoignage certaines des personnes accusées d'avoir participé à l'assassinat qui se trouvaient en prison. Elle a également entendu le témoignage de quelques témoins capitaux, par exemple Mme Laurence Ndadaye, veuve du Président décédé, M. Sylvestre Ntibantunganya, Président de la République, qui était Ministre des affaires étrangères et de la coopération au moment des événements, et le colonel Jean Bikomagu, qui était alors et est encore Chef de l'État major général de l'Armée.

20. Lors de deux tournées dans l'intérieur du pays, les membres de la Commission se sont rendus dans les provinces de Muramvya et Gitega, dont elles ont rencontré les gouverneurs et où elles ont recueilli des renseignements intéressants et entendu des personnes se trouvant dans des prisons ou des camps de personnes déplacées.

21. La Commission a entrepris d'étudier le système judiciaire burundais. À cette fin, ses membres et son personnel ont notamment rencontré le Doyen adjoint de la Faculté de droit de l'Université de Bujumbura, l'Inspecteur en chef de la Police judiciaire, le Directeur du Centre national des droits de l'homme, le bâtonnier et des membres du barreau et le Représentant du Haut Commissariat pour les réfugiés.

22. Le 6 décembre des coups de feu ont éclaté à proximité des bureaux de la Commission, situés dans un faubourg de Bujumbura, ce qui a contraint la Commission et son personnel à évacuer leurs locaux. Par la suite, ne pouvant plus se servir de ces bureaux en raison des problèmes de sécurité qui se

posaient dans le quartier, la Commission a dû à nouveau exercer ses activités à l'hôtel, où elle n'était pas équipée correctement.

23. Le 14 décembre 1995, la Commission s'est réunie au Siège, à New York, pour établir son rapport préliminaire. Elle a rencontré le Secrétaire général, les Chefs du Département des affaires politiques et du Bureau des affaires juridiques et certains de leurs collaborateurs, le Coordonnateur des Nations Unies pour les mesures de sécurité et des représentants des États Membres. Elle a présenté son rapport préliminaire au Secrétaire général le 20 décembre 1995. Elle y exposait son interprétation de son mandat, rendait compte du travail accompli jusque-là et expliquait les difficultés qu'elle rencontrait en essayant de s'acquitter de son mandat du fait de la situation au Burundi — antagonisme entre ethnies et insécurité — et de l'insuffisance des moyens humains et matériels dont elle disposait.

24. La Commission a reçu des assurances selon lesquelles on s'efforcerait de la doter de moyens humains et matériels adéquats.

B. 1996

25. La Commission a repris ses travaux au Burundi le 8 janvier 1996. Jusqu'au 6 février, date à laquelle un nouveau bureau est devenu opérationnel, elle a exercé ses activités à l'hôtel.

26. La Commission a choisi deux provinces, celles de Gitega et Muramvya, pour y entamer ses travaux sur le terrain en vue d'enquêter sur les massacres et autres actes de violence. La portée de l'enquête a été étendue à la Province de Ngozi vers la fin février et à celle de Kirundo début mars. Il a fallu suspendre les travaux dans cette dernière peu après les avoir commencés, en raison du manque de ressources humaines.

27. La Commission a confié des responsabilités particulières à chacun de ses membres. Deux d'entre eux étaient chargés d'enquêter sur l'assassinat et sur les événements survenus dans la province de Gitega, un autre devait enquêter sur les événements survenus dans la province de Muramvya et les deux derniers se sont chargés du reste des travaux, notamment en ce qui concerne les documents, renseignements et témoignages reçus en réponse à l'appel lancé au public par la Commission. La répartition des tâches a été modifiée plusieurs fois au cours des mois qui ont suivi, comme il est indiqué dans divers passages du présent rapport.

28. Les membres de la Commission ont rencontré le Procureur général de la République plusieurs fois afin d'obtenir l'accès à des prisonniers et à des dossiers judiciaires.

29. En novembre 1995, la Commission avait demandé à rencontrer le Ministre de la défense afin d'être autorisée à consulter les dossiers et registres militaires et à interroger des témoins militaires. Après avoir réitéré sa demande plusieurs fois, elle a été reçue le 23 janvier 1996. Elle n'a pas obtenu d'avoir accès directement aux dossiers, mais le Ministre a nommé un officier de liaison chargé de transmettre les demandes visant à faire

comparaître devant elle des témoins militaires. Comme il est indiqué par ailleurs, le Ministère de la défense a très mal coopéré à l'enquête.

30. La Commission a entendu les témoignages de 61 militaires, y compris des prisonniers. Certains d'entre eux ont été entendus deux fois. Certains ont comparu mais ont refusé de témoigner. Les officiers dont les noms suivent ont été convoqués par la Commission mais ne se sont pas présentés :

Colonel Laurent NIYONKURU Colonel Pascal NTAKO Lieutenant-colonel Lucien RUFYIRI Lieutenant-colonel Ascension TWAGIRAMUNGU Adjudant-chef MBONAYO Lieutenant Valentin HATUGIMANA Lieutenant NTARATAZA Caporal HAVUGIYAREMYE Caporal NDUWAYO Deuxième classe KANTUNGEKO

31. Un membre de la Commission s'est rendu au Siège, à New York, pour consulter les documents pertinents recueillis par la mission d'établissement des faits Aké/Huslid, qu'on ne pouvait pas envoyer au Burundi pour des raisons de sécurité. Pendant son séjour à New York, il a également reçu des éléments intéressants provenant de l'enquête réalisée en 1994 par la Fédération internationale des Ligues des droits de l'homme. À son retour, il a entendu les témoignages de deux militaires et du juge qui avait mené l'enquête sur l'assassinat du Président Ndadaye dans le cadre de l'enquête citée plus haut.

32. Deux membres de la Commission se sont rendus en Ouganda pour y entendre huit importants témoins militaires, à Kampala. Un autre membre de la Commission a entendu un important témoin civil à Abidjan (Côte d'Ivoire).

33. Sur la durée de l'enquête, la Commission a entendu au total 667 témoins.

34. Les membres de la Commission ont dû commencer leur travail sur le terrain sans l'aide d'enquêteurs. Les deux premiers enquêteurs sont arrivés au Burundi le 12 mars 1996. Cinq autres sont arrivés dans les semaines qui ont suivi. Pour l'enquête dans les provinces, le travail sur le terrain se faisait en missions d'une journée ou de plusieurs jours. La portée et la nature de ces activités sont décrites par ailleurs dans le présent rapport. Au total, les membres de la Commission ont passé 30 jours de travail à Muramvya, 21 à Ngozi, 20 à Gitega et 3 à Kirundo. À d'autres moments, les enquêteurs ont travaillé seuls sur le terrain.

35. Au cours de ses travaux, outre ses entrevues occasionnelles avec le Représentant spécial du Secrétaire général et le Représentant résident du Programme des Nations Unies pour le développement — qui était le fonctionnaire chargé de la sécurité du personnel des Nations Unies au Burundi — la Commission a rencontré les fonctionnaires suivants du système des Nations Unies : Le Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, de passage au Burundi, le Rapporteur spécial de la Commission des droits de l'homme pour le Burundi, les membres de la Commission d'enquête des Nations Unies sur le trafic d'armes au

Rwanda, le Représentant au Burundi du Haut Commissaire aux droits de l'homme et des Observateurs des droits de l'homme.

36. La Commission a aussi rencontré des représentants des États Membres : le Conseiller du Président des États-Unis pour la sécurité nationale, le Sous-Secrétaire d'État aux droits de l'homme des États-Unis, le Représentant permanent des États-Unis auprès de l'Organisation des Nations Unies, le Coordonnateur spécial des États-Unis pour le Rwanda et le Burundi, le Chargé d'affaires des États-Unis au Burundi, le Directeur pour le Rwanda et le Burundi de l'Agency for International Développement des États-Unis, l'Ambassadeur de Suède, deux représentants du Haut Commissaire de l'Afrique du Sud à Nairobi et une délégation du Groupe des États d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique.

37. La Commission s'est tenue en rapport et a collaboré étroitement avec le Représentant spécial du Secrétaire général de l'Organisation de l'unité africaine au Burundi et avec le Chef de la Mission internationale d'observateurs de cette organisation au Burundi.

38. Comme l'exigeait le mandat de la Commission, son Président, secondé par les conseillers politiques et juridiques, a procédé à des consultations avec le Président de la République, le Premier Ministre, les Ministres des affaires étrangères, de la Justice, de la défense et des droits de l'homme, le Procureur général de la République, le Président de la Cour suprême, celui de la Cour constitutionnelle et celui de l'Assemblée nationale, sur la question des recommandations concernant des mesures d'ordre juridique, politique ou administratif. Le Ministre de l'intérieur n'a pas trouvé le temps de rencontrer la Commission.

39. M. Güney a démissionné de la Commission le 16 mai 1996 pour raisons personnelles.

40. Avant de quitter le pays, le Président de la Commission a rendu une visite de courtoisie au Président de la République, au Premier Ministre et à d'autres ministres, à des membres du corps diplomatique et à des représentants d'organisations internationales.

V. DIFFICULTÉS AUXQUELLES SE SONT HEURTÉS LES TRAVAUX DE LA COMMISSION

41. La Commission s'est heurtée à des difficultés considérables dans l'accomplissement de son mandat. Parmi les plus graves, on peut citer les suivantes.

A. Le temps écoulé depuis les événements visés par l'enquête

42. Lorsque la Commission est arrivée au Burundi, plus de deux ans s'étaient écoulés depuis les événements sur lesquels elle devait enquêter. Pendant cette période de bouleversements, bien des protagonistes, témoins ou survivants des événements avaient été déplacés, étaient devenus des réfugiés ou étaient décédés, souvent de mort violente. Ceux qui ont pu être entendus avaient eu le temps de raconter et de reraconter maintes fois leur histoire, parfois dans le cadre d'enquêtes officielles ou non, et de la modifier ou de l'embellir. Leurs

souvenirs s'étaient estompés, ce qui les conduisait à confondre des noms, des dates et des lieux. Des éléments de preuve avaient été perdus, détruits ou falsifiés. Les événements survenus dans le pays avaient encore pesé sur l'objectivité des témoins.

B. La polarisation ethnique du pays

43. Depuis 1993, l'antagonisme entre Tutsis et Hutus s'est intensifié. Les membres de chacun des deux groupes "ethniques" se sentent collectivement engagés dans une lutte à mort pour ne pas être exterminés ou assujettis. Cette situation fait naître des sentiments de "solidarité ethnique" qui conduisent la plupart des membres d'un des groupes à dissimuler ou à justifier comme étant un acte de défense tout agissement d'un membre de son propre groupe, quelle que soit son atrocité, à exagérer ou même à inventer des atrocités commises par des membres de l'autre groupe et à dénoncer comme traîtrise toute preuve d'objectivité ou de modération. Dans un pareil climat, il est extrêmement difficile d'obtenir des témoignages fiables.

44. La Commission souhaite à ce propos souligner que si, conformément à l'usage courant au Burundi, elle emploie les termes "ethnique", "Hutu" et "Tutsi", elle le fait à contrecoeur, uniquement parce que son rapport serait incompréhensible si elle s'y refusait. Il ne faut surtout pas y voir un signe qu'elle pense qu'il existe des différences raciales ou culturelles entre les membres des deux groupes. On ne peut cependant pas échapper au fait qu'une énorme majorité des Burundais se considèrent et sont considérés par les autres comme des membres de l'un ou l'autre des deux groupes.

C. La situation au Burundi sur le plan de la sécurité

45. La situation au Burundi sur le plan de la sécurité a peut-être été le plus gros problème auquel la Commission ait eu à faire face.

a) La sécurité à Bujumbura

46. Un couvre-feu était imposé à Bujumbura de 21 heures à 5 heures. Au moment de l'arrivée de la Commission, la plupart des habitants hutus avaient été chassés de la ville par les militants tutsis et les forces de sécurité. Quelques Hutus continuent d'habiter les quartiers riches et les quartiers à majorité musulmane, d'autres viennent en ville dans la journée pour y travailler ou pour y apporter des produits de leurs terres. La nuit, on entend souvent des coups de feu ou des explosions de grenades; les assassinats en plein jour sont tout aussi courants. Les vols de voiture à main armée sont fréquents et touchent souvent les organisations internationales.

47. S'il est vrai qu'en raison de la composition pratiquement monoethnique de la ville et du fait que celle-ci est étroitement contrôlée par les forces de sécurité il n'y a pas eu d'affrontement ethnique pendant le séjour de la Commission, il n'en reste pas moins qu'à plusieurs occasions des grèves ou manifestations tutsies ont contraint la Commission et son personnel à se cantonner chez eux, et cela, une fois, pendant plusieurs jours. Heureusement, grâce au fait que les règles de sécurité étaient rigoureusement respectées, ni la Commission ni son personnel n'ont subi aucun préjudice personnel.

48. Lorsque la Commission est arrivée pour la première fois à Bujumbura, des fonctionnaires des Nations Unies avaient déjà loué des bureaux à son intention à Mutanga-Nord, un des derniers quartiers résidentiels biethniques situé en périphérie. En raison de l'insécurité, il était impossible de travailler au bureau après la tombée de la nuit. Le 6 décembre, des tirs d'arme légère et de canon de voiture blindée ont éclaté tout autour de la maison où se trouvaient les bureaux de la Commission; l'incident a duré deux heures, et il a été indiqué plus tard qu'il s'agissait d'une opération des forces de sécurité contre des agents infiltrés rebelles armés. À partir de cette date il est devenu impossible, pour raisons de sécurité, de se servir du bureau. Jusqu'à ce que de nouveaux bureaux soient loués au centre-ville, la Commission a été contrainte d'effectuer ses travaux à l'Hôtel Source du Nil, où elle était logée ainsi que son personnel international.

49. L'hôtel comme les bureaux étaient gardés par un détachement de la Gendarmerie burundaise, qui est une force militarisée sous commandement de l'Armée. Le comportement et l'esprit de coopération de ces gendarmes ont toujours été irréprochables, mais il n'en reste pas moins que leur seule présence, en armes et en uniforme, avait en soi un effet dissuasif sur la venue de témoins hutus.

50. Une des plus grandes préoccupations de la Commission a été l'impossibilité d'assurer correctement la confidentialité de ses travaux et de ses dossiers — car le fait de témoigner exposait à un risque très réel et immédiat de représailles mortelles. Jusqu'au 6 janvier 1996, seulement trois gardes des Nations Unies étaient affectés à la sécurité de la Commission. Comme ils pouvaient à peine assurer la sécurité des personnes et des logements, les bureaux restaient sans surveillance la nuit. Ce n'est qu'à partir d'avril, lorsque le nombre de gardes des Nations Unies est passé à huit, que le bureau a pu être surveillé 24 heures sur 24.

51. La Commission n'a jamais pu obtenir de moyens de détection des appareils d'espionnage électronique.

b) La sécurité dans l'intérieur du pays

52. Si la Commission et son personnel avaient respecté les règles de sécurité en vigueur s'appliquant en général au personnel des Nations Unies au Burundi, ils n'auraient jamais quitté Bujumbura. Le pays tout entier est le lieu d'affrontements entre la guérilla et l'Armée, qui s'en prennent toutes deux aux populations civiles. Des organisations internationales ont été attaquées et plusieurs de leurs fonctionnaires ont été tués ou blessés. Il n'est pas rare que les véhicules soient attaqués par des criminels de droit commun. Au moins deux fois, les membres de la Commission et son personnel ont été les témoins directs de tirs de canon. Plusieurs fois, ils ont vu des véhicules criblés de balles sur le bord de la route. Les grands axes ont été fermés à la circulation à plusieurs reprises, ce qui a interrompu les travaux de la Commission.

53. Du fait de l'intensité des activités de la guérilla et de la répression exercée par l'Armée, il a été totalement impossible d'enquêter dans des provinces comme celle de Karuzi ou celles qui bordent les frontières du Zaïre et de la Tanzanie. Même dans les provinces choisies par la Commission, les

incidents faisant intervenir des armes n'ont jamais cessé, particulièrement dans le nord de la province de Gitega et dans celle de Muramvya. En raison d'une attaque particulièrement grave menée par la guérilla dans la province de Gitega et de la répression qui s'en est suivie, il a fallu suspendre l'enquête dans cette province pendant plus de deux semaines. Pendant la plus grande partie du séjour de la Commission, Bugendana, une des communes de cette province où l'enquête devait se dérouler, a été inaccessible. À Ruhororo, dans la province de Ngozi, la Commission a pu atteindre le chef-lieu, mais il lui a été conseillé de ne pas s'écarter de la grand-route.

54. Outres les risques courus par les personnes, les conditions de sécurité rendaient particulièrement difficiles les contacts avec les témoins hutus dans les campagnes, qui se méfiaient énormément de l'escorte de gendarmes dont les équipes de la Commission ne pouvaient pas ne pas être accompagnées.

D. L'insuffisance des moyens

55. Lorsque la Commission est arrivée à Bujumbura après sa première réunion de deux jours à Genève, ni son Président ni aucun de ses membres n'avait eu l'occasion de parler au Siège de leurs projets ou des moyens en personnel et en matériel. Le personnel comportait en tout et pour tout deux conseillers antérieurement désignés par le Siège, trois employés administratifs, un coordonnateur pour les mesures de sécurité et trois gardes. Des bureaux avaient été loués mais n'étaient pas meublés. Le fonctionnaire d'administration est arrivé le 31 octobre. La Secrétaire exécutive, nommée avec l'accord de la Commission, est arrivée le 14 novembre.

56. Comme il a été indiqué dans le rapport préliminaire, lorsque la Commission s'est rendue au Siège en décembre 1995 elle a reçu des assurances selon lesquelles jusqu'à 10 enquêteurs qualifiés seraient mis à sa disposition pour l'aider dans sa tâche à partir de janvier. Les deux premiers enquêteurs sont arrivés le 12 mars, et cinq autres au cours des cinq semaines qui ont suivi. Un septième est arrivé le 28 avril, 33 jours avant que la Commission ne quitte Bujumbura le 31 mai. L'effectif le plus élevé atteint par ceux qui participaient aux travaux de fond de l'enquête, en comptant les membres de la Commission eux-mêmes, a dont été de 15 personnes.

57. La transcription sans délai des témoignages enregistrés posait un problème insurmontable. Pour conduire l'enquête, il fallait analyser les témoignages et en discuter, ce qui ne pouvait pas se faire de façon satisfaisante à l'aide des enregistrements et de notes nécessairement partielles. Pour des raisons de confidentialité, on ne pouvait confier à aucun Burundais des travaux de transcription des témoignages — sauf aux interprètes, à qui est échue la tâche supplémentaire de transcrire les dépositions qu'ils avaient interprétées eux-mêmes. Comme ils ne pouvaient le faire que lorsqu'ils n'étaient pas occupés à interpréter ou absents sur le terrain, le travail en retard n'a cessé de s'accumuler. La transcription des témoignages rendus en français ne pouvait être confiée qu'au personnel international disponible, qui avait d'autres tâches de travail de bureau à effectuer et qui ne comptait que deux personnes jusqu'au 8 mars, date où un troisième transcripteur s'est joint eux. Trois autres sont arrivés au cours des cinq semaines suivantes.

58. Quand la Commission a quitté le Burundi, les dépositions de seulement un tiers environ des 667 témoins avaient été transcrites. Le travail s'est poursuivi à Bujumbura et à New York pendant que la Commission discutait de son rapport final et le rédigeait, mais les dépositions d'environ 150 témoins n'avaient toujours pas été transcrites lors de la remise du présent rapport.

59. Le manque de moyens matériels a constamment gêné ou restreint les travaux de la Commission sur le terrain de bien d'autres manières, trop nombreuses pour être énumérées.

VI. REMERCIEMENTS

60. La Commission tient à remercier les gouvernements ci-après de l'appui qu'ils lui ont fourni : Belgique, Canada, Danemark, Espagne, États-Unis d'Amérique, Irlande, Pays-Bas, Royaume-Uni et Suède. Cet appui a pris la forme de contributions financières au Fonds d'affectation spéciale(1), de personnel fourni à la Commission(2) pour l'aider dans ses travaux et d'un soutien apporté, d'une manière générale, à l'enquête.

61. La Commission tient également à remercier la Mission d'observation militaire de l'Organisation de l'unité africaine au Burundi de l'aide et de la collaboration inestimables dont elle lui a fait bénéficier lorsqu'elle a enquêté dans l'intérieur du pays, ce sur quoi on trouvera davantage de détails ailleurs dans le présent rapport.

62. La Commission exprime sa reconnaissance aux nombreuses organisations non gouvernementales internationales et burundaises et aux groupements non officiels qui lui ont apporté leur soutien, notamment sous forme d'information. À cet égard, l'organisation basée au Royaume-Uni International Alert mérite une mention spéciale.

63. La Commission rend hommage au dévouement et au courage dont ont fait preuve les membres de son personnel, tant burundais qu'étrangers. Elle tient particulièrement à citer sa Secrétaire exécutive, Mme Judith Schmidt (Suisse), dont la contribution à ses travaux a été extraordinairement précieuse.

(1) 1 Les contributions financires s'tablissent comme suit: Irlande, 150000dollars des tatsUnis; RoyaumeUni, 31250 dollars; Norvge, 49983dollars (la Norvge a galement dgag un montant supplmentaire pour lesfrais de matriel de transmission et les droits d'utilisation); Espagne, 10000dollars; Belgique, 336553,64 dollars; Sude, 73784,40 dollars; PaysBas, 250000dollars; Danemark, 49200dollars; tatsUnis d'Amrique, 500000dollars. (2) Les pays ciaprs ont dtach du personnel auprs de la mission. Le Canada a fourni deux enquteurs, du 12 au 28 mars. Les PaysBas ont fourni deux enquteurs, l'un du 25 mars au 31 mai et l'autre du 15 avril au 31 mai. LaSuisse a fourni la Secrtaire excutive de la mission, du 24 octobre 1995 au 31juillet 1996, et un secrtaire pour les transcriptions, du 14 avril au 15juillet 1996. Les tatsUnis ont fourni un enquteur, du 28 avril au 26maiet pendant sept jours en juin.

VII. DOCUMENTS ET ENREGISTREMENTS

64. L'ensemble des renseignements recueillis par la Commission sous forme de documents et d'enregistrements ont été placés sous la garde du Secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies.

DEUXIÈME PARTIE : CONTEXTE GÉNÉRAL

I. GÉOGRAPHIE

65. Le Burundi jouxte le Rwanda au nord, la Tanzanie à l'est et au sud et le Zaïre à l'ouest; il est séparé de ce dernier par la rivière Rusizi au nord et le lac Tanganyika au sud. Avec une superficie de 26 000 kilomètres carrés, c'est un des plus petits pays d'Afrique. L'accès à l'océan Indien, situé à 1 200 kilomètres, se fait soit par bateau sur le lac Tanganyika puis en traversant la Tanzanie par chemin de fer, soit par la route, en traversant le Rwanda, l'Ouganda et le Kenya.

66. Le Burundi comporte les régions naturelles suivantes : à l'ouest une plaine sur la rive occidentale de la rivière Rusizi, dénommée l'Imbo, et une bande étroite de largeur variable sur la rive orientale du lac Tanganyika, à une altitude d'environ 800 mètres, bordée à l'est par une chaîne montagneuse qui parcourt le pays du nord au sud et sépare les bassins du Nil et du Zaïre. Cette chaîne s'appelle Mugamba et son versant occidental, Mirwa. À l'est se trouve le plateau central, qui a la forme d'un triangle dont le sommet serait tourné vers le sud. Son altitude varie entre 1 900 et 1 600 mètres, et il est couvert de collines abruptes séparées par des vallées marécageuses. Ce paysage couvre à peu près les deux tiers du pays et s'étend jusqu'au Rwanda. On y trouve les régions traditionnelles de Bugesera, Bweru, Kirimino, Bututsi et Buyogoma. Au sud-est, le plateau se termine par un escarpement suivi d'une plaine de forme allongée, le Kumoso, qui se situe à une altitude d'environ 1 300 mètres et qui s'étend jusqu'en Tanzanie.

II. POPULATION

67. La population du Burundi est estimée à plus de 6 millions d'habitants. Sa densité — environ 250 habitants au kilomètre carré — est la plus forte d'Afrique. Dans le centre et le nord du plateau central, elle dépasse en moyenne 400 habitants, presque exclusivement des ruraux, par kilomètre carré.

68. Les estimations du taux d'accroissement de la population s'échelonnent entre 2,5 % et 3,5 % par an. La population a presque triplé depuis que le pays a gagné son indépendance en 1962, date à laquelle elle était estimée à 2 300 000 habitants.

69. La langue nationale est le Kirundi, que parlent tous les Burundais. Le français est également une langue officielle, mais seuls les Burundais instruits le parlent couramment. La population rurale parle uniquement le Kirundi, de même qu'une grande partie de la population urbaine. De nombreux citadins parlent également le swahili.

70. Bien qu'il n'existe pas de données fiables, on estime qu'environ 85 % de la population est hutue et 15 % tutsie. Un troisième groupe, les Twas, représente moins de 1 %. Ces groupes sont souvent appelés "groupes ethniques" bien qu'ils partagent la même culture, la même histoire et la même langue (le Kirundi, une langue du groupe bantou presque identique à celle parlée au Rwanda) et qu'aucune caractéristique physique ou autre ne permette de distinguer sans se tromper, même si on est soi-même burundais. Un individu appartient au même groupe ethnique que son père. Traditionnellement, les mariages mixtes entre Hutus et Tutsis ont toujours été courants.

71. Presque 95 % de la population est rurale. La population actuelle de la capitale, Bujumbura, est difficile à estimer. En 1993, elle s'élevait à environ 250 000 habitants, soit à peu près 80 % de la population urbaine du pays. La deuxième ville est Gitega, avec une population d'environ 15 000 habitants; la troisième, Ngozi, en compte approximativement 8 000. Les autres chefs lieux de provinces ne sont guère plus que des villages.

72. La population rurale est dispersée, chaque famille étant propriétaire de son lopin de terre, ce qui fait que sauf sur la rive des lacs et à l'exception des chefs lieux de provinces, il n'y a pratiquement ni villes ni villages.

III. ORGANISATION ADMINISTRATIVE

73. Le Burundi est une République parlementaire, où le pouvoir est partagé par un Président élu et un Premier Ministre désigné par le Parlement. Le pays est divisé en 15 provinces, à la tête de chacune desquelles est nommé un gouverneur. Chaque province est divisée en communes, dirigées par des "administrateurs communaux", et chaque zone en "collines", dirigées par un "chef de colline". La "colline de recensement", malgré son nom, ne correspond pas nécessairement à une colline. Elle peut en comprendre deux ou plusieurs, qu'on appelle alors "sous-collines", ou bien d'importantes étendues de terrain plat.

IV. ÉCONOMIE

74. En 1993, le produit national brut du Burundi était estimé à 230 milliards de francs burundais (environ 1,1 milliard de dollars des États-Unis). Le revenu par habitant, estimé à 180 dollars des États-Unis, était l'un des plus faibles d'Afrique. Le principal produit d'exportation est le café, dont le Burundi exporte aux alentours de 40 000 tonnes les meilleures années. La production de café est en déclin, pour cause de troubles internes et de surpeuplement. Les seules autres sources notables de devises sont les envois de fonds de Burundais vivant à l'étranger, l'aide extérieure et les dépenses d'administration locales de gouvernements étrangers et d'organisations internationales et non gouvernementales. En 1993, la valeur des exportations était de 67 millions de dollars des États-Unis, et celle des importations de 211 millions. La dette extérieure du Burundi a augmenté de 40 millions de dollars pour atteindre 1 064 millions de dollars.

75. La moitié environ du produit national brut provient de l'agriculture, ce taux étant l'un des plus élevés au monde. L'essentiel de la production agricole sert à assurer la subsistance des agriculteurs eux-mêmes. La superficie moyenne

des exploitations rurales, qui était d'environ 1,5 hectare au moment de l'indépendance, en 1962, est aujourd'hui inférieure à 0,80 hectare.

76. Hormis la région de l'Imbo et les hauts plateaux méridionaux, le Burundi compte peu de grands pâturages. L'élevage du bétail constitue rarement la source unique, ou même principale, de subsistance des familles rurales.

77. Même avant la crise actuelle, et le profond marasme où elle les a plongées, les activités industrielles et minières fournissaient moins d'un cinquième du produit national brut.

V. HISTOIRE

78. Lors de la conquête allemande, en 1893, le Burundi était un royaume unifié et indépendant qui s'étendait sur les hauts plateaux du centre. La caste régnante, les Baganwa, était placée au-dessus tout à la fois des Hutus et des Tutsis et se réclamait d'un lignage mixte. Sous le Roi et les autres Baganwa, des Hutus comme des Tutsis exerçaient des fonctions d'influence et de prestige. Les annales de la période précoloniale ne font état d'aucun massacre ethnique. L'autorité judiciaire était exercée par le Roi lui-même, par les chefs locaux désignés par lui et par des sages nommés par consensus sur chaque colline, les Bashinganhaye.

79. Sous l'occupation coloniale allemande, qui a pris fin en 1916, puis sous le mandat belge, le pays était formellement gouverné par l'entremise du Roi (administration indirecte). Dans les dernières années du mandat, le Roi n'était plus qu'un symbole. L'administration coloniale était généralement favorable aux Tutsis, désavantageant ainsi les Hutus et accentuant la différenciation sociale et économique entre les deux groupes. Les Belges ont instauré une administration commune pour le Burundi et le Rwanda siégeant à Bujumbura. Jusqu'à l'indépendance, les Burundais et les Rwandais étaient tous deux minoritaires à Bujumbura.

80. La fin du mandat approchant, le Prince Louis Rwagasore, fils aîné du Roi, a fondé un parti politique multiethnique, l'Union pour le progrès national ou UPRONA, en prenant pour modèles les autres mouvements de libération nationale de l'Afrique. Les autorités belges favorisaient un parti concurrent, plus docile, le Parti démocratique chrétien ou PDC, dirigé par une branche rivale de la famille royale. Aux élections nationales qui devaient déboucher sur l'indépendance du pays, l'UPRONA a remporté une victoire écrasante. Peu de temps après, le Prince Rwagasore était assassiné à l'instigation des dirigeants du PDC. Un premier ministre tutsi membre de l'UPRONA, André Muhirwa, a dirigé le premier gouvernement du Burundi indépendant, qui est devenu une monarchie constitutionnelle.

81. Pour comprendre l'évolution politique du Burundi après l'indépendance, il faut connaître celle parallèle de son jumeau, le Rwanda. Les deux pays partagent en effet la même culture, pratiquement la même langue et la même composition "ethnique". Ils ont à peu près la même superficie, la même population et les mêmes caractéristiques géographiques, à cette différence près qu'au Rwanda, la famille royale et la noblesse étaient tutsies. Les Tutsis détenaient depuis des siècles le monopole du pouvoir. Lors de la conquête

allemande, le Rwanda était une monarchie unifiée et indépendante depuis plus longtemps que le Burundi.

82. Pour contrer la pression des Tutsis, qui réclamaient une indépendance conforme à leurs propres desiderata, les Belges ont favorisé un soulèvement hutu au Rwanda, en 1959, qui a abouti à la proclamation de l'état d'urgence et à la fin effective de la suprématie tutsie. Le Rwanda a accédé à l'indépendance en 1962, sous un gouvernement hutu élu, dirigé par Grégoire Kayibanda. Les Tutsis n'exerçaient plus aucun pouvoir politique réel. En décembre de l'année suivante, pour la première fois dans les anales de l'histoire rwandaise, quelque 20 000 Tutsis ont été massacrés par des Hutus et de nombreux Tutsis ont pris le chemin de l'exil. Persécutions et exil resteront le lot des Tutsis pendant les années qui ont suivi. La plupart des exilés se sont rendus en Ouganda, mais nombreux sont ceux qui se sont installés au Burundi et dans d'autres pays.

83. Au Burundi, la lutte politique a pris un tour de plus en plus ethnique. En 1965, les élections législatives ont donné aux Hutus une majorité de plus des deux tiers au Parlement mais, les Tutsis s'étant opposés à la désignation d'un premier ministre hutu, le Roi a nommé un membre de la famille royale chef du Gouvernement. La même année, des officiers hutus ont fait une tentative de coup d'État et une milice de jeunes Hutus a massacré des familles tutsies dans deux localités de la province de Muramvya. Ce premier massacre ethnique a fait près de 500 victimes. L'armée, sous le commandement du capitaine Michel Micombero, officier tutsi du clan des Hima dans la province de Bururi, a mené une répression ethnique sanglante, avec le concours de milices tutsies. Plusieurs milliers de Hutus ont péri et une purge a chassé les Hutus de la plupart des postes de pouvoir.

84. En 1966, Micombero a renversé la monarchie pour assumer la totalité du pouvoir. Il a placé au sein de l'armée — à la base comme dans la hiérarchie — un grand nombre de Tutsis membres de son propre clan, et cette situation perdure aujourd'hui encore. Seul parti légal, l'UPRONA a certes conservé son apparence biethnique mais il n'était plus qu'un simple instrument entre les mains de la dictature militaire.

85. En avril 1972, des Hutus formés à l'étranger ont perpétré un massacre de plusieurs milliers de Tutsis, hommes, femmes et enfants, dans la région bordant le lac Tanganyika, dans le sud du pays, tandis que d'autres groupes armés tentaient d'attaquer Bujumbura, Gitega et Cankuso. Le régime de Micombero a répondu par une répression génocidaire qui aurait fait plus de 100 000 victimes et contraint à l'exil plusieurs centaines de milliers de Hutus. Les Hutus ayant le moindre niveau d'instruction qui n'avaient pas réussi à s'enfuir à l'étranger ont été systématiquement tués partout dans le pays, y compris des lycéens. Cette répression, qui s'est poursuivie pendant des mois, a été dénoncée devant les Nations Unies par le Gouvernement rwandais. Au Rwanda, la persécution des Tutsis s'est accentuée et, l'année suivante, un coup d'État a débouché sur la dictature militaire de Juvénal Habyarimana, qui devait diriger le pays jusqu'à sa mort en 1994. Son régime a poursuivi les pogroms antitutsis, et les Tutsis ont continué de fuir le pays par milliers.

86. Conséquence de la répression au Burundi, les Hutus ont été privés de tout pouvoir politique effectif, dans ce pays, y compris au plan local. Aucun

changement notable n'est intervenu à cet égard sous la dictature de Jean-Baptiste Bagaza, autre officier tutsi du clan des Hima, qui a renversé Micombero en 1976 et, comme son prédécesseur, a dirigé un gouvernement de parti unique qui s'appuyait sur le bloc des pays de l'Est. Cela dit, aucun massacre ethnique n'a été perpétré sous son règne.

87. Bagaza a été à son tour renversé en 1987, par encore un autre officier tutsi du clan des Hima, Pierre Buyoya. Hormis ses choix de politique internationale, le régime de Buyoya n'était pas au départ fondamentalement différent de celui de ses prédécesseurs. En 1988, des Hutus ont massacré plusieurs centaines de Tutsis à Ntega et Marangara, deux communes situées à la frontière avec le Rwanda, dans ce qui est aujourd'hui la province septentrionale de Kirundo. L'armée a réagi par une répression brutale et aveugle. Plusieurs milliers de Hutus ont été tués et des dizaines de milliers se sont réfugiés au Rwanda. La réaction internationale suscitée par cette répression a conduit Buyoya à libéraliser son régime et à permettre une certaine participation politique des Hutus, sans pour autant modifier le système du parti unique. Un premier ministre hutu a été nommé et de nombreux Hutus ont occupé des postes importants, y compris des postes de ministre et de gouverneur de province.

88. Au Rwanda, en 1990, un groupe armé composé essentiellement de Tutsis exilés venus d'Ouganda, le Front patriotique rwandais ou FPR, a tenté d'envahir le pays. Cette invasion a été repoussée, avec le concours de troupes françaises, belges et zaïroises, mais le FPR a lancé dans le nord du Rwanda une véritable guerre de guérilla qui lui a permis de contrôler une partie du territoire et qui a relancé la persécution des Tutsis par le régime de Habyarimana.

89. Au Burundi, alors que le processus de libéralisation suivait son cours, un parti hutu clandestin, le Parti pour la libération du peuple hutu ou PALIPEHUTU, a attaqué des postes de l'armée et des civils tutsis dans la province de Cibitoke, frontalière à la fois du Rwanda et du Zaïre, et dans celles de Bubanza et de Bujumbura, frontalières du Zaïre. Plusieurs centaines de personnes ont été tuées. La répression qui a suivi, et qui a fait des centaines sinon des milliers de morts parmi les Hutus, fut toutefois moins aveugle que dans les précédentes.

90. Cette résurgence de la violence n'a pas interrompu le processus de réconciliation ethnique. Encouragé et soutenu par les pays occidentaux, au milieu de la vague de démocratisation qui a suivi la fin de la guerre froide, Buyoya a autorisé la mise en route d'un processus électoral libre et multipartite que sont venues couronner les élections de 1993. Des Hutus éduqués qui avaient survécu au massacre de 1972 et avaient passé plusieurs années en exile au Rwanda, associés à un petit nombre de Tutsis, ont fondé le Front pour la démocratie au Burundi ou FRODEBU, auquel quelques Tutsis, tout aussi peu nombreux, ont adhéré et qui a rapidement acquis le soutien de la majorité hutue. Le candidat du FRODEBU, Melchior Ndadaye, un Hutu, a remporté les élections avec 65 % des suffrages. Aux élections parlementaires organisées peu de temps après, les candidats du FRODEBU ont obtenu 71 % des suffrages. Le parlement issu de ces élections comprenait 69 Hutus et 12 Tutsis, dont huit membres du FRODEBU, qui a remporté 65 des 81 sièges.

91. Pendant que ce processus électoral se déroulait au Burundi, au Rwanda, le Gouvernement et le FPR sont convenus d'un cessez-le-feu en février et des négociations se sont engagées en vue de la mise en place d'un gouvernement biethnique d'unité nationale.

VI. LA PRÉSIDENCE DE MELCHIOR NDADAYE

92. Après avoir réprimé une tentative de coup d'État menée par des officiers de l'armée, le 3 juillet 1993, Ndadaye a pris ses fonctions le 10 du même mois. Il a nommé premier ministre une Tutsie membre de l'UPRONA, Sylvie Kinigi, et a accordé le tiers des portefeuilles ministériels à l'UPRONA. Des Tutsis, membres du FRODEBU ou de l'UPRONA, détenaient le tiers des postes ministériels. Deux membres de l'UPRONA ont été désignés gouverneurs de province.

93. Pendant les trois mois qu'a durés la présidence Ndadaye, une harmonie et une prospérité sans précédent ont régné dans le pays. Quelques facteurs de tension sont néanmoins apparus :

a) Les médias profitaient souvent de leur liberté acquise de fraîche date pour tenir des propos incendiaires aux fâcheux effets sur une population peu habituée au débat public;

b) Certains marchés et concessions approuvés par le Gouvernement précédent ont été remis en question, lésant ainsi de puissants intérêts économiques étroitement liés à l'élite tutsie et à l'armée;

c) À l'échelon des communes et des collines, la prise de pouvoir par les nouvelles autorités liées au FRODEBU a été quasi totale sur l'ensemble du territoire;

d) Des milliers de Hutus qui avaient pris le chemin de l'exil après 1972 ont commencé à rentrer chez eux et à exiger que leurs terres leurs soient rendues. Le Président Ndadaye a certes proposé qu'ils soient réinstallés dans des zones périphériques mais, dans les faits, les autorités locales ont procédé à de nombreuses expulsions. Le Burundi étant ce qu'il est, les familles expulsées se sont retrouvées sans moyens de subsistance;

e) Mais le facteur le plus important tient au fait que certains changements ont touché l'institution militaire. La gendarmerie, corps militaire à part entière relevant du même commandement que l'armée et ayant la même composition ethnique, a été dotée d'un commandement distinct. Des changements ont été apportés aux critères d'admission à certains établissements de formation de l'armée et de la police, faisant craindre à l'armée que le recrutement annuel de soldats prévu pour novembre soit fait dans de nouvelles conditions qui pourraient affaiblir la domination tutsie, voire y mettre fin.

94. Le jeudi 21 octobre 1993, un coup d'État militaire avait lieu à Bujumbura au cours duquel le Président Ndadaye a été assassiné. On trouvera une description détaillée de ces événements dans la partie pertinente du présent rapport.

VII. LES ÉVÉNEMENTS QUI ONT SUIVI L'ASSASSINAT

95. Dans la journée du jeudi 21 octobre, les membres du Gouvernement qui avaient survécu se sont réfugiés dans des ambassades de pays étrangers ou sont entrés dans la clandestinité.

96. Vers 14 heures ce jour-là, un "comité de gestion de la crise" a été constitué au quartier général de l'armée. Cet organe était présidé par François Ngeze, député hutu membre de l'UPRONA et ex-ministre de l'intérieur du gouvernement Buyoya, le lieutenant-colonel Jean Bikomagu, chef d'état-major de l'armée et deux autres lieutenants-colonels, Pascal Simbanduku et Jean-Bosco Daradangwe. Le lieutenant-colonel Sylvestre Ningaba, qui avait été libéré de prison, les a rejoints par la suite. Le Comité a ordonné aux commandants militaires dans les provinces d'arrêter les gouverneurs et de les remplacer, a replacé la gendarmerie sous le commandement de l'armée et a convoqué les dirigeants politiques et les diplomates étrangers pour "examiner les moyens de gérer la crise". À 21 heures, Ngeze, se présentant comme le président d'un fantomatique "Conseil national de salut public", a annoncé un certain nombre de mesures en vue de "gérer la crise", entre autres le remplacement des gouverneurs.

97. Radio Rwanda a annoncé le coup d'État et l'arrestation du Président tôt dans la matinée du jeudi 21 octobre. Le même jour, presque partout dans le pays, des arbres ont été abattus et des ponts coupés pour bloquer les routes. En de nombreux endroits, des Tutsis, jeunes gens et hommes adultes, ainsi que quelques Hutus membres de l'UPRONA ont été rassemblés et pris en otages. Dans la soirée, l'assassinat des otages a commencé.

98. En début de soirée, Radio Rwanda a annoncé la mort du Président Ndadaye. Jean Minani, le Ministre burundais de la santé, qui se trouvait alors à Kigali, s'est adressé au peuple burundais sur les mêmes ondes pour l'exhorter à résister au coup d'État.

99. Vendredi et samedi, parallèlement aux tentatives de négociation entre le Comité et les membres du Gouvernement qui s'étaient réfugiés dans les ambassades, le massacre des otages s'est poursuivi et a pris de l'ampleur, au point que des familles tutsies entières étaient abattues, en même temps que l'armée réprimait les Hutus en dégageant progressivement les routes.

100. Dans la soirée du samedi 23, la réinstallation du Gouvernement civil a été annoncée et, le lendemain, les autorités, en collaboration avec les deux partis politiques et l'armée, ont tenté de mettre fin au carnage dans le pays. Le Gouvernement siégeait d'abord dans des bureaux de l'ambassade de France puis, pendant quelque temps, dans un hôtel de tourisme. À l'issue de longues négociations, Cyprien Ntaryamira, Hutu membre du FRODEBU, a été élu Président par l'Assemblée et a nommé comme Premier Ministre un Tutsi membre de l'UPRONA. L'opposition détenait 40 % des portefeuilles ministériels. Alors qu'une paix relative régnait à l'intérieur du pays, de violents affrontements interethniques ont éclaté à Bujumbura, qui avait été épargnée pendant les journées qui ont suivi l'assassinat de Ndadaye.

101. Le 6 avril 1994, le Président Ntaryamira périssait dans un accident d'avion à Kigali, en même temps que le Président rwandais Habyarimana.

102. Au Rwanda, les Tutsis ont été victimes d'un génocide systématique au cours duquel plus d'un demi-million de personnes ont perdu la vie. Le FPR a repris son offensive militaire et a occupé Kigali en juillet 1994. Plus d'un million de Hutus, dont les militaires et les membres des milices armées qui avaient participé au génocide, ont franchi la frontière pour se réfugier au Zaïre.

103. Au Burundi, le Président de l'Assemblée, Sylvestre Ntibantunganya, Hutu membre du FRODEBU, a pris la présidence et a maintenu le gouvernement de coalition bipartite constitué par son prédécesseur. Les négociations entre les partis se sont poursuivies, avec l'encouragement des Nations Unies, et ont abouti à l'adoption, le 10 septembre 1994, d'un pacte, dit "convention de gouvernement", qui prévoyait un partage du pouvoir entre les deux principaux partis politiques pour le restant du mandat présidentiel.

104. La conclusion de ce pacte n'a cependant pas empêché une détérioration progressive de la situation. Certaines factions tutsies, notamment le PARENA ("Parti pour le redressement national") de l'ex-Président Bagaza, ont refusé de s'y associer, tandis qu'une branche du FRODEBU, conduite par Léonard Nyangoma, un Hutu, l'a rejeté et a créé un organisme rival, le Conseil national de défense de la démocratie ou CNDD. À la suite de violences commises par de jeunes miliciens tutsis, et tolérées sinon activement soutenues par les forces armées, de violents affrontements interethniques ont éclaté à Bujumbura et ont conduit à l'expulsion de la quasi totalité de la population hutue de la ville. Dans l'intérieur du pays, les survivants tutsis des massacres sont restés dans des camps où leurs conditions de vie étaient très difficiles, sans pouvoir regagner leurs foyers. Les Forces de défense de la démocratie (FDD), bras armé du CNDD, ont entamé une guérilla visant tant les soldats que les civils tutsis. L'armée a réagi par une répression souvent aveugle. La crise économique s'est approfondie.

TROISIÈME PARTIE : ENQUÊTE SUR L'ASSASSINAT

I. OBJET DE L'ENQUÊTE

105. Afin d'établir les faits concernant l'assassinat du Président Ndadaye, en application de la résolution 1012, la Commission devait nécessairement examiner les faits relatifs à la tentative de coup d'État au cours de laquelle l'assassinat a été perpétré. Mais le coup d'État proprement dit, bien qu'étant un acte criminel en soi, ne faisait pas partie de l'objet de l'enquête menée par la Commission.

106. L'enquête de la Commission portait certes sur les faits concernant l'acte d'exécution proprement dit, qui a été commis par des soldats dans un camp militaire de Bujumbura, mais sa principale finalité était de déterminer qui avait donné l'ordre d'assassiner le Président, si cet assassinat avait été prémédité dans le cadre de la préparation du coup d'État et, dans l'affirmative, qui avait participé à l'élaboration et à la mise en oeuvre de ce plan.

II. MÉTHODOLOGIE

107. La Commission a mené ses investigations en recherchant et en entendant des témoignages et en recherchant des éléments de preuve écrits ou autres qui pouvaient avoir un rapport avec l'enquête. Elle a voulu entendre, parmi les témoins militaires, aussi bien les officiers, qui avaient publiquement prétendu que le coup d'État et l'assassinat étaient l'oeuvre de soldats et de sous-officiers rebelles devenus incontrôlables, que le plus grand nombre possible de ces soldats et sous-officiers.

108. Les faits que la Commission devait établir avaient été précédemment relatés dans les rapports de la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH) et de Aké/Huslid. La Commission s'est procuré les enregistrements des témoignages pertinents recueillis par ces deux organisations, et a entendu les membres de la commission constituée par de la FIDH qui avaient enquêté sur le coup d'État et sur l'assassinat. Ces enregistrements, ainsi que les documents fournis par la FIDH, ont servi de sources mais n'ont pas été considérés comme des éléments de preuve à l'appui des conclusions de la Commission.

III. ACCÈS AUX ÉLÉMENTS DE PREUVE

109. La Commission a rencontré des difficultés insurmontables dans sa recherche des éléments de preuve pertinents. L'assassinat du Président Ndadaye ayant eu lieu au milieu d'un coup d'État militaire, il a fallu rechercher les éléments de preuve dans des dossiers et archives militaires et dans les témoignages d'officiers et d'hommes de troupe. Or, la Commission n'a pu ni examiner ces dossiers et archives ni convoquer ces témoins pour les entendre directement; elle a dû agir par l'entremise du Ministère burundais de la défense. Une demande de communication d'une transcription des archives n'a donné aucun résultat, pas plus que la demande de communication des noms des sous-officiers et soldats des deux unités qui se seraient rebellées, le 1er bataillon parachutiste et le 11e bataillon blindé, et de l'unité chargée de la protection du Président, le 2e bataillon commando.

110. S'agissant des témoins militaires, la Commission a demandé en novembre 1995 à s'entretenir avec le Ministre de la défense, le lieutenant-colonel Firmin Sinzoyiheba, mais ce n'est que le 23 janvier, après plusieurs demandes répétées, qu'elle a été reçue par le Ministre. Celui-ci a promis de nommer un officier de liaison, mais ne l'a fait qu'en février, après un rappel écrit de la Commission. Par l'entremise de l'officier de liaison, la Commission a demandé à entendre 51 témoins, dont 40 seulement se sont présentés. Elle n'a pas pu citer à comparaître les sous-officiers et hommes de troupe des unités susmentionnées, parce que la demande de communication de leurs noms est restée sans réponse et que les officiers qui ont témoigné ont prétendu ne pas connaître ces noms. La Commission a pu obtenir la comparution des prisonniers militaires par l'entremise du Procureur général de la République, Jean-Bosco Butasi. Elle a demandé et obtenu une liste des personnes emprisonnées à raison d'actes commis durant les événements d'octobre 1993, mais elle n'avait aucun moyen d'en vérifier l'exactitude. La Commission a bénéficié de toute la coopération voulue en ce qui concerne la comparution de ces prisonniers.

111. La situation du Burundi sur le plan de la sécurité a été la source de difficultés tout aussi grandes. Bien que théoriquement sous les ordres du Président civil, l'armée constitue de l'avis général un pouvoir autonome, et elle a été publiquement accusée d'être responsable non seulement du coup d'État et de l'assassinat du Président Ndadaye, ainsi que de la terrible répression qui a suivi, mais également de participer aujourd'hui encore, en toute impunité, à l'assassinat d'innombrables civils. De surcroît, l'armée n'a en rien changé, ni dans sa composition ni dans son commandement, depuis l'assassinat du Président Ndadaye.

112. Dans ces conditions, et faute de pouvoir offrir la moindre protection ou immunité aux témoins, la Commission pouvait difficilement s'attendre à recueillir des témoignages pouvant incriminer l'armée. Il convient de garder à l'esprit à ce sujet que la Commission n'avait aucun moyen de déceler une éventuelle surveillance électronique de ses locaux, chose dont certains témoins eux-mêmes pouvaient avoir connaissance ou qu'ils pouvaient soupçonner, et que des gendarmes en uniforme montaient la garde devant le bâtiment où se trouvaient ces locaux.

IV. ORGANISATION DES TRAVAUX DE LA COMMISSION

113. Du 29 octobre au 20 décembre, tous les membres de la Commission ont mené collectivement les investigations portant tant sur l'assassinat que sur les massacres et autres actes de violence graves connexes qui ont suivi. Le 9 janvier, l'enquête sur l'assassinat a été confiée au Commissaire Herrera et au Commissaire Maurice, ainsi que les investigations dans la province de Gitega. Le 7 février, elle a été confiée au Président et au Commissaire Güney. Le 23 avril, le Commissaire Güney a dû s'absenter du Burundi, et les investigations ont été confiées au Commissaire Maurice. Revenu au Burundi le 9 mai, le Commissaire Güney a repris les investigations et le Commissaire Maurice est reparti enquêter dans la province de Gitega. Lorsque le Commissaire Güney a démissionné de la Commission, le 16 mai, le Commissaire Maurice a de nouveau repris l'enquête, qu'il a menée jusqu'au bout.

114. Au cours de leurs investigations, les membres de la Commission ont aussi entendu des témoins en Ouganda , en France et en Côte d'Ivoire. La Commission a entendu au total 61 témoins militaires et 25 témoins civils.

V. LE DÉROULEMENT DES FAITS SELON LES TÉMOINS

A. 3 juillet 1993

115. Le 3 juillet 1993, des hommes du 2e bataillon commando ont fait une tentative de coup d'État peu de temps avant la prestation de serment du Président Melchior Ndadaye. La tentative de coup d'État a échoué et ordre a été donné d'arrêter plusieurs officiers et soldats, parmi lesquels le lieutenant- colonel Sylvestre Ningaba, qui avait été Chef de cabinet du Président Buyoya, le major Bernard Buzokosa, le major Jean Rumbete, le capitaine René Bucumi, le capitaine François-Xavier Nintunze et le commandant Hilaire Ntakiyica.

B. 10 juillet 1993

116. Le Président Ndadaye a prêté serment le 10 juillet 1993 et s'est installé dans l'ancien palais présidentiel. Le palais présidentiel se trouve au milieu d'un vaste périmètre entouré d'un haut mur d'enceinte, au coin nord-ouest de l'intersection de deux larges avenues dans le centre de la ville. Au nord du palais se trouve l'ancien hôtel Méridien, rebaptisé Source du Nil. Un terrain de golf s'étend au-delà de l'enceinte extérieure ouest et d'une partie de l'enceinte extérieure nord.

C. 11 octobre 1993

117. Vers 11 heures, le lieutenant Gratien Rukindikiza, chef des gardes du corps du Président, selon son propre témoignage, a reçu du lieutenant-colonel Jean Bikomagu, chef d'État major de l'armée, l'ordre de partir pour Maurice l'après- midi même, afin d'y préparer la venue du Président, attendu pour la réunion des chefs d'État francophones qui devait se tenir du 16 au 18 octobre. Bikomagu lui a également donné l'ordre de revenir avant le 21 octobre, sans lui donner aucune explication. Avant de quitter Bujumbura, Rukindikiza a dit au lieutenant- colonel Pascal Simbanduku, Président de la Cour militaire, qu'il soupçonnait qu'un coup d'État était en préparation, en mentionnant les noms de certains officiers, dont celui de Lucien Rufyiri et de Somisi.

D. Lundi 18 octobre 1993

118. Le Président Ndadaye rentre du sommet de Maurice le 18 octobre.

119. Le même jour, le Ministre de la défense, le lieutenant-colonel Charles Ntakije, était informé par le chef d'état-major de la gendarmerie, le lieutenant-colonel Epitace Bayaganakandi, que selon des sources fiables, un coup d'État était en préparation. Des rumeurs de coup d'État avaient commencé à circuler avec insistance le même jour.

E. Mardi 19 octobre 1993

120. Le Président Ndadaye a présidé le mardi 19 octobre un conseil des ministres, qui a duré toute la journée et a repris le lendemain jusqu'au soir.

F. Mercredi 20 octobre 1993

121. Le mercredi 20 octobre, le major Dieudonné Nzehimana, chef des renseignements militaires, a informé ses supérieurs qu'une tension était perceptible parmi certains soldats de la capitale.

122. Vers 13 heures, le commandant du 2e bataillon commando, le major Isaïe Nibizi, dont l'unité fournissait les hommes qui composent la garde présidentielle, a demandé si l'épouse du Président se trouvait encore au palais et a reçu une réponse affirmative.

123. Vers 16 heures, le major Isaïe Nibizi, commandant du 2e bataillon commando, a demandé à rencontrer d'urgence le chef de cabinet du Président, Frédéric Ndayegamiye, et lui a dit que des éléments du 1er bataillon parachutiste et du

11e bataillon blindé, tous deux cantonnés à Camp Para, préparaient un coup d'État, qu'ils étaient très excités et qu'ils avaient l'intention d'arrêter certaines personnalités politiques, dont ils craignaient qu'elles se soient déjà enfuies. Le major Nibizi a ajouté qu'il avait informé l'état-major général de l'armée qu'un coup d'État était imminent. Il a demandé à Ndayegamiye de lui fournir un véhicule banalisé pour faire une tournée d'inspection des unités concernées.

124. Ndayegamiye a alors pris contact avec Bikomagu et lui a demandé de vérifier les rumeurs qui circulaient. Bikomagu lui a répondu qu'il s'était rendu en personne au "1er Para" et n'avait constaté rien d'anormal. Il l'a assuré qu'il ne se passerait rien.

125. Dans l'après-midi, plusieurs personnes, des commandants d'unités notamment, ont signalé à Bikomagu que des rumeurs circulaient à propos d'un coup d'État imminent. L'imminence d'un coup d'État a été évoquée au mess des officiers.

126. Le conseiller politique et diplomatique du Président, Antoine Ntamobwa, a été informé à 17 heures, par le chef d'état-major de la gendarmerie, le lieutenant-colonel Bayaganakandi, que le "1er Para" et le "11e Blindé" allaient faire un coup d'État le lendemain à 2 heures. Il a essayé en vain de prendre contact avec le Ministre de la défense, le lieutenant-colonel Ntakije, qui était en conseil des ministres.

127. Vers 18 heures, le lieutenant Joseph Rugigana du "2e Commando" a été informé par un officier de son unité, le capitaine Idelphonse Mushwabure, que quelque chose se tramait et qu'il devait rester sur ses gardes.

128. Le major Nibizi a ordonné à ses hommes de rester vigilants et d'avertir toutes les positions. Vers 20 heures, il a ordonné au capitaine Mushwabure d'aller prendre le commandement de la garde présidentielle au palais. Mushwabure a appelé un de ses subordonnés, le lieutenant Gabriel Bigabari, qui se trouvait au palais à la tête du détachement de la garde présidentielle, et lui a ordonné de mettre tous les hommes en état d'alerte, de préparer toutes les armes et de prendre toutes les mesures de sécurité nécessaires en attendant son arrivée.

129. Le conseil des ministres a pris fin à 21 heures. Le conseiller présidentiel Ntamobwa a alors informé Ntakije de la conversation qu'il avait eue avec Bayaganakandi. Le ministre a été informé que le coup d'État serait lancé à 2 heures, dans la nuit du 21 octobre, par des éléments du "1er Para" et du "11e Blindé".

130. Le Président Ndadaye a été informé de l'imminence d'un coup d'État par son ministre de la communication, Jean-Marie Ngendahayo, et il s'est fait confirmer cette information par le Ministre de la défense, en présence de l'attaché politique et diplomatique. Le Président a demandé que Ningaba, qui était incarcéré pour le coup d'État du 3 juillet, soit transféré dans une autre prison, mais le Ministre de la défense, le lieutenant-colonel Ntakije, l'a rassuré, affirmant que la gendarmerie viendrait renforcer la garde de la prison.

131. Le Président est arrivé au palais vers 21 h 30 et a dit à son épouse que, selon le Ministre de la communication, un coup d'État aurait lieu dans la nuit. Il semblait préoccupé et a laissé son téléphone cellulaire branché lorsqu'il s'est retiré dans ses appartements pour la nuit.

132. Lorsque le Secrétaire d'État chargé de la sécurité au Ministère de la défense, le lieutenant-colonel Lazare Gakoryo, est arrivé chez lui, il a appris que Bikomagu l'avait appelé. Il a essayé en vain de joindre ce dernier au téléphone.

133. Aux alentours de 21 h 30, le Ministre Ntakije qui se rendait à une réunion s'est arrêté au mess des officiers pour voir les commandants du "1er Para" et du "11e Blindé". Il n'a trouvé que le commandant du "1er Para", le major Juvénal Niyoyunguruza, qui lui assuré qu'il n'avait rien entendu d'anormal et a minimisé le danger. Le Ministre lui a dit de surveiller la situation de près avec le commandant du "11e Blindé". Il a recommandé que les deux officiers passent la nuit dans le camp, avec leurs unités respectives.

134. Vers 22 heures, Ntakije a tenu une réunion avec Bikomagu, Bayaganakandi, Nibizi, le major Ascension Twagiramungu, chef de la section des opérations, le major Nzehimana et un autre officier chargé de l'information à l'état-major de la gendarmerie. Il a été décidé que des mesures seraient prises pour juguler toute action que les troupes entreprendraient et que Twamiramungu tiendrait Ntakije au courant. Ces mesures consistaient notamment à dépêcher des unités du "2e Commando" qui disposaient de plusieurs véhicules blindés pour garder les ponts sur le fleuve Muha et empêcher ainsi tout autre véhicule blindé de parvenir au palais présidentiel. Aucune mesure n'a été décidée pour empêcher éventuellement des fantassins de franchir le fleuve, ce qui pouvait se faire aisément en tous points de celui-ci. Les témoignages sont contradictoires en ce qui concerne la question de savoir si Ntakije a informé le Président du résultat de cette réunion.

135. Aux alentours de 23 heures, le major Niyoyunguruza a téléphoné au major Sophonie Kibati, officier de garde à l'état-major de l'armée, pour lui signaler une activité inhabituelle à Camp Para, et il lui a été répondu qu'il devait cacher les clefs du dépôt d'armes.

136. À 23 heures, le capitaine Mushwabure est arrivé au palais présidentiel, non sans s'être arrêté en chemin au domicile du capitaine Térence Cishahayo, officier du "2e Commando", pour lui dire de retourner auprès de son unité. Mushwabure a pris la relève du lieutenant Bigabari à la tête du détachement, qu'il a placé en état d'alerte, et a informé le Président que l'imminence d'un coup d'État avait été confirmée.

137. Vers 23 h 30, le lieutenant Léonidas Sindarusiba, du "2e Commando", est arrivé à Camp Muha, où son unité était cantonnée; il a rencontré le major Nibizi et le lieutenant Rugigana à la cantine. Le major Nibizi leur a demandé de se tenir prêts car un coup d'État se préparait.

138. À peu près au même moment, le lieutenant-colonel Gakoryo a eu une conversation téléphonique avec le lieutenant-colonel Bikomagu, qui lui a dit qu'il régnait dans l'après-midi une tension considérable chez les soldats du

"1er Para" et du "11e Blindé" et que ces derniers avaient même menacé leurs officiers. Gakoryo a demandé si des dispositions avaient été prises pour veiller à ce que les soldats ne traversent pas les ponts sur le fleuve Muha, qui sépare les camps militaires du centre de la ville. Bikomagu a répondu que le "2e Commando" défendrait les ponts. Gakoryo a ensuite téléphoné au lieutenant- colonel Bayaganakandi, qui a confirmé cette information.

139. Peu de temps avant minuit, le major Daniel Ningeri, commandant de Camp Base (camp de base des forces armées), qui se trouvait à son domicile, a entendu des coups de feu. Les témoignages sont contradictoires sur la question de savoir s'il a reçu à ce moment-là un coup de téléphone du capitaine Nicolas Ndihokubwayo, officier de garde à Camp Base, l'informant que des soldats avaient réussi à s'introduire dans ce camp et avaient obligé des chauffeurs à sortir les camions.

140. Vers minuit, le major Nibizi a donné l'ordre de préparer les véhicules blindés pour défendre les ponts sur le fleuve Muha. Avant qu'il ne parte, des véhicules blindés du "11e Blindé", roulant en direction du centre de la ville sont passés devant le camp. Les véhicules blindés du "2e Commando", sous les ordres du lieutenant Rugigana, ont quitté le camp et se sont retrouvés entre des véhicules du "11e Blindé" qui les précédaient et d'autres qui les suivaient. Des coups de feu ont éclaté dans toutes les directions.

G. Jeudi 21 octobre 1993 — de minuit à 2 heures

a) À Camp Para

141. Camp Para, où sont cantonnés et le "1er Para" et le "11e Blindé", se trouve dans la partie sud de Bujumbura, à environ 4 kilomètres du palais présidentiel. Camp Muha se trouve à quelques centaines de mètres plus loin. Le fleuve Muha, qui traverse la ville, se trouve à environ 1 kilomètre de là et enjambé par deux ponts.

142. Selon la plupart des témoignages, les mouvements de troupes à Camp Para ont débuté avant 1 heure, mais les témoignages sont très contradictoires quant à l'heure exacte. Le commandant du "1er Para", le major Niyoyunguruza, a affirmé que des soldats conduits par le caporal Juvénal Gahungu ont fait irruption dans son bureau dès 23 heures, alors qu'il venait de faire rapport sur la situation au major Kibati, officier de garde à l'état-major (Kibati, de son côté, a déclaré avoir reçu cet appel aux alentours de 2 heures). Niyoyunguruza affirme avoir été ensuite retenu de force dans un garage.

143. Des hommes du "1er Para", accompagnés de véhicules blindés du "11e Blindé", ont quitté le Camp et se sont rendus directement au palais, sans rencontrer aucune opposition. Là encore, les témoignages sont très contradictoires quant à l'heure précise mais la plupart situent ces événements aux alentours de 1 h 30.

144. À partir de ce moment-là à peu près, au moins cinq détachements de soldats et de sous-officiers sont sortis du Camp pour installer des barrages militaires partout dans la ville, prendre l'état-major de l'armée, la base aérienne, la station de radio et la compagnie du téléphone, amener François Ngeze, un député hutu membre de l'UPRONA et ex-Ministre de l'intérieur dans le gouvernement

Buyoya, amener les lieutenants Jean-Paul Kamana et Jean Ngomirikiza du "11e Blindé", capturer plusieurs hauts fonctionnaires membres du FRODEBU, et essayer de rallier à leur cause les soldats de Camps Base et des camps de Ngagara, Kamenge et Muzinda. L'un de ces détachements, selon tous les témoignages sauf celui de l'intéressé, était conduit par le caporal Gahungu, lequel a, quant à lui, affirmé n'avoir jamais quitté le camp ce jour-là. Des témoins affirment que le caporal Nzeyimana l'accompagnait.

b) À Camp Muha

145. Camp Muha, cantonnement du "2e Commando" est situé près du fleuve dont il porte le nom.

146. Le major Nibizi a ordonné aux équipages des quatre véhicules blindés qu'il commandait de se tenir prêts à défendre les ponts sur le fleuve Muha. Selon la plupart des témoignages, il a donné cet ordre aux alentours de 1 heure. Toutefois, le commandant de l'escadron blindé, le lieutenant Rugigana, affirme que ce n'est qu'à 1 heure que quelqu'un envoyé par Nibizi est venu chez lui pour le réveiller et l'emmener au camp.

147. Vers 1 h 30, alors que les véhicules blindés allaient quitter Camp Muha sous le commandement de Rugigana, quelques véhicules blindés du "11e Blindé" sont passés devant l'entrée du camp et ont pris la direction du palais. Rugigana et ses véhicules blindés ont quitté Camp Muha et ont eux aussi pris la direction du palais, avec certaines unités du "11e Blindé" devant eux et d'autres derrière eux.

c) Au palais

148. La garde du palais, commandée par le capitaine Mushwabure, était composée d'une quarantaine d'hommes, le nombre donné par les témoins allant de 35 à 60. La garde, qui disposait de deux véhicules blindés, n'avait pas été renforcée.

149. Aux alentours de 1 heure, le capitaine Mushwabure a reçu un appel téléphonique du major Nibizi qui l'a informé que le coup d'État avait commencé à Camp Para.

150. Vers 1 h 30, le Président Ndadaye a reçu un appel téléphonique du Ministre Ntakije l'informant que le coup d'État avait commencé. Il a revêtu des habits civils, est sorti de la maison et a été mené dans un des véhicules blindés de la garde. Les témoignages recèlent des contradictions énormes sur ce point. Un témoin affirme que Mushwabure a fait monter le Président dans le véhicule blindé. Mushwabure, quant à lui, affirme que le Président, n'écoutant pas ses conseils, a tenu à monter dans le véhicule en faisant valoir que le Ministre Ntakije lui avait conseillé de le faire. Ntakije a déclaré avoir conseillé au Président de quitter le palais sur le champ dans un véhicule blindé. Madame Ndadaye affirme que Ntakije a simplement informé le Président du début du coup d'État et a raccroché sans autre commentaire.

151. Le Président est resté dans le véhicule blindé sans engager la conversation avec l'équipage. Il avait son téléphone cellulaire sur lui mais il ressort des enregistrements téléphoniques qu'il n'a fait aucun appel et n'en a reçu que

deux; l'un, qui a duré 27 secondes, de son chef de cabinet, qui lui a conseillé de partir sur-le-champ, et l'autre, qui a duré 40 secondes, d'un correspondant qui n'a pas été identifié. Mme Ndadaye a essayé de lui téléphoner mais elle n'a eu que le message enregistré disant que le téléphone était inaccessible.

152. Dans l'intervalle, Mme Ndadaye a téléphoné au Ministre des affaires étrangères, Sylvestre Ntibantunganya, au Chef de la Documentation nationale (services secrets), Richard Ndikumwami, au Ministre de l'agriculture, au Chef du Protocole, Jean-Marie Nduwabike et à quelques autres amis. Elle a appelé le Président du Rwanda, Juvénal Habyarimana, qui lui a dit qu'il avait déjà été informé du coup d'État.

153. Peu de temps après 1 h 30, des véhicules blindés du "11e Blindé" et deux véhicules blindés du "2e Commando", l'un commandé par le lieutenant Rugigana et l'autre par le lieutenant Augustin Managure, sont arrivés en même temps au palais. Les deux autres véhicules blindés du "2e Commando" avaient fait demi-tour en cours de route. Le capitaine Mushwabure s'est toutefois contredit à propos de leur heure d'arrivée.

154. Le lieutenant Rugigana est entré dans l'enceinte du palais avec son véhicule blindé en défonçant la grille d'accès à l'hôtel Méridien. Des soldats du "1er Para" qui ont essayé de le suivre à l'intérieur ont été refoulés sans qu'il y ait eu tir de coups de feu. Quelques instants plus tard, les troupes qui encerclaient le palais ont commencé à tirer à la mitraillette.

d) À l'état-major

155. Les locaux de l'état-major sont situés près du centre-ville, sur la rive nord du fleuve Muha.

156. Aux alentours de 1 heure, probablement, le major Kibati, officier de garde, a reçu un appel du commandant du "1er Para" l'informant que ses hommes s'étaient rebellés. Après avoir consulté le major Twagiramungu, chef de la section des opérations, il a appelé Bikomagu pour l'informer.

157. Kibati a aussi appelé le major Deo Bugegene, commandant de la base aérienne, et lui a dit de rejoindre sa base.

158. Selon le témoignage du Ministre Ntakije, avant 2 heures, celui-ci a téléphoné à Bikomagu, qui se trouvait à l'état-major et qui lui a conseillé de se cacher. Cette version des faits est contredite par le témoignage de Bikomagu et d'autres, qui affirment que Bikomagu n'est arrivé à l'état-major qu'aux alentours de 2 h 30.

e) Ailleurs

159. Selon son propre témoignage, le Ministre Ntakije se trouvait chez lui lorsqu'à 1 heure il a été réveillé par un appel de Twagiramungu l'informant que des préparatifs étaient en cours à Camp Para. Ntakije a demandé à son correspondant de vérifier si les mesures qu'il avait recommandées avaient été prises.

160. Ntakije affirme qu'il a alors appelé le Président Ndadaye pour l'informer. Il s'est ensuite rendu au Ministère de la défense. Avant d'entrer, il a, selon ses dires, téléphoné à Bikomagu, qui se trouvait à l'état-major et qui lui a conseillé d'entrer dans la clandestinité. Ntakije est ensuite passé chez lui avant d'aller se cacher dans le bureau d'un ami, où il est arrivé au moment où on a commencé à entendre des coups de feu dans la ville. Il est resté en contact avec Mme Ndadaye, qui se trouvait au palais, et avec Bikomagu. Il a reçu un appel du Ministre rwandais de la défense, qui lui a proposé son aide. Il affirme avoir appelé pratiquement tous les ministres et leur avoir conseillé de se cacher et de conseiller aux dirigeants du FRODEBU d'en faire de même.

161. Entre 1 h 30 et 2 heures, les officiers ci-après qui, accusés d'avoir participé au coup d'État du 3 juillet, étaient en prison à Bujumbura ont été libérés par les soldats : major Busokoza, capitaine Bucumi, capitaine Nintunze et major Rumbete.

H. Jeudi 21 octobre 1993 — 2 heures à 6 heures

a) Au palais

162. Vers 2 heures, une quinzaine de véhicules blindés du "11e Blindé" qui s'étaient massés face à la grille de l'hôtel Méridien ont tiré au canon, mais ont dû reculer lorsque la garde du palais a tiré quelques roquettes antichar, et ont pris position autour de l'enceinte extérieure du palais. Les tirs se sont poursuivis pendant une quinzaine de minutes. Il n'y a eu aucun blessé et ni les véhicules blindés ni le palais n'ont été endommagés.

163. Le Président est resté à l'intérieur du véhicule blindé, ne parlant qu'à Mushwabure. Madame Ndadaye et ses enfants sont restés à l'intérieur du palais.

164. Vers 5 heures, le lieutenant Managure, commandant du deuxième véhicule blindé du "2e Commando" qui était resté à l'extérieur de l'enceinte du palais, est entré à pied et a dit au lieutenant Bigabari que le lieutenant Kamana, commandant de l'escadron d'infanterie du "11e Blindé", qui dirigeait les soldats déployés autour du palais, menaçait de bombarder le palais si tout le monde ne sortait pas. Il a déclaré que le lieutenant Kamana l'a obligé à transmettre ce message. Le lieutenant Kamana, quant à lui, a déclaré dans son témoignage que non seulement il ne commandait pas les mutins mais que ceux-ci l'avaient même pris en otage.

165. Vers 5 h 30, les véhicules blindés qui entouraient l'enceinte extérieure ont recommencé à tirer au canon, touchant le deuxième étage du palais. L'un des enfants du Président, une fille, a été légèrement blessé par les gravats.

166. Le Président, à la demande pressante de Mushwabure, a changé de tenue pour revêtir un uniforme militaire et a été transféré dans le véhicule blindé de Rugigana. Madame Ndadaye, ses enfants et deux domestiques ont été emmenés dans un autre véhicule blindé. Celui-ci n'ayant pas démarré, ils ont été transférés dans le troisième véhicule blindé, qui est allé se placer à côté du véhicule blindé de Rugigani. Ils ont été alors tous transférés dans ce dernier véhicule, où ils ont retrouvé le Président. Hormis le fait d'informer le Président de sa

conversation avec le Président du Rwanda, Mme Ndadaye n'a rien dit d'autre à son époux.

167. Mushwabure a ensuite demandé au Président de le rejoindre hors du véhicule et tous les deux, accompagnés de Firmin Barengayabo, l'un des domestiques du palais, ont essayé de sortir en escaladant le mur septentrional mais ont découvert que des soldats se trouvaient de l'autre côté. Barengayabo, qui avait escaladé le mur le premier, a été capturé. Le Président est retourné au véhicule blindé de Rugigana.

b) À Camp Para

168. Vers 3 heures, un détachement est arrivé, accompagné de Ngeze, qui portait un survêtement et un coupe-vent et conduisait son propre véhicule. Selon son témoignage, il a été placé dans un bureau vide et gardé au secret.

169. Peu de temps après, Bikomagu est arrivé au camp et a parlé aux soldats et à Ngeze. Il est reparti au bout d'une heure environ. Dans son témoignage, Bikomagu affirme avoir été traîné au camp par des soldats qui l'avaient enlevé à l'état-major, et qu'il a dû les convaincre de le laisser quitter le camp.

170. À 5 heures, selon son propre témoignage, le commandant du "1er Para", Niyoyunguruza, a été emmené au mess des officiers dans un camion.

c) À Camp Muha

171. Vers 2 heures, deux des véhicules blindés qui étaient sortis avec celui de Rugigana mais avaient fait demi-tour sont entrés dans le camp. L'un d'eux, commandé par le lieutenant Joseph Bodiguma, est resté en position de tir tandis que l'équipage de l'autre, commandé par le lieutenant Sindarusiba, selon le témoignage de celui-ci, a reçu de Nibizi l'ordre d'aller chercher le Président de l'Assemblée nationale, Pontien Karibwami, pour assurer sa protection. Sindarusiba est revenu quelque temps après pour signaler que lorsqu'il était arrivé au domicile de Karibwami, on lui a dit que celui-ci avait été emmené par un groupe de soldats peu de temps auparavant. Nibizi l'a alors envoyé chercher le Ministre des affaires étrangères, Sylvestre Ntibantunganya.

d) À l'état-major de l'armée

172. À son arrivée, vers 2 h 30, Bikomagu, selon son propre témoignage, a téléphoné au commandant du "1er Para". Niyoyunguruza, quant à lui, a affirmé qu'à ce moment-là il était enfermé dans un garage où il ne pouvait accéder à aucun téléphone.

173. Vers 3 heures, selon le témoignage de l'intéressé, un détachement de soldats a obligé Bikomagu à les accompagner à Camp Para.

e) Ailleurs

174. Entre 2 heures et 3 heures, un détachement a capturé à leur domicile Richard Ndikumwami, qui dirigeait les services de renseignement civils, et Juvénal Ndayikeza, Ministre de l'administration territoriale et du développement

communal, et les a emmenés dans un camion. Le capitaine Térence Cishahayo, du "2e Commando", a affirmé dans son témoignage qu'il venait d'arriver avec son véhicule militaire au domicile de Ndayikeza pour emmener celui-ci à l'abri, sur ordre de Nibizi, lorsqu'un détachement conduit par le caporal Gahungu est également arrivé, l'a capturé ainsi que le Ministre et a forcé les deux hommes à monter dans un camion militaire, où ils ont retrouvé Ndikumwami, qui avait déjà été capturé.

175. Le Président et le Vice-Président de l'Assemblée nationale, Pontien Karibwami et Jules Bimazubute, ont été également enlevés à leur domicile à peu près au même moment. Les rebelles se sont également rendus au domicile du Ministre des affaires étrangères, Sylvestre Ntibantunganya, mais ne l'ont pas trouvé. Son épouse, traitée sans ménagement par les soldats à cette occasion, a été par la suite tuée dans une autre maison où elle s'était réfugiée.

176. Vers 2 heures, les rebelles se sont rendus dans les locaux de la compagnie du téléphone, accompagnés de Busokosa, qu'ils avaient libéré de prison et qui avait été directeur de la compagnie. Ils ont pris possession du centre de télécommunications mais n'ont pas réussi à interrompre le service. Busokosa a déclaré dans son témoignage que cet échec était dû à son propre manque de coopération.

177. Vers 3 heures, la station de radio a été prise par les rebelles.

178. Selon les résultats de l'autopsie, Karibwami, Bimazubute, Ndikumwami et Ndayikeza ont été exécutés vers 5 heures.

I. Jeudi 21 octobre 1993 — 6 heures à midi

a) Au palais

179. À 7 heures environ, le véhicule blindé commandé par Rugigana et ayant à son bord le Président et sa famille a quitté la palais par la grille sud, sans que les soldats et les véhicules armés qui encerclaient le palais s'y opposent. Il a pris ensuite, à la demande du Président, la direction de Camp Muha par un itinéraire détourné. En chemin, ils ont été autorisés à traverser plusieurs barricades, après des discussions entre l'équipage et les soldats rebelles qui tenaient celles-ci.

180. Une fois que le Président a été éloigné du périmètre du palais, Mushwabure, selon son propre témoignage, a escaladé le mur d'enceinte et est allé se cacher.

b) À Camp Muha

181. Venant de Camp Para, Bikomagu est arrivé à Camp Muha vers 4 heures. Gakoryo, selon tous les témoignages sauf le sien, se trouvait au camp avant que l'on y amène le Président Ndadaye. Il affirme néanmoins qu'à son arrivée, le Président était déjà là.

182. Le Président Ndadaye et sa famille sont arrivés à Camp Muha dans le véhicule blindé de Rugigana peu de temps après 7 heures. Le Président a été emmené dans un bureau où il a retrouvé Bikomagu, le Secrétaire d'État Gakoryo et

Nibizi. Aucun de ces trois officiers n'a donné dans son témoignage des détails sur leur conversation avec le Président. Au bout d'une vingtaine de minutes, le Président a été ramené dans le véhicule blindé, où il a été rejoint par sa famille peu de temps avant 8 heures.

183. Selon le témoignage des officiers, des soldats rebelles au comportement menaçant sont arrivés devant Camp Muha entre 15 minutes et une demi-heure après le Président et ont exigé qu'on les laisse entrer. Aucun coup de feu n'a été tiré.

184. Vers 8 heures, après que, selon le témoignage de Nibizi, les soldats de celui-ci aient refusé d'obéir à ses ordres et de défendre le camp, les grilles de Camp Muha ont été ouvertes et un groupe de soldats est entré et a entouré le véhicule blindé et Bikomagu, Gakoryo et Nibizi qui se tenaient à côté du véhicule. Le Président et sa famille ont été traînés hors du véhicule. Le Président, s'adressant aux soldats en kirundi, leur a dit : "Dites-moi ce que vous voulez, on peut négocier, mais surtout pas d'effusion de sang, pensez à votre pays, pensez à vos familles". Bikomagu a alors dit aux soldats qu'il emmènerait Mme Ndadaye et les enfants. Selon le témoignage de Mme Ndadaye, Bikomagu a ajouté, en désignant le Président : "Voilà l'homme que vous cherchez. Faites-en ce que vous voulez". Dans son témoignage, Bikomagu a nié avoir tenu ces propos. Mme Ndadaye et ses enfants ont quitté le camp dans la jeep de Bikomagu, conduite par le chauffeur de celui-ci, et se sont rendus à l'ambassade de France. Les soldats ont fait monter le Président dans une jeep et l'ont emmené à Camp Para. Bikomagu, Gakoryo et Nibizi les ont accompagnés.

c) À camp Para

185. Vers 8 h 30, les soldats sont arrivés à Camp Para avec le Président, qui a été immédiatement entouré par une multitude de soldats. Selon leur témoignage, le lieutenant Kamana a dit à Nibizi de s'en aller avec Bikomagu et Gakoryo, parce que leur vie était en danger, ce qu'ils ont fait. Toutefois, selon un témoin, en arrivant à Camp Para, Bikomagu a de nouveau dit aux soldats : "Voilà votre homme".

186. Le major Rumbete, qui avait été libéré de prison et amené au Camp peu de temps auparavant, était présent lorsque le Président a été amené.

187. Le Président a été enfermé dans une pièce, gardée.

188. Peu de temps après, Kamana, qui, selon tous les témoignages sauf le sien, dirigeait les opérations, s'est adressé à un rassemblement de soldats. Il a ensuite établi une liste comportant les noms de certains officiers et a envoyé l'adjudant chef Mbonayo les chercher au mess des officiers.

189. Les témoignages n'ont pas permis de déterminer l'heure exacte de l'exécution du Président Ndadaye. Il semble qu'elle ait eu lieu dans les 30 minutes qui ont suivi son arrivée. Trois hommes du "11e Blindé", le caporal Philbert Nduwukumana, dit Kiwi, le caporal Ndayizeye, dit Runyutu, et un troisième homme, sont entrés dans la pièce. Apparemment, pendant que deux d'entre eux maintenaient le Président au moyen d'une corde enroulée autour de son cou, le troisième l'a poignardé. Nduwukumana, aujourd'hui en prison, a

refusé de témoigner devant la Commission. Ndayizeye est toujours introuvable et le troisième homme n'a pas pu être identifié. Selon un témoin, après que les trois hommes soient entrés dans la pièce, quelqu'un a cadenassé la porte et les a enfermés à l'intérieur jusqu'à ce que Kamana, peu de temps après, demande la clef et les libère. Cette version des faits est réfutée par le témoignage de Kamana.

190. Vers 10 heures, les officiers énumérés sur la liste établie par Kamana qui avaient été convoqués au mess des officiers sont arrivés. Figuraient dans le lot le lieutenant-colonel Simbanduku; le major Nibizi; le major Alfred Nkurunziza, directeur d'un département au Ministère de la défense; le major Juvénal Nzosaba, commandant du bataillon du génie à Muzinda; le major Deo Bugegene, commandant de la base aérienne de Bujumbura; le major Hypax Ncacasaba; le lieutenant Ngomirakiza; le major Rumbete; le major Busokoza et le major Celestin Ndayisaba, commandant en second des écoles militaires.

191. Bikomagu, qui n'était pas sur la liste, les accompagnait. Il a fait libérer par les soldats le Chef du protocole et deux autres civils qui avaient été capturés et amenés au camp.

192. Le lieutenant Kamana a pris en charge les officiers et les a conduits dans une salle de réunion. Les témoignages divergent certes sur de nombreux points concernant ce qui s'est passé dans cette salle, mais la plupart concordent sur le fait que Kamana a présenté Ngeze, encore en survêtement, et a dit que les soldats exigeaient qu'il soit président. Selon un témoin, il leur a dit à ce moment-là que le Président et le Vice-Président de l'Assemblée nationale, Pontien Karibwami et Jules Bomazubute, ainsi que quelques ministres, avaient été tués. Comme on l'interrogeait sur le Président, il a répondu que celui-ci se trouvait au Camp et était vivant. Il a été alors convenu que Ngeze devrait accepter de prendre la succession, afin de "gérer la crise". Kamana est ensuite sorti de la salle et est retourné peu de temps après pour annoncer que le Président Ndadaye avait été tué. Simbanduku et un autre officier sont partis au mess informer les officiers qui s'y étaient rassemblés.

193. Vers 11 heures, Ngeze, accompagné par les autres officiers, s'est adressé aux troupes sur le terrain de football. Ngeze a annoncé qu'il acceptait d'assumer la présidence et a été acclamé. Il a été convenu que les soldats obéiraient de nouveau à leurs officiers et que Bikomagu reprendrait le commandement. Ngeze et les officiers ont alors quitté le Camp pour se rendre au mess des officiers.

d) À l'état-major

194. Vers 8 heures, Twagiramumgu s'est rendu à l'état-major. Kibati est resté seul officier de garde.

e) Au mess des officiers

195. Vers 7 heures, des officiers ont commencé à s'attrouper au mess, qui est situé près de Camp Muha. À 9 heures, la plupart des officiers en poste à Bujumbura étaient arrivés. Certains ont été amenés dans des camions militaires. De nombreux officiers prétendent avoir été empêchés par les soldats de quitter

le mess. Bikomagu, toutefois, se déplaçait librement et Simbanduku a déclaré être rentré chez lui pendant un moment.

196. Vers 9 heures, Bikomagu, Gakoryo et Nibizi sont arrivés et ont annoncé que le Président était aux mains des soldats à Camp Para. Pendant qu'il se trouvait au mess des officiers, Bikomagu a reçu un appel téléphonique, à la suite duquel il a dit craindre que le Président Ndadaye ait été tué.

197. Selon un autre officier présent, des rumeurs ont commencé à circuler à ce moment-là selon lesquelles les soldats de Camp Para étaient sur le point de convoquer certains officiers. Peu de temps après, une demi-douzaine de soldats, conduits par l'adjudant chef Mbonayo, sont arrivés et ont lu la liste établie par Kamana. Le nombre et la composition de cette liste varient selon les témoignages. Selon Bikomagu, cette liste contenait les noms de 13 officiers. Le nom du lieutenant-colonel Sylvestre Ningaba, qui n'était pas présent, figurait sur la liste.

198. Mbonayo a demandé aux officiers dont les noms figuraient sur la liste de l'accompagner à Camp Para. Certains de ces officiers ont déclaré qu'ils avaient été obligés d'y aller, sans avoir été informés des raisons de cette convocation. Ils sont partis dans un minibus.

199. Bikomagu est parti en même temps pour Camp Para, dans son propre véhicule. Les autres officiers sont restés au mess.

200. Avant 11 heures, Simbanduku et Nsozaba sont revenus au mess et ont relaté les événements qui s'étaient produits à Camp Para, y compris la mort du Président. Simbanduku affirme qu'il est ensuite resté au mess, mais un témoin affirme qu'il est retourné à Camp Para.

201. Vers 11 heures, le groupe d'officiers est revenu de Camp Para, accompagné de Ngeze encore en survêtement, et de Bikomagu. Selon tous les témoignages sauf le sien, Simbanduku a présenté Ngeze comme étant le nouveau Président. Ngeze s'est adressé aux officiers pour leur dire que les soldats exigeaient qu'il prenne les commandes afin de "gérer la crise" et pour leur demander leur soutien. Ngeze, Bikomagu et les officiers qui étaient arrivés avec eux sont ensuite partis pour l'état-major, tandis que les autres officiers ont rejoint leurs unités.

J. Jeudi 21 octobre 1993 — dans l'après midi

a) À l'état-major

202. Ngeze et le groupe d'officiers qui l'accompagnait sont arrivés à l'état-major venant du mess vers midi. Ils y ont trouvé le lieutenant-colonel Sylvestre Ningaba, qui avait été libéré de prison à Rumenge, à 122 kilomètres de Bujumbura, où il se trouvait en détention sous l'accusation d'avoir mené la tentative de coup d'État du 3 juillet, et le commandant Hilaire Ntakiyica, également libéré de prison.

203. Bikomagu a organisé un "état-major de crise" composé de certains des officiers figurant sur la liste de Kamana et d'autres officiers de l'état-major. Simbanduku, Ndayizaba, Nzosaba et Nkurunziza en faisaient partie.

b) Ailleurs

204. Jean-Bosco Daradangwe, Directeur général de la communication au Ministère de la défense, a déclaré avoir reçu à 7 heures un message du Ministre Ntakije l'informant que le FRODEBU avait déjà "mobilisé ses troupes" et qu'il allait y avoir un bain de sang. Il s'est ensuite rendu à l'endroit où Ntakije se cachait et, sans entrer, a chargé quelqu'un de faire parvenir au Ministre un téléphone cellulaire.

VI. ANALYSE DES TÉMOIGNAGES

205. Le récit des événements qui a été donné ci-dessus d'après les témoignages ne peut absolument pas être considéré comme offrant des éléments de preuve fiables. La partialité y règne de bout en bout. À l'exception de quelques soldats et sous-officiers qui étaient en prison, la Commission n'a pu rencontrer que des officiers. Ceux-ci, y compris Kamana, ont tous soutenu que le coup d'État et les assassinats avaient été commis par des soldats rebelles qui avaient non seulement désobéi à leurs supérieurs mais aussi menacé de les tuer s'ils ne coopéraient pas. Toutefois, la Commission n'a pas pu avoir accès à ces présumés rebelles afin d'entendre leur témoignage. On peut comprendre que les prisonniers aient pour la plupart refusé de témoigner ou prétendu n'avoir rien fait ni rien vu. Il est évident que les officiers ont eu, durant plus de deux ans, suffisamment de temps pour comparer leurs notes et préparer leur exposé des événements de manière qu'il soit conforme à la version officielle de l'armée burundaise. En revanche, il aurait été matériellement impossible de convaincre plusieurs centaines d'appelés d'endosser la responsabilité, et de leur faire répéter leur rôle afin d'éviter les contradictions flagrantes. Or, les officiers ont apporté des témoignages très contradictoires et excipé de nombreux trous de mémoire, en particulier lorsqu'il ont répondu aux questions.

206. En examinant la version des officiers, il convient de se rappeler que le Burundi est entièrement tributaire de l'aide extérieure. Aucun gouvernement burundais ne peut espérer survivre sans l'apport des pays industrialisés et des organisations internationales, qui représente environ un tiers du produit national brut. Les recettes des exportations de café ne suffiraient même pas à entretenir l'armée, sans parler du Gouvernement et du niveau de vie auquel les hauts fonctionnaires ont été habitués. La fin de la guerre froide a supprimé la possibilité de faire jouer la rivalité entre l'Est et l'Ouest. Les pays industrialisés avaient déjà adopté à l'époque une politique concertée visant à encourager la démocratie en Afrique. Il fallait s'attendre à ce que ces pays s'opposent par des pressions irrésistibles à tout gouvernement de facto résultant d'un coup d'État militaire et dirigé ou contrôlé par les putschistes. Le souvenir des troupes françaises, belges et zaïroises intervenant au Rwanda pour défendre le Gouvernement de Habyarimana était encore très présent dans tous les esprits. Pour des officiers préparant alors un coup d'État, il aurait été essentiel de veiller, au moment de la prise effective du pouvoir, à feindre la réticence et à se poser en hommes résolus à aider le pays à sortir d'une crise dont ils n'étaient pas responsables. Des précédents existaient déjà. Le coup

d'État qui avait renversé Bagaza cinq ans auparavant avait en fait trouvé son origine dans le mécontentement des soldats. D'autres précédents, tels que celui d'Haïti, montraient qu'il était également indispensable d'empêcher la fuite de toute personne susceptible de revendiquer une autorité démocratique légitime, en l'occurrence le Président Ndadaye et son successeur automatiquement désigné par la Constitution, le Président de l'Assemblée générale (art. 85 de la Constitution de la République du Burundi, annexe 2).

207. Il n'est pas possible d'ajouter foi à la version qui a été donnée des événements survenus au palais présidentiel. Pleinement conscients du danger imminent, les commandants militaires n'ont en réalité rien fait pour renforcer la garde du palais, empêcher les "soldats rebelles" d'atteindre ce dernier ou mettre le Président en lieu sûr. Selon cette version, un affrontement armé se serait déroulé pendant six heures entre "attaquants" et "défenseurs", avec des tirs d'artillerie, de roquettes et d'armes légères; or, personne n'a été tué et aucun véhicule blindé n'a été endommagé. Durant tout ce temps, sauf lors de sa tentative de fuite présumée par-dessus l'enceinte extérieure, le Président est resté isolé à l'intérieur d'un véhicule blindé, soi-disant pour sa protection, tandis que sa femme et ses enfants se trouvaient à l'intérieur du palais. Lorsque le Président a été rejoint par sa famille dans le véhicule, il n'a pas dit un mot sauf pour "demander" à être conduit au camp Muha. Le véhicule a alors quitté le palais, sans aucune réaction des "attaquants" qui disposaient au bas mot de 15 véhicules blindés, et a pu franchir sans obstacle plusieurs postes de contrôle gardés par des soldats "rebelles". Les faits établis donnent plutôt à croire que le Président était prisonnier, son silence en présence de sa femme et sa "demande" de gagner le camp Muha s'expliquant par le désir de sauver la vie de sa famille.

208. La version de ce qui s'est passé au camp Muha lorsque le Président y est arrivé dans le véhicule blindé manque également de crédibilité. Pour commencer, les "rebelles" ne s'étaient pas souciés d'assurer la sécurité des lieux, comme cela avait été le cas ailleurs, bien que Nibizi, qui commandait le camp, ait déclaré que ses soldats avaient refusé d'obéir à ses ordres de s'opposer aux "rebelles". Le commandant direct de l'armée, Bikomagu, se trouvait au camp et est resté avec le Président dans un bureau pendant au moins une demi-heure, aux côtés de Nibizi et de Gakoryo. Toutefois, il n'est fait mention d'aucune discussion et le Président n'a donné aucun coup de téléphone, bien qu'il soit établi que Bikomagu avait un appareil cellulaire. Aucune tentative n'a été faite pour cacher le Président ou le mettre en lieu sûr, bien qu'il ait été démontré que le véhicule armé pouvait circuler librement et qu'en tout état de cause, la frontière avec le Zaïre ne se trouvait qu'à 20 kilomètres. Le Président n'a repris place dans le véhicule blindé que pour être livré aux "troupes rebelles". La "pression des troupes rebelles" contre le camp se serait alors révélée irrésistible. Or, lorsque le véhicule blindé est arrivé au camp avec le Président, les véhicules blindés des "rebelles" au palais ne l'avaient pas suivi et aucun coup de feu n'a été tiré durant tout l'épisode. Bikomagu, qui avait été, suivant son témoignage, enlevé de son bureau par la force et détenu au camp Para quelques heures auparavant, a réussi sans effort à sortir des mains de ces mêmes "rebelles" la femme et les enfants du Président. Les faits tels que signalés donnent plutôt à croire que le Président était prisonnier et qu'il a été livré à ses bourreaux lorsqu'il a refusé de coopérer.

209. Au moment où ces événements se déroulaient, les officiers de la garnison de Bujumbura se trouvaient en majorité au mess. Certains ont déclaré qu'ils s'y étaient rendus afin d'aller aux renseignements, et d'autres qu'ils y avaient été conduits de force par les "rebelles". Tous ceux qui ont témoigné — à l'exception de Bikomagu et de Simbanduku qui ont admis avoir pu quitter librement les lieux — ont déclaré avoir été retenus contre leur gré. Ils se sont donc soumis passivement, sans tenter aucune action. Une telle conduite, de la part d'un groupe nombreux d'officiers, ne peut s'expliquer que par la complicité ou par une négligence et une lâcheté extrêmes.

210. Il est établi que les rebelles, en peu de temps, ont "attaqué" le palais, se sont emparés de la station de radio et de la compagnie de téléphone, ont neutralisé la base aérienne près de l'aéroport, ont saisi de hauts fonctionnaires, ont libéré des officiers de différentes prisons du pays, ont convoqué les officiers au mess et ont établi des postes de contrôle dans l'ensemble de la ville. Or, les officiers prétendent que tout cela s'est déroulé à l'initiative des sous-officiers du camp Para, en l'absence d'officiers, à l'exception du commandant qui prétend avoir été retenu de force dans un garage. Tandis que tous les officiers du camp Muha avaient eu pour ordre le jour précédent de passer la nuit dans leur camp avec les troupes, en raison de l'agitation des soldats du camp voisin de Para, aucun ordre de ce genre n'avait été donné aux officiers du camp Para qui auraient tranquillement dormi dans leur lit jusqu'à ce que Bikomagu les convoque beaucoup plus tard au camp Muha.

211. Les événements qui ont suivi immédiatement la mort du Président Ndadaye ajoutent à l'invraisemblance de la version des officiers. À peine le Président avait-il été assassiné que les officiers reprenaient en main leurs troupes et Bikomagu assurait de nouveau le commandement suprême de l'armée en y adjoignant la gendarmerie. Suivant toutes les informations obtenues, Bikomagu contrôlait effectivement le "comité de gestion de la crise" auquel il appartenait, Ngeze en étant l'homme de paille consentant. L'une des premières mesures prises par le comité a été d'ordonner aux commandants militaires provinciaux de se substituer aux gouverneurs. Bien que le comité ait eu censément pour unique but de normaliser la situation, en fait loin d'essayer de rendre le pouvoir au gouvernement civil, il a tenté de créer sans succès un "conseil de salut national" susceptible de donner une apparence de respectabilité. Ce n'est que trois jours plus tard — alors que presque tout l'intérieur du pays était plongé dans de sanglants massacres ethniques apparemment irrépressibles et que tout espoir d'approbation des pays donateurs était perdu — que le pouvoir a été remis au gouvernement civil, sans opposition des troupes soi-disant incontrôlables.

212. Il convient de se pencher tout particulièrement sur les activités de Bikomagu étant donné qu'en sa qualité de chef d'état-major général de l'armée, il commandait directement l'armée sous la tutelle du Ministre de la défense, conformément à la hiérarchie des forces armées burundaises. On trouvera ci-après un résumé de ses faits et gestes tels qu'ils ont été rapportés par lui-même ou par d'autres témoins :

— Le 11 octobre, il ordonne au chef des gardes du corps du Président, sans donner de raisons, de partir immédiatement pour Maurice et de ne pas revenir avant le 21 octobre;

— Le 20 octobre, vers 16 heures, le chef de cabinet du Président lui demande de vérifier les informations selon lesquelles le "premier para" et le "11e blindé" se préparaient à un coup d'État; il répond qu'il a personnellement inspecté ces unités et que tout est normal;

— Vers 23 h 30 le même jour, il dit à Gakoryo au téléphone que les soldats de ces deux unités ont mené beaucoup d'agitation dans l'après-midi, en menaçant même leurs officiers, et Gakoryo lui demande quelles mesures ont été prises afin d'empêcher les soldats de franchir les ponts de la rivière Muha;

— Il prétend qu'il dormait à 1 heure du matin lorsqu'un officier de l'état-major lui annonce au téléphone que la rébellion a commencé. Il serait resté chez lui jusqu'à 2 h 30 avant de se rendre à l'état-major en entendant des coups de canon;

— Vers 3 heures, il part, selon lui sous la contrainte de soldats rebelles, pour le camp Para, et s'y entretient avec Ngeze;

— Vers 4 heures, il quitte le camp Para et se rend au camp Muha. Il déclare avoir demandé à Nibizi d'envoyer quelqu'un prendre à leur domicile les officiers du "1er para" et du "11e blindé". Il prétend avoir dit à ces officiers d'aller reprendre en main leurs troupes;

— Il se trouve au camp Muha lorsque le Président y est conduit vers 7 heures et, aux côtés de Gakoryo et de Nibizi, s'entretient avec lui pendant un certain temps dans un bureau. Lorsque le Président est capturé par les soldats enragés et incontrôlables, il peut sans difficulté s'occuper de la femme et des enfants du Président et les faire conduire en lieu sûr dans sa jeep;

— Il suit les soldats qui avaient conduit le Président au camp Para. En arrivant au camp, il n'y reste pas du fait qu'il serait en danger de mort et se rend au mess où tous les officiers seraient retenus contre leur gré;

— Il retourne au camp Para à peu près au moment où le Président est tué, et la liste des officiers à rassembler est envoyée au mess;

— Il retourne au mess juste au moment où le groupe d'officiers part pour le camp Para et il les accompagne dans sa propre voiture;

— Au camp Para, il fait relâcher par les soldats trois civils capturés. Il déclare avoir personnellement conduit ces civils de l'autre côté de la ville;

— Il retourne au mess en même temps que Ngeze et le groupe d'officiers du camp Para. Au mess, il "reprend" le commandement de l'armée;

— Il se rend ensuite avec Ngeze et les officiers à son bureau de l'état-major et prend la tête d'un "comité" de trois personnes. Il s'adjoint alors le commandement de la gendarmerie et ordonne aux

commandants militaires provinciaux de se substituer aux gouverneurs. Le comité convoque les diplomates et les dirigeants politiques pour essayer d'obtenir leur appui et s'efforce sans succès de constituer un "conseil de sûreté publique" pour exercer le pouvoir. Il diffuse un communiqué, lu par un officier au nom du conseil fictif, dans lequel il est déclaré sans nuance que toutes les unités des forces armées et de la gendarmerie se sont soulevées contre le gouvernement;

— Le comité exerce le pouvoir pendant trois jours et ne rétablit un gouvernement civil qu'après avoir été incapable de maîtriser le carnage qui se déroule dans l'ensemble du pays, malgré la répression sanglante menée par l'armée sous les ordres de Bikomagu, et après avoir perdu tout espoir de vaincre l'opposition catégorique de la communauté internationale;

— Après le rétablissement du pouvoir civil, Bikomagu reste à la tête de l'armée et de la gendarmerie, poste qu'il occupe encore actuellement. La version officielle du coup d'État est que seuls sont responsables les appelés et les sous-officiers des deux bataillons "rebelles". Les seuls officiers impliqués dans la préparation et l'exécution du coup d'État sont ceux qui avaient été libérés de différentes prisons, ainsi que deux lieutenants, tous s'étant depuis lors fort opportunément enfuis du pays.

VII. CONCLUSIONS

213. Bien que la Commission n'ait pas obtenu — et ce n'est guère étonnant vu les circonstances — de preuves directes sous forme de témoignages oraux ou écrits, elle considère que les preuves indirectes sont suffisantes pour lui permettre de conclure que l'assassinat du Président Ndadaye et de son successeur désigné par la Constitution a été prémédité dans le cadre du coup d'État qui a renversé le Président, et que le coup d'État a été préparé et exécuté par des officiers occupant des postes élevés dans la hiérarchie de l'armée burundaise. La Commission estime toutefois qu'étant donné les éléments de preuve dont elle dispose, elle n'est pas en mesure d'identifier les personnes qui devraient être traduites en justice pour ce crime.

QUATRIÈME PARTIE : ENQUÊTE SUR LES MASSACRES ET AUTRES ACTES DE VIOLENCE GRAVES Y RELATIFS

I. CHAMP DE L'ENQUÊTE SUR LES MASSACRES ET AUTRES ACTES DE VIOLENCE

214. Conformément à son mandat, la Commission a mené une enquête sur les massacres et autres actes de violence graves qui ont suivi l'assassinat du Président Ndadaye. Étant donné que la violence au Burundi n'a jamais cessé depuis l'assassinat et en est la conséquence, la première tâche que la Commission a dû accomplir a consisté à définir le cadre temporel de l'enquête.

215. Comme on l'a déjà déclaré, à la suite du putsch du jeudi 21 octobre 1993 au cours duquel le Président Ndadaye a été assassiné, le gouvernement civil a été privé de l'exercice du pouvoir depuis cette date jusqu'au dimanche 24 octobre,

ses membres ayant été tués, s'étant réfugiés dans des ambassades étrangères ou s'étant enfuis. Le pouvoir effectif a été assuré par un comité qui a ordonné le 21 octobre à tous les commandants militaires provinciaux de se substituer aux gouverneurs. Ce n'est que le samedi dans la soirée qu'un membre du comité a annoncé le rétablissement du gouvernement constitutionnel. C'est au cours de cette période du 21 au 24 octobre que la plupart des actes de violence ont été commis. La première mesure du gouvernement a été de procéder à la pacification du pays au moyen d'un effort entrepris conjointement sur l'ensemble du territoire par les autorités civiles, les dirigeants politiques et les militaires. Cet effort a réussi à faire cesser la plupart des massacres à grande échelle, bien que la violence se soit poursuivie dans des zones auxquelles le gouvernement n'avait pas accès et qu'elle n'ait en fait jamais vraiment cessé. Une période de coexistence relativement calme a suivi cet effort de pacification avant que la situation ne recommence à se détériorer gravement en 1995. La Commission a donc estimé que son enquête devrait mettre l'accent sur cette période de violence, d'une durée de quelques jours, qui a immédiatement suivi l'assassinat.

216. L'enquête a porté sur les actes commis contre les Tutsis et certains Hutus de l'UPRONA par des membres de la population hutue et sur ceux qui ont été commis contre les Hutus par les militaires et par les civils tutsis.

217. En ce qui concerne la nature de l'enquête, la Commission, comme on l'a déclaré, a conclu que son mandat ne pouvait être interprété comme exigeant qu'elle enquête sur chacun des actes de violence et en détermine le ou les auteurs. Elle s'est donc attachée avant tout à déterminer si ces actes, dirigés contre des Tutsis ou des Hutus, faisaient apparaître une tendance susceptible d'indiquer la présence de plans, d'ordres, d'encouragements ou de négligences criminelles de la part de supérieurs, ou s'ils pouvaient avoir été le résultat d'initiatives spontanées ou purement locales.

218. Étant donné qu'au moment où ces actes de violence se sont produits, aucune possibilité de communication n'existait entre les civils au niveau des communes ou à un échelon inférieur — les téléphones et la station de radio ne fonctionnant pas — la similitude de comportements inhabituels dans des endroits très éloignés les uns des autres pouvait constituer un indice de préméditation. La manière dont ces actes ont été commis pouvait également indiquer si la violence avait uniquement des motifs politiques ou si elle visait délibérément à exterminer un groupe ethnique.

219. Ayant cet objectif en vue et compte tenu des limites imposées par l'insuffisance des moyens mis à sa disposition, la Commission s'est employée à choisir certaines communes de province qui pouvaient être considérées comme représentatives à l'égard des événements en question.

220. Selon toutes les informations disponibles, les provinces du pays n'ont pas toutes été pareillement touchées par les actes de violence commis durant la période examinée. La violence a relativement épargné certaines zones, en particulier au sud, où les Tutsis sont relativement plus nombreux. La Commission n'a pas pu avoir accès à la plupart des provinces gravement touchées en raison des actes de violence que continuaient apparemment de commettre les rebelles et l'armée. Tel était le cas des provinces voisines du Zaïre et de la

République-Unie de Tanzanie, ainsi que de la province de Karuzi. Les provinces frontalières de la République-Unie de Tanzanie posaient un problème supplémentaire, à savoir que leur éloignement de Bujumbura excluait des missions d'une journée par voie terrestre.

221. Ces considérations ont limité le choix de la Commission à cinq provinces, parmi lesquelles elle en a retenu quatre : Gitega, Kirundo, Muramvya et Ngozi. Les enquêtes menées à Kirundo ont dû être interrompues après deux missions pour la raison énoncée ci-après.

222. Dans chacune de ces provinces, certaines communes représentatives ont été choisies : Bugendana, Giheta et Gitega dans la province de Gitega; Mbuye, Kiganda et Rutegama dans la province de Muramvya; Kiremba, Mwumba, Tangara et Ruhororo dans la province de Ngozi; Vumbi et Kirundo dans la province de Kirundo.

II. MÉTHODOLOGIE

223. Après avoir annoncé publiquement qu'elle arrivait au Burundi, la Commission a reçu de divers particuliers, groupes et organisations un certain nombre de documents ayant trait aux actes de violence commis dans les provinces. Elle a analysé ces documents afin d'y rechercher des indices concernant des événements ou des témoins précis, mais elle ne les a nullement traités comme des éléments de preuve et ne s'est pas limitée à en vérifier les sources.

224. La Commission a effectué son enquête sur le terrain essentiellement par l'audition de témoins. Ceux-ci ont été entendus séparément, certains à Bujumbura mais la plupart dans les capitales des provinces ou ailleurs, dans des lieux à l'abri des oreilles indiscrètes.

225. Les témoins ont été recherchés dans les camps de personnes déplacées, dans les collines et dans les prisons. Comme on pouvait s'y attendre, les témoignages ont parfois abouti à l'identification d'autres témoins éventuels.

226. La Commission a recherché sans grand succès des éléments de preuve écrits susceptibles d'intéresser l'enquête. Elle a entendu ou fait traduire des enregistrements d'émissions radiophoniques burundaises et rwandaises diffusées au moment des événements et a vu des films réalisés peu après les événements par les médias ou par des particuliers. Des photographies ont été prises le cas échéant.

227. La Commission a essayé de déterminer l'existence et l'emplacement de charniers et de fosses communes. Elle n'a toutefois pas cherché à faire procéder à des exhumations. Outre le fait qu'elle n'avait pas les moyens voulus à cet effet, l'existence de charniers est dans la plupart des cas un fait incontesté et des exhumations n'étaient guère nécessaires au stade actuel de l'enquête.

228. Les membres de la Commission ont effectué une première mission à Gitega et à Muramvya en novembre 1995. En janvier 1996, étant donné qu'aucun enquêteur n'avait encore été nommé, la Commission a décidé que certains de ses membres, même en l'absence d'aide, devaient mener des activités sur le terrain.

229. La province de Muramvya a été confiée au commissaire El Moumni, et la province de Gitega aux commissaires Herrera et Maurice. À la fin de février et au début de mars, les provinces de Ngozi et de Kirundo ont été confiées au commissaire Herrera, et le commissaire Maurice a poursuivi seul l'enquête à Gitega. Le 24 avril, en raison de l'absence du commissaire Güney, le commissaire Maurice a dû être affecté à l'enquête sur l'assassinat du Président Ndadaye et le commissaire Herrera s'est occupé de Gitega et de Ngozi. Les travaux dans la province de Kirundo ont dû être interrompus. Au retour du commissaire Güney, le 9 mai 1996, le commissaire Maurice a de nouveau été seul à s'occuper de Gitega, mais a été une fois de plus obligé de se consacrer exclusivement à l'enquête sur l'assassinat, le commissaire Güney ayant démissionné le 16 mai. La province de Gitega, en même temps que celle de Ngozi, a été de nouveau confiée au commissaire Herrera Marcano.

230. Le commissaire chargé de Muramvya a été aidé par le juriste, qui s'est porté volontaire pour faire fonction d'enquêteur, tandis que les deux commissaires affectés à Gitega ont travaillé dans un premier temps sans assistance.

231. Les activités dans chaque province ont été menées par une équipe qui, en plus des commissaires, comprenait au moins deux interprètes qui travaillaient à tour de rôle et étaient également chargés de transcrire les témoignages qu'ils avaient interprétés, un ou deux agents de sécurité des Nations Unies et une escorte de quatre gendarmes burundais au maximum. Lorsque les enquêteurs ont commencé à arriver après le 12 mars, deux au maximum ont été affectés à chaque équipe.

232. Après janvier 1996, à la suite d'un arrangement conclu entre le Secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies et le Secrétaire général de l'Organisation de l'unité africaine, des officiers de la Mission internationale d'observation pour le Burundi (MIOB) ont fourni aux équipes sur le terrain une assistance en matière de sécurité. Ces officiers, provenant de l'armée du Burkina Faso, de la Guinée et du Mali, étaient en poste sur place depuis plus d'un an. Leurs connaissances des conditions locales et du terrain et leur acceptation par toutes les composantes de la population ainsi que par l'armée et la gendarmerie ont été d'une aide précieuse pour la Commission.

III. POSSIBILITÉS D'ACCÈS AUX ÉLÉMENTS DE PREUVE

233. Plusieurs facteurs ont rendu difficile l'accès aux éléments de preuve.

A. Insécurité

234. Les provinces et communes dans lesquelles la Commission a effectué son enquête sont situées dans la partie centrale et septentrionale des hauts plateaux du centre du Burundi. Comme on l'a déjà souligné, il existe à l'heure actuelle une séparation ethnique et un affrontement généralisé dans la région, qui est également caractérisée par une activité de guérilla et des répressions brutales. Il ne s'est guère écoulé de journée sans que soit signalés des incidents violents et des victimes civiles, chaque partie en rejetant la responsabilité sur l'autre. Cette situation a lourdement pesé sur la conduite de l'enquête. L'ensemble de la province de Gitega a été inaccessible pendant

plusieurs semaines. La commune de Bugendana n'a pu être atteinte que vers la fin de la mission. Les régions du nord de Gitega et de Muramvya ont été la scène d'activités constantes de la guérilla et de l'armée. La Commission a dû se reposer pour sa sécurité sur la gendarmerie burundaise, elle-même engagée dans des opérations. Les équipes d'enquête n'ont pas pu, sans s'exposer à un risque extrême de violence de l'une ou de l'autre partie, se rendre dans des régions jugées peu sûres par la gendarmerie.

B. Séparation ethnique

235. La séparation ethnique virtuelle existe maintenant dans toutes les communes visitées. Les Tutsis vivent dans la capitale des provinces et dans les camps de personnes déplacées, sous la protection de l'armée. Dans la plupart des communes, seuls les Hutus demeurent dans la campagne. Les Hutus qui habitent toujours dans les villes ou qui se rendent dans les marchés manifestent une peur constante. Les Tutsis des camps sortent dans la journée pour cultiver les champs des collines voisines (certaines ayant été débarrassés des Hutus) et reviennent avant la tombée de la nuit. Certains cultivateurs hutus appartenant à l'UPRONA vivent également dans les camps.

236. La Commission a pu accéder sans entrave aux camps de personnes déplacées. Les camps eux-mêmes sont placés sous l'autorité d'un chef de camp et du commandant du détachement de protection de l'armée. L'accès aux personnes déplacées a été la plupart du temps obtenu par l'entremise du chef de camp, qui est souvent aussi un dirigeant politique local. Très peu de résidents des camps sont venus témoigner de leur propre initiative.

237. Il a été très difficile d'avoir accès aux Hutus, sauf à ceux qui se trouvaient en prison. Dans les villes, les Hutus se sentaient étroitement surveillés et craignaient de subir des représailles pour s'être simplement mis en rapport avec la Commission. Sur le terrain, la Commission s'est trouvée devant un dilemme : d'une part, si elle se déplaçait avec des gendarmes, leur présence alarmerait les Hutus; d'autre part, si elle se passait de protection, elle risquait de provoquer des incidents susceptibles d'être commis par l'une ou l'autre des parties. Néanmoins, en écartant son escorte militaire et en bénéficiant de l'appui précieux des officiers de la MIOB, la Commission a réussi à établir des contacts limités avec des cultivateurs hutus. On a cru toutefois savoir que certains Hutus qui avaient contacté la Commission avaient été par la suite harcelés, ce qui a posé à la Commission non seulement un problème pratique mais également un cas de conscience.

C. Absence de pouvoirs judiciaires

238. L'enquête a été considérablement entravée par le fait que la Commission manquait de tout pouvoir de contrainte pour convoquer les témoins ou amener les autorités à en produire, pour procéder à des inspections directes et faire traduire les dossiers et les archives, et pour exiger la présentation des documents. Bien que la Commission ait constamment bénéficié de la coopération polie des autorités judiciaires locales (procureurs et juges) et qu'elle ait pu avoir accès sans restrictions aux prisonniers, elle dépendait entièrement de ces autorités pour obtenir des informations concernant toutes les procédures pénales. Les pièces des procès et des tribunaux étaient pour la plupart écrites

en langue kirundi et, en raison des règles de confidentialité, la Commission n'a pas pu en établir des copies ou les faire traduire par son propre personnel. Elle a donc dû se fier aux traductions orales des juges et des procureurs burundais eux-mêmes. Une demande faite au Ministère de la défense afin d'obtenir les enregistrements des communications militaires durant la période examinée n'a pas abouti.

IV. FIABILITÉ DES ÉlÉMENTS DE PREUVE

239. La Commission a dû tenir compte de plusieurs facteurs qui ont contribué au manque de fiabilité des éléments de preuve.

A. Loyauté ethnique

240. L'affrontement ethnique général qui sévit actuellement au Burundi ne se limite pas aux dirigeants politiques et militaires, mais pénètre dans chaque couche de la société. Cet affrontement est même encore plus accentué dans les camps et les collines des hauts plateaux du centre et du nord, où pratiquement chaque famille hutue et tutsie a perdu des membres à cause de la violence ethnique. Même les plus pauvres des cultivateurs des deux ethnies pensent que leur vie et celle des membres de leur famille dépendent de l'issue du combat. Les Tutsis des camps sont convaincus que si leur ethnie perd le monopole de la force armée, ils seront exterminés par leurs voisins, tandis que les cultivateurs hutus des collines sont pour leur part certains que, tant que ce monopole subsistera, ils courront le danger permanent de représailles aveugles et n'auront aucun espoir d'avoir un pouvoir effectif dans le domaine politique ou économique. Il n'est donc pas surprenant, dans ce climat, que les témoignages concernant les actes commis par les membres de l'une ou de l'autre ethnie aient été largement dénaturés, censurés ou fabriqués.

B. Temps écoulé

241. Pour les raisons indiquées dans l'introduction, le temps qui s'est écoulé depuis les événements a eu un effet négatif sur la fiabilité des témoignages. Cet effet a sensiblement plus marqué les témoins des zones rurales qui sont souvent illettrés.

C. Manipulation

242. La propagande de même que les activistes politiques, qui étaient présents à tous les niveaux et connaissaient le mandat de la Commission, ont sans aucun doute exercé une très forte influence sur les témoins. À plusieurs reprises, la Commission a pu constater que des listes de noms de personnes à incriminer étaient fournies aux témoins. Dans d'autres cas, des témoins du même camp ont mentionné des noms ou des événements identiques qui, comme on a pu le vérifier en les interrogeant, leur étaient inconnus. Ainsi qu'il a été dit, les chefs de camps étaient chargés la plupart du temps de présenter les témoins à la Commission et il leur était facile de produire un témoin ou de n'en pas produire.

D. Insécurité

243. Dans les conditions d'insécurité et d'impunité totales qui existent à l'heure actuelle au Burundi, on peut comprendre que les assurances données à la Commission en ce qui concerne la confidentialité des témoignages aient été accueillies avec scepticisme. Dans le cas des témoins qui ne pouvaient pas s'exprimer en français (pratiquement tous les cultivateurs des camps et des collines), la présence inévitable de deux interprètes burundais d'ethnie différente a sans aucun doute renforcé ce scepticisme. La Commission n'a eu aucun moyen d'offrir aux témoins une protection quelconque ni une immunité totale ou partielle en échange de leur coopération. Cette situation n'a nullement encouragé les témoins à faire preuve de franchise.

E. Caractéristiques culturelles

244. Il convient de se rappeler que dans leur grande majorité, les témoins des massacres et autres actes de violence étaient des cultivateurs pratiquant une agriculture de subsistance qui ne parlent que le kirundi. Nombre d'entre eux sont illettrés. Leur seule source d'information extérieure est généralement le bouche à oreille ou l'unique radio nationale (et parfois aussi la radio rwandaise et celle des rebelles). Pour leur part, les commissaires et les enquêteurs ignoraient le kirundi et n'avaient qu'une connaissance extrêmement superficielle de la culture et des us et coutumes du pays. La communication par le truchement des interprètes de l'élite éduquée, qui visait à franchir ce fossé culturel, a été pour le moins difficile et incertaine. Il faut ajouter le fait que, suivant toutes les sources nationales et étrangères, les Burundais présentent le trait caractéristique d'être fiers de pouvoir cacher leurs pensées et leurs sentiments. D'une manière générale, la franchise est considérée comme une faiblesse, tandis que la duplicité est socialement acceptée. En conséquence, les témoins ont décrit avec une impassibilité apparente les actes de violence les plus horribles (meurtres, viols, tortures, mutilations, etc.) qui ont été infligés à eux-mêmes ou à des membres de leur famille.

V. CARACTÉRISTIQUES GÉNÉRALES DES COMMUNES VISITÉES

245. Les communes partagent de nombreuses caractéristiques en matière de géographie et de population qui intéressent les événements en question.

246. Toutes les communes présentent le relief typique des hauts plateaux du centre : des collines escarpées séparées par des vallées souvent marécageuses. Même les véhicules militaires dont disposent les forces armées burundaises circulent difficilement dans ce terrain.

247. Les communes en question comptent parmi les plus peuplées du pays, avec une densité supérieure à 400 habitants au kilomètre carré. Aucune parcelle n'est laissée sans emploi. Les terrains sont surtout consacrés à l'agriculture intensive. Les pâturages n'en occupent qu'une très faible partie et sont pour la plupart accolés aux fermes, le reste étant constitué par des "reboisements" qui représentent la seule source de bois pour la cuisine, la construction et le mobilier.

248. Les familles vivent sur leur parcelle et il n'existe pratiquement aucun village. Les églises et les écoles sont souvent isolées dans la campagne. Les chefs-lieux des communes et des zones ainsi que les centres de négoce comprennent pour la plupart quelques maisons qui servent de bureaux administratifs ou de boutiques. La population ne se rassemble normalement que les jours de marché ou à l'église.

VI. PROVINCE DE GITEGA

A. Géographie et population

249. La province de Gitega jouxte la province de Ngozi au nord, les provinces de Kayanza et de Muramvya à l'ouest, les provinces de Bururi et de Rutana au sud, et les provinces de Karuzi et de Ruyigi à l'est. Sa superficie est d'environ 1 989 kilomètres carrés. Sa capitale, Gitega, d'environ 15 000 habitants, est la deuxième ville du pays et accueille une importante garnison de l'armée et de la gendarmerie. Deux grandes routes asphaltées aboutissent à Gitega, l'une partant de Bujumbura, à 100 kilomètres à l'ouest, et l'autre de Rutana au sud. Des routes importantes non revêtues relient la ville à Ngozi, Bururi et Karuzi. La province comptait environ 565 174 habitants en 1990.

B. Assertions et informations concernant les événements dans la province

250. Conformément au rapport de la FIDH, le Gouverneur a appris le coup d'État aux environs de 2 h 30, dans la nuit du jeudi 21 octobre, peu après son déclenchement. Il a téléphoné deux fois au Gouverneur de Muramvya. Ils ont décidé d'établir un barrage sur la route principale. Le Gouverneur a ensuite fait le tour de la province en ordonnant de barrer toutes les routes. Dans l'après-midi, il est parti pour la province de Karuzi, à l'est, et y a été tué en même temps que le Gouverneur de cette province.

251. Aucun acte de violence grave ne s'est déroulé dans la ville de Gitega le jeudi 21 octobre. Le vendredi, alors que parvenaient des informations concernant le meurtre de Tutsis, des groupes de cette ethnie ont commencé à attaquer les Hutus et à piller leurs biens. Certains Hutus éduqués ont été tués par les soldats. Ceux-ci ont tiré au hasard contre les Hutus dans les rues. Des étudiants tutsis ont tué des Hutus dans leurs écoles et dans d'autres endroits, avec la complicité passive ou active des militaires.

252. Le rapport décrit les massacres de Tutsis et la répression aveugle des Hutus par les troupes qui se sont produits dans huit des 10 communes de la province.

253. Selon des informations provenant du FRODEBU, des soldats et des civils tutsis ont tué au hasard des Hutus dans la capitale de la province durant les journées qui ont suivi le coup d'État.

C. Travaux de la Commission

254. Après une première visite le 29 novembre 1995, deux commissaires ont travaillé sans aide sur le terrain du 29 janvier 1996 jusqu'à la fin de février, où l'un d'eux s'est vu confier d'autres activités. Un seul commissaire a donc

travaillé sans assistance jusqu'à la mi-mars, date à laquelle deux enquêteurs se sont joints à lui.

255. L'enquête de la Commission dans la province de Gitega a été entravée par le fait que, comme on l'a signalé plus haut, le commissaire concerné a dû être affecté à d'autres activités et remplacé plusieurs fois par un autre commissaire. Pendant deux semaines durant le mois d'avril, les travaux sur le terrain ont dû être interrompus en raison de troubles graves dans la capitale et dans l'ensemble de la province.

256. L'enquête a été menée dans trois communes : Bugendana, Giheta et Gitega. Toutefois, dans la commune de Gitega, faute de personnel, aucune activité sur le terrain n'a pu être effectuée à l'extérieur de la capitale, où des témoins ont été entendus dans quatre camps de personnes déplacées. À Bugendana, en raison des conditions de sécurité, la Commission n'a pu travailler sur le terrain qu'après la mi-mai et ses déplacements ont de toute manière été limités.

257. La Commission a entendu 145 témoins, 119 Tutsis et 26 Hutus. Les auditions ont eu lieu sur les collines, dans des centres religieux, dans sept camps de personnes déplacées, dans la capitale de la province, dans la prison et à Bujumbura.

D. Commune de Bugendana

a) Description de la commune

258. La commune de Bugendana jouxte la commune de Mutaho au nord, la province de Muramvya à l'ouest, la commune de Giheta au sud, et la province de Karuzi à l'ouest. Elle est traversée du sud au nord par la route principale non revêtue reliant Gitega à Ngozi. Son chef-lieu, Bugendana, sur la colline Mukoro, se trouve sur la route principale à 27 kilomètres au nord de Gitega.

b) Assertions et informations

259. Selon le rapport de la FIDH, des Hutus ont commencé, au chef-lieu, à ligoter des Tutsis aux alentours de 15 heures, le jeudi 21 octobre. Ils en ont tués certains durant cette même journée. Le vendredi et le jour suivant, des Tutsis ont été pourchassés et tués dans les environs. Des foyers tutsis ont été pillés.

260. Lorsque les soldats sont arrivés, ils ont tué certains individus ayant commis des actes de pillage.

261. Dans la paroisse de Mutoyi, 150 adultes ont été tués. Quatre cents Tutsis en fuite qui s'étaient abrités dans l'église n'ont pas été attaqués. Les Hutus ont déclaré que les autorités de la commune leur avaient ordonné de tuer les Tutsis. De nombreux Tutsis ont été sauvés par des voisins hutus. Les soldats n'ont pas atteint Mutoyi durant cette période.

262. Conformément à des informations de source tutsie, une foule menée par un fonctionnaire local a attaqué des Tutsis aux alentours du chef-lieu vers

17 heures, le jeudi 21 octobre. À 19 heures, les massacres de Tutsis ont commencé et se sont poursuivis jusqu'au dimanche suivant.

c) Déroulement des faits suivant les témoignages

— Colline Mukoro

Chef-lieu

263. L'Administrateur communal a effectué une tournée à motocyclette dans les différentes communes le jeudi 21 octobre. Dans l'après-midi, une réunion des Hutus du FRODEBU s'est déroulée dans la commune. Les routes ont été barrées à la fin de l'après-midi et, dans la soirée, des Hutus se sont rendus dans les collines voisines pour regrouper les hommes tutsis en différents points. Aucun témoignage fiable n'a pu être obtenu en ce qui concerne les événements qui se sont déroulés au chef-lieu ce soir-là.

264. Les soldats sont arrivés le lundi suivant. Selon un témoin hutu, ils ont tué de nombreux Hutus au chef-lieu et dans les collines voisines.

265. Selon des témoignages tutsis, des Hutus du FRODEBU ont capturé des Tutsis au nord de la colline le vendredi 22 octobre et les ont tués après les avoir regroupés dans une maison.

— Colline Bitare

266. La colline Bitare est située au sud du chef-lieu. Un centre de négoce se trouve dans sa partie méridionale, à environ 6 kilomètres du chef-lieu. Selon des témoins tutsis, les Hutus ont barré les routes dans l'après-midi du jeudi 21 octobre. Le vendredi matin, ils ont commencé à capturer des Tutsis et à les regrouper en différents points afin de les tuer. Certains ont été abattus près de la rivière Mubarazi. Les Tutsis ont continué à être pourchassés jusqu'à l'arrivée des soldats.

— Colline Mwurire

267. La colline Mwurire se trouve à 1 kilomètre du chef-lieu. Elle est de grande dimension et son terrain est escarpé. Selon des témoins tutsis, des Hutus menés par des dirigeants locaux du FRODEBU ont barré les routes dans l'après-midi du jeudi 21 octobre. Dans la soirée, ils ont capturé des Tutsis et les ont regroupés dans plusieurs endroits. Certains ont été tués cette nuit-là, d'autres le matin suivant. Les Tutsis ont continué à être pourchassés durant toute la journée du vendredi. Des Hutus de l'UPRONA ont été battus mais n'ont pas été tués. Durant les jours suivants, des femmes tutsies ont été également tuées. Le lundi, un groupe de femmes et d'enfants tutsis a été regroupé dans l'église sur la colline puis a été abattu à l'extérieur.

— Colline Rwingiri

Kirimbi

268. Sur la colline Rwingiri, un centre éducatif et religieux est situé sur la route principale à Kirimbi, à une dizaine de kilomètres au sud du chef-lieu et à 17 kilomètres au nord de la ville de Gitega.

269. Selon des témoins tutsis, l'Administrateur communal est arrivé à motocyclette et a tenu une réunion à Kirimbi le jeudi 21 octobre. Peu après, des Hutus menés par des fonctionnaires locaux du FRODEBU ont barré les routes avec des arbres abattus. Dans l'après-midi, ils ont capturé et ligoté des hommes et des jeunes gens tutsis des collines voisines et les ont regroupés à Kirimbi. Ils les ont enfermés dans la salle de l'école voisine de l'église. Un Hutu de l'UPRONA a été également capturé.

270. Vers 21 heures, les Tutsis ont été conduits en dehors de la salle et ont été tués. Certains ont réussi à s'enfuir dans l'obscurité. Plusieurs témoins tutsis ont déclaré qu'ils avaient été sauvés par des Hutus.

271. Le vendredi, les Tutsis ont continué à être pourchassés dans les collines. Certains ont été conduits à Kirimbi et ont été tués. Des témoins hutus ont confirmé que des Tutsis avaient été tués à Kirimbi le jeudi et le vendredi.

272. Le samedi 23 et les jours suivants, des femmes et des enfants tutsis qui ne s'étaient pas enfuis ont été tués.

273. Les soldats sont arrivés à Kirimbi le lundi et ont poursuivi vers le nord en direction du chef-lieu. Selon un témoin hutu, ils ont tué de nombreux Hutus ce jour-là et les jours suivants.

— Collines Runyeri, Carire, Gitongo et Kibasi

274. Les collines Runyeri, Carire, Gitongo et Kibasi se trouvent à l'est de la commune. Une route secondaire non revêtue traverse cette région, reliant le chef-lieu à Kibimba dans la commune de Giheta, au sud-est.

— Colline Runyeri

275. Sur la colline Runyeri à 10 kilomètres au sud-ouest du chef-lieu, selon des témoignages tutsis, des Tutsis ont été capturés le vendredi 11 octobre et ont été rassemblés sur une place centrale où ils ont été tués. Des témoins ont déclaré qu'ils avaient été sauvés par des Hutus.

— Colline Gitongo

276. Selon des témoins tutsis, sur la colline Gitongo à une quinzaine de kilomètres au sud-ouest du chef-lieu, des Hutus menés par des dirigeants locaux du FRODEBU ont capturé des Tutsis le jeudi 21 octobre, les ont laissés sur la route jusqu'au soir et les ont conduits ensuite près de la rivière Kaniga où ils les ont abattus. Le jour suivant, ils ont tué des femmes et des enfants tutsis. Des témoins hutus ont confirmé que des massacres de Tutsis s'étaient déroulés

sur cette colline et ailleurs, mais ont affirmé ne pas y avoir participé. Des témoins tutsis ont déclaré qu'ils avaient été sauvés par des Hutus.

— Colline Carire

277. Selon des témoins hutus, sur la colline Carire à 10 kilomètres au sud-ouest du chef-lieu, des Tutsis ont été rassemblés le jeudi 21 octobre et détenus sur une place centrale. Ils ont été tués dans la soirée. Le jour suivant, des femmes et des enfants tutsis ont été tués.

— Colline Kibasi

278. Sur la colline Kibasi à une douzaine de kilomètres au sud-est du chef-lieu, suivant des témoins tutsis, l'Administrateur communal de Bugendana est arrivé à motocyclette dans la matinée du jeudi 21 octobre, s'est entretenu avec les dirigeants locaux du FRODEBU et est reparti. Peu après, les routes ont été barrées. Des Tutsis ont été capturés, ligotés et emmenés dans un autocar à l'arrêt sur la route. Dans la soirée, ils ont été conduits à la rivière Mubarazi et ont été abattus. Le jour suivant, des femmes et des enfants tutsis ont été tués. Certains témoins ont déclaré qu'ils avaient été sauvés par des Hutus.

— Collines Gitora et Rushanga

279. Les collines Gitora et Rushanga se trouvent au sud-ouest de la commune.

— Colline Gitora

280. Sur la colline Gitora, qui est atteinte par des routes secondaires et se trouve à une dizaine de kilomètres de la route principale, un centre éducatif et religieux est situé à Mugera. Selon des témoins tutsis, le jeudi 21 octobre, des Hutus conduits par un instituteur hutu ont barré un pont sur la rivière Ruvubu à environ 6 kilomètres. Selon des témoins tutsis, des Tutsis des environs se sont réfugiés à Mugera, sous la protection d'un prêtre, et n'ont pas été attaqués. Dans les collines autour de Mugera, selon des témoins tutsis, des Tutsis ont été capturés et tués par des Hutus. Le samedi, un hélicoptère de l'armée a survolé Mugera mais n'a pas atterri. Les soldats ne sont pas arrivés à Gitora durant la période examinée.

— Colline Rushanga

281. La colline Rushanga se trouve immédiatement à l'est de la colline Gitora, à environ 13 kilomètres de la route principale. Selon des témoins tutsis, le vendredi 22 octobre, des Hutus conduits par des dirigeants locaux ont capturé des Tutsis à Rushanga et les ont tués.

E. Commune de Giheta

a) Description de la commune

282. La commune de Giheta jouxte la commune de Bugendana au nord, la province de Muramvya à l'ouest, la commune de Gitega au sud et la province de Karuzi à

l'est. La grand-route asphaltée de Bujumbura à Gitega traverse ces deux communes du sud-ouest au nord-ouest sur une vingtaine de kilomètres. Une autre route principale non revêtue traverse sa partie est du sud au nord, relient la ville de Gitega à celle de Ngozi. La commune est divisée en trois zones, Kabanga, Giheta et Kiriba, situées dans cet ordre d'ouest en est. Le chef-lieu se trouve sur la colline Giheta, à 1 kilomètre environ de la grand-route asphaltée et à 12 kilomètres de la capitale de la province; la plupart des collines de la commune ne sont pas reliées par de bonnes routes.

b) Assertions et informations

283. Selon le rapport de la FIDH, le jeudi 21 octobre, des Hutus conduits par des dirigeants du FRODEBU ont capturé des Tutsis et les ont enfermés dans un entrepôt au chef-lieu. Ils en ont pris certains dans la soirée et les ont tués. Les survivants se sont barricadés à l'intérieur jusqu'à l'arrivée des soldats. D'autres Tutsis ont été tués et jetés dans des fossés.

284. Les soldats sont arrivés dans la soirée du même jour. Durant les journées qui ont suivi, ils ont pourchassé et tué de nombreux Hutus et ont tiré au hasard sur la population hutue des collines voisines.

285. Ce même jeudi, à Kibimba, des étudiants tutsis capturés par des Hutus ont été enfermés dans une station-service désaffectée et y ont été brûlés vifs.

286. Les soldats sont arrivés à Kibimba au début de la matinée du lendemain. Ils ont massacré des Hutus sur les collines voisines et ont pillé le centre de négoce.

287. Les informations de sources tutsies coïncident généralement avec le rapport de la FIDH concernant les massacres de Tutsis.

288. Dans les informations qu'il a fournies, le FRODEBU admet que des étudiants ont été brûlés vifs à Kibimba et confirme le rapport de la FIDH concernant les massacres de Hutus par les troupes, ajoutant que des véhicules blindés ont été utilisés pour tirer au hasard sur la population hutue.

c) Déroulement des faits suivant les témoignages

289. Selon tous les témoins, à l'aube du jeudi 21 octobre, le Gouverneur de la province est arrivé de Gitega par la route principale et a donné des instructions aux fonctionnaires locaux. L'Administrateur communal, qui est maintenant en prison et dont le procès est en cours, a témoigné que ces instructions consistaient à abattre des arbres pour barrer les routes et qu'il en avait parlé avec les chefs de zone de Giheta et de Kabanga.

— Colline Giheta

Chef-lieu

290. Dans la matinée, tandis que des barrages routiers étaient mis en place, un soldat en permission a été capturé, menotté et détenu au chef-lieu.

291. Suivant les témoignages de Tutsis et de Hutus, dans l'après-midi du jeudi 21 octobre, des Hutus conduits par les autorités du FRODEBU ont capturé près de la route principale et d'un centre éducatif et religieux des Tutsis venant des collines ainsi que des femmes, enseignantes et fonctionnaires tutsies, et les ont regroupés dans la salle de réunion du chef-lieu. L'Administrateur communal a déclaré que cette mesure avait été prise afin de les protéger.

292. Vers 15 heures, les Tutsis ont été transférés par groupes, les hommes en premier, dans un bâtiment en parpaing muni de portes en fer qui servait d'entrepôt d'engrais et de semences, à environ 80 mètres de la salle de réunion, plus bas sur la colline. Ils ont été escortés entre deux rangs de Hutus armés qui les auraient battus durant le parcours. Ils ont été enfermés dans le bâtiment qui était dépourvu de fenêtres et n'avait que quelques ouvertures de ventilation munies de barreaux près du toit. Par la suite, aucun autre Tutsi n'a été conduit dans cet entrepôt.

293. Selon le témoignage d'un survivant tutsi, ceux qui ont été ultérieurement pris et conduits au chef-lieu ont été tués et jetés dans des fossés.

294. Selon des témoins tutsis, vers 21 heures, on a fait sortir de l'entrepôt un premier groupe dont les membres ont été appelés par leur nom. Deux témoins qui déclarent avoir survécu disent qu'ils ont été conduits au pont de la rivière Ruvironza, à environ 8 kilomètres du chef-lieu. Les femmes ont été violées, tuées et jetées dans la rivière. Les hommes ont été tués et leur cadavre a été jeté à l'eau. Un témoin de sexe masculin, qui avait été seulement blessé, a réussi à survivre après avoir été jeté dans la rivière. Un autre témoin, de sexe féminin, déclare que l'un de ses anciens élèves hutus l'a aidée à s'enfuir. Un deuxième groupe a été appelé environ une heure plus tard. Un témoin de sexe féminin, qui a dit avoir survécu après avoir été gravement blessée (elle a perdu une main et est couverte de cicatrices), a déclaré que les autres personnes avaient été tuées près de la route, à environ 1 kilomètre du chef-lieu. Un troisième groupe a été appelé une heure après le deuxième. Certains membres de ce groupe ont été tués à portée d'ouïe de ceux qui étaient enfermés dans l'entrepôt. Lorsque ces derniers se sont rendu compte que les groupes étaient appelés pour être tués, ils ont barricadé la porte de l'entrepôt avec des sacs d'engrais. Vers 2 heures, ils ont aperçu par les trous de ventilation la lumière d'un projecteur sur la route principale, environ 500 mètres plus bas sur la colline. Ils ont crié pour appeler l'attention. Des soldats sont arrivés peu après et leur ont dit de rester barricadés jusqu'au matin. Les militaires les ont délivrés dans la matinée. Certains survivants ont été trouvés parmi ceux qui avaient été jetés dans des fossés. Certains corps se trouveraient encore dans les fossés. L'Administrateur communal a déclaré qu'il était absent lorsque les massacres ont eu lieu, étant allé se reposer chez lui après avoir laissé des instructions expresses pour la sûreté des captifs. Il s'est enfui le matin suivant dans la direction de la colline Kanyinya en empruntant une route de terre battue conduisant à Bugendana.

295. Selon des témoins hutus, les militaires ont exercé des représailles aveugles contre les Hutus sur la route principale, aux alentours du chef-lieu et dans le centre éducatif et religieux. Le vendredi et les jours suivants, ils ont tiré sur les Hutus des coups de mitraillette et ont utilisé la mitrailleuse d'un véhicule blindé.

— Colline Kibimba

296. Le centre de négoce de Bubu sur la colline Kibimba, dans la zone de Kabanga, comprend un groupe de boutiques sur la grand-route asphaltée près de la frontière de la province de Muramvya et se trouve à une vingtaine de kilomètres de la ville de Gitega.

297. Au début de la matinée du jeudi 21 octobre, des Hutus conduits par des fonctionnaires du FRODEBU ont barré toutes les routes avec des arbres abattus.

298. Vers midi, selon des témoins tutsis et hutus, les Hutus ont commencé à regrouper les Tutsis de la campagne environnante et les enseignants tutsis de l'école secondaire dans le centre religieux voisin et les ont enfermés dans une station-service en construction au milieu des boutiques à Bubu, sur la route principale de Muramvya à Gitega. Par la suite, ils ont également enfermé les étudiants tutsis.

299. Dans la soirée, de l'essence a été versée par les fenêtres et du bois et de la paille enflammés ont été jetés à partir du toit. De nombreux occupants ont été brûlés vifs. Certains témoins ont déclaré avoir survécu à l'intérieur du bâtiment et avoir été délivrés le vendredi matin. D'autres déclarent s'être échappés durant la nuit par une fenêtre. Certains ont des cicatrices de brûlures graves. Les déclarations des témoins concernant les détails font apparaître de nombreuses contradictions.

300. Un Hutu du FRODEBU, qui était à l'époque fonctionnaire, a admis que des Tutsis avaient été pris en otages à Kibimba et que d'autres avaient été massacrés sur les 14 collines de la zone de Kabanda. Il a déclaré qu'il avait circulé dans la zone le jeudi en essayant de calmer la population.

— Colline Muremera

301. Sur la colline Muremera, à une dizaine de kilomètres de la route asphaltée, des arbres ont été abattus et des ponts ont été coupés afin de barrer les routes dans la matinée du jeudi 21 octobre. Des témoins tutsis de différentes parties de la colline ont déclaré que des Hutus, conduits par des dirigeants locaux de FRODEBU, avaient commencé à capturer et à tuer des Tutsis vers 8 heures le lendemain matin. Deux témoins ont déclaré avoir été sauvés par des voisins hutus.

— Colline Kiriba

302. La colline se trouve à l'extrémité est de la commune, à environ 3 kilomètres à l'est de la route non revêtue qui relie Gitega à Ngozi. Le vendredi 22 octobre, des Hutus de la colline, accompagnés de Hutus d'autres collines, ont capturé des Tutsis et les ont tués. Un témoin a déclaré avoir été sauvé par un voisin hutu.

— Colline Rubarasi

303. Selon un témoin tutsi, sur la colline Rubarasi, à la limite de la commune de Gitega, les routes ont été barrées le jeudi 21 octobre. Dans la matinée du

jour suivant, des Hutus de Rubarasi et d'autres collines se sont rassemblés puis se sont mis à pourchasser les Tutsis et à les tuer. Les deux frères du témoin ont été tués.

— Colline Gwingiri

304. Sur la colline Gwingiri, près de la route principale non revêtue reliant Gigeta à Ngozi, un témoin tutsi de sexe féminin a déclaré que des Hutus du FRODEBU avaient attaqué et tué des Tutsis le jeudi 11 octobre. Elle-même avait été grièvement blessée et sauvée par un voisin hutu, qui avait également sauvé d'autres Tutsies blessées.

— Colline Nyarunazi

305. Les événements qui se sont déroulés sur la colline Nyarunazi, à l'écart des deux routes principales, offrent un tableau moins sombre. Un seul Tutsi, marié à une Hutue et ayant lui-même une parenté hutue, vivait sur la colline. Aucune violence n'a eu lieu à Nyarunazi le jeudi 21 octobre. Le lendemain, des groupes hutus d'autres collines sont arrivés en recherchant les Tutsis pour les tuer. Au péril de leur vie, les Hutus ont caché le résident tutsi et sa famille ainsi que d'autres Tutsis qui s'étaient échappés des massacres commis dans la commune voisine de Bugendana. Ce témoignage a été fait par les résidents de la colline ainsi que par un survivant tutsi de Bugendana qui leur doit d'avoir eu la vie sauve. Le vendredi, la population a vu des cadavres flotter sur la rivière Ruvironza qui coule au sud de la colline.

F. Commune de Gitega

a) Description de la commune

306. La commune de Gitega, au centre de laquelle se trouve la capitale de la province, jouxte la commune de Giheta au nord, la province de Muramvya à l'ouest, les communes de Gishubi et Makebuko au sud et les provinces de Karuzi et de Ruyigi à l'est.

b) Faits suivants les témoignages

307. Les témoignages sont entièrement partiaux étant donné que, pour la raison citée plus haut, la Commission a uniquement entendu — à l'exception d'un seul prisonnier hutu — des témoins tutsis des camps de personnes déplacées. Dans ces conditions, on ne donnera ci-après qu'un résumé général.

308. Selon des témoins tutsis, sur les collines Bukwazo, Mirama, Mukanda, Murirwe, Nyakibingo, Rubamvyi et Songa, toutes situées dans la partie est de la commune, des Hutus conduits par les dirigeants locaux du FRODEBU ont barré toutes les routes le jeudi 21 octobre. Des Tutsis auraient été capturés sur certaines de ces collines. Dans toutes les collines, des hommes, femmes et enfants tutsis ont été tués par les Hutus. Certains de ces massacres ont commencé le jeudi soir, la plupart ont eu lieu le vendredi et, sur certaines collines les plus éloignées de la capitale de la province, ne se sont produits que le samedi. Les massacres se sont poursuivis pendant plusieurs journées dans certains endroits. Un témoin hutu a déclaré qu'il n'avait vu aucun Tutsi tué

sur la colline Rubamvi, proche de la grand-route asphaltée qui conduit à Rutana, mais que des soldats étaient arrivés sur la route dans la soirée du jeudi 21 octobre et avaient tiré au hasard sur les Hutus, en utilisant même la mitrailleuse d'un véhicule blindé.

VII. LA PROVINCE DE KIRUNDO

A. Géographie et population

309. La province de Kirundo jouxte le Rwanda au nord et à l'ouest, les provinces de Ngozi et Muyinga au sud et la province de Muyinga à l'ouest. Elle est divisée en sept communes. Sa superficie est de 1 711 kilomètres carrés. Sa capitale, Kirundo, qui n'est guère plus qu'un village, se trouve près du centre de la province. Une route asphaltée y accède depuis Ngozi. En 1990, la province avait 407 103 habitants.

B. Assertions et informations concernant les événements dans la province

310. Selon le rapport de la FIDH, il y a eu relativement peu d'actes de violence dans la province car la population avait gardé le souvenir des massacres qui avaient eu lieu dans la commune de Ntega en 1988 et les gens ont cherché des lieux de refuge. Le jeudi 21 octobre au matin, le Gouverneur a rencontré l'Administrateur communal de Busoni. Il a été démis de ses fonctions dans l'après-midi par le commandant militaire, sur instructions de Bujumbura.

C. Les travaux de la Commission

311. Pour les raisons exposées ailleurs dans le présent rapport, il a très vite fallu suspendre les travaux sur le terrain dans la province de Kirundo. La Commission n'y a travaillé que trois jours. Au cours de ces trois jours, elle a visité deux camps de personnes déplacées dans les communes de Kirundo et Vumbi et elle a entendu 31 témoins, dont des Hutus ou des Twas déplacés qui avaient appartenu à l'UPRONA. Il n'y a pas eu d'autres travaux sur le terrain.

D. Les communes de Kirundo et Vumbi

a) Description des communes

312. La commune de Kirundo est centrée autour de la capitale de la province. La commune de Vumbi, au sud de la précédente, est traversée par la grand-route de Ngozi. C'est sur cette route, à 9 kilomètres de la capitale de la province, que se trouve le chef-lieu, Vumbi.

b) Assertions et informations

313. Selon un document présentant les vues des Tutsis, 103 Tutsis ont été tués dans la commune de Kirungo, sous la conduite des autorités du FRODEBU et des dirigeants. Dans la commune de Vumbi, le massacre des Tutsis a commencé le jeudi 21 octobre et s'est poursuivi jusqu'au dimanche suivant. Des listes de victimes et de responsables ont été fournies.

c) Les faits d'après les témoignages

314. Pour les raisons exposées plus haut, la Commission n'ayant entendu des témoignages ne présentant que les vues de l'une des parties sur les événements survenus pendant la période sur laquelle porte l'enquête, on ne trouvera ci- après qu'un résumé général.

315. Selon des témoins tutsis et hutus et twas déplacés, la population hutue locale, menée par les dirigeants locaux du FRODEBU ont bloqué toutes les routes dans la matinée du jeudi 21 octobre, sur les collines Cumba, Gakana, Gihosha, Mataka, Mutara, Mwenya, Rambo et Rugero dans la commune de Kirundo et sur les collines Kabuye, Kavumu, Mutoyi, Nyarikenke, Rugeri et Vumbi dans la commune de Vumbi. Sur certaines de ces collines, les Tutsis et les Hutus de l'UPRONA ont été pris en otage. Les massacres de Tutsis et de Hutus de l'UPRONA et de Twas déplacés ont commencé sur certaines collines le jeudi soir, après l'annonce de l'assassinat du Président Ndadaye sur Radio Rwanda, ailleurs le vendredi. Ils se sont poursuivis pendant plusieurs jours.

VIII. LA PROVINCE DE MURAMVYA

A. Géographie et population

316. La province de Muramvya jouxte les provinces suivantes : Kirundo au nord, Bubanza et Bujumbura à l'ouest, Gitega à l'est, et Bururi au sud. Elle s'étend sur les hauteurs centrales, avec une partie escarpée à l'ouest, sur les pentes orientales de la chaîne qui sépare les bassins du Nil et du Zaïre. Elle est traversée par deux grand-routes goudronnées : la route de Bujumbura à Gitega, qui la traverse d'ouest en est par le milieu en passant par la capitale de la province, la ville de Muramvya, à 48 kilomètres de Bujumbura et la route vers Kayanza et le Rwanda, qui bifurque vers le nord à Bugarama, à 13 kilomètres à l'ouest de la ville de Muramvya. Une autre grande artère, qui n'est pas goudronnée, va également de Bujumbura à Gitega, traversant le sud de la province d'ouest en est. Sur cette route, Mwaro, se trouve une garnison de l'armée. La province a une superficie de quelque 1 530 kilomètres carrés et, d'après le recensement de 1990, elle comptait alors 440 000 habitants. On n'a pas pu obtenir de chiffres concernant la proportion de Hutus par rapport aux Tutsis, mais dans le sud et dans une partie de l'est de la province, il y a nettement plus de 15 % de Tutsis, ce qui correspond aux chiffres estimatifs pour l'ensemble du pays. La province compte 11 communes. Les trois dans lesquelles la Commission a enquêté — Kiganda, Mbuye et Rutegama — se trouvent toutes dans le nord-ouest de la province. Selon les informations reçues, la partie sud de la province a été relativement peu touchée par les massacres.

B. Assertions et informations concernant les événements dans la province

317. La Commission a reçu plusieurs documents concernant les événements survenus à Muramvya pendant la période sur laquelle porte l'enquête, certains traitant de l'ensemble de la province, d'autres consacrés à certaines localités. Certains contiennent des listes de victimes ou de responsables. Des rapports ont été présentés par les deux principaux partis politiques, l'UPRONA et le FRODEBU, et

par des groupes associés, des organisations burundaises des droits de l'homme et diverses associations prétendant représenter les victimes et les survivants.

318. Selon le rapport de la FIDH, le Gouverneur de Muramvya, un Tutsi qui appartient au FRODEBU, a déclaré avoir été réveillé le jeudi 21 octobre à 2 h 30 par un coup de téléphone du Gouverneur de Gitega l'informant qu'un coup d'État était en cours. Après avoir vainement tenté de contacter par téléphone les autorités supérieures à Bujumbura, il a rappelé le Gouverneur de Gitega et tous deux ont convenu de faire bloquer les routes. Il est donc sorti à 3 heures du matin sur la route principale qui relie Bujumbura à Gitega, d'abord dans la direction de Rutegama puis dans l'autre direction, vers Bugarama, en s'arrêtant en route pour donner des instructions. De retour dans la capitale de la province, le Gouverneur est resté dans son bureau, où il a parlé avec des responsables locaux. Les officiers locaux ne soutenaient pas le coup d'État. Dans l'après-midi, ayant été prévenu que des soldats étaient venus de Bujumbura avec l'ordre de le tuer, il s'est caché jusqu'au 26 octobre. Selon lui, malgré de fortes tensions politiques et ethniques, il n'y a pas eu de massacre dans la capitale de la province le jeudi.

319. Les assertions et informations concernant les événements dans les communes qui ont fait l'objet d'une enquête sont mentionnées dans chaque cas.

C. Travaux de la Commission

320. Après une première mission en novembre 1995, la Commission a travaillé sur le terrain du 27 février jusqu'au 31 mai 1996, avec quelques interruptions parce que la route de Bujumbura étaient coupée. Elle a entendu 285 témoins (169 Tutsis et 116 Hutus) y compris des prisonniers, dans la prison locale et à Bujumbura. Dans toutes les communes où elle a enquêté, elle s'est rendue dans tous les camps de personnes déplacées et dans la plupart des collines.

D. Commune de Kiganda

a) Description de la commune

321. La commune de Kiganda jouxte au nord la commune de Mbuye, à l'ouest la commune de Muramvya, au sud les communes de Rusaka et Ndava et à l'est la commune de Rutegama. La grand-route asphaltée qui va de Bujumbura à Gitega en longe la limite nord, sur la rive droite du Mubarazi. La commune est divisée en deux zones : Gatabo au nord et Kiremba au sud. Le chef-lieu se trouve à 8 kilomètres environ au sud de la route principale et à une quarantaine de kilomètres de la capitale de la province. La garnison de l'armée à Mwaro se trouve à 23 kilomètres au sud, elle est accessible par une route secondaire non goudronnée.

b) Assertions et informations

322. Selon des rapports de la SONERA et une association prétendant représenter les victimes, des Tutsis ont été attaqués et massacrés par des Hutus le jeudi 21 octobre et les jours suivants. Ces rapports ne contiennent pas de description détaillée des événements mais ils donnent des listes de responsables

présumés et des victimes. Ils traitent tous les deux de la zone Gatabo dans le nord. On ne signale pas de massacres dans la zone de Kiremba.

323. Selon le récit des événements publié par le FRODEBU, le vendredi 22 octobre et les jours suivants, des Hutus ont été invités à des rencontres par des personnalités tutsies puis fusillés par l'armée. Selon le même rapport, les attaques de civils par l'armée se seraient poursuivies pendant un mois. Les noms de certains responsables et des victimes de ces actes sont donnés.

c) Déroulement des faits selon les témoignages

— Chef-lieu

324. Selon tous les témoignages, il n'y a pas eu d'actes de violence dans le chef-lieu le jeudi 21 octobre. Pendant la journée, des Tutsis fuyant la commune voisine de Rutegama ont commencé à arriver. Un détachement de soldats de la garnison de Mwaro, dans le sud, est arrivé dans la soirée. Le lendemain, des Tutsis fuyant Rutegama ont continué à arriver au chef-lieu. Le samedi 23 octobre, deux Hutus ont été tués par des soldats et les Hutus ont commencé à fuir la colline.

— Colline Gahweza

325. Sur la colline Gahweza, à 8 kilomètres environ au sud du chef-lieu, on ne signale pas d'attaques contre les Tutsis. Le jeudi 23 octobre et les jours suivants, selon des témoins hutus, des civils tutsis armés de la colline, avec des Tutsis d'autres collines, ont lancé des attaques contre les Hutus, tuant des hommes, des femmes et des enfants.

— Autres collines au sud du chef-lieu

326. Selon tous les témoins, il n'y a pas eu d'actes de violence dirigés contre les Tutsis sur les collines au sud du chef-lieu.

— Colline Murambi

327. La colline Murambi est délimitée au nord par le Mubarazi et la route asphaltée principale, sur laquelle se trouve Gatabo, chef-lieu de la zone Gatabo. Le reste de la colline au sud est très escarpé.

328. Le Gouverneur de Muramvya s'est arrêté à Gatabo au petit jour le jeudi 21 octobre. Peu après son passage, des Hutus menés par les dirigeants locaux du FRODEBU ont commencé à abattre les arbres et à couper les ponts pour bloquer les routes. Les hommes tutsis ont été réunis et contraints de les aider. Certains d'entre eux sont revenus chez eux le jour même, d'autres ont été gardés au chef-lieu jusqu'au samedi 23 octobre, puis ils ont été libérés sains et saufs.

329. Sur la hauteur au sud de Gatabo, les Tutsis n'ont pas été mis à mal le jeudi 21 et le vendredi 22 octobre. Toutefois, le samedi 23 octobre des Hutus qui avaient participé aux massacres dans la commune voisine de Rutegama et qui sont arrivés à Murambi en fuyant les soldats et, sous leur direction, les Hutus

locaux ont rassemblé les Tutsis dans la maison d'une coopérative, puis les ont emmené au bord du Mubarazi pour les tuer.

— Colline Nyagisozi

330. Sur la colline Nyagisozi, à 3 kilomètres environ à l'ouest de Gatabo, selon les témoins tutsis, des Hutus dirigés par le chef de zone ont emmené les hommes tutsis de chez eux et les ont tués. Ils en ont emmené certains au bord du Mubarazi pour les tuer.

— Colline Kivyeyi

331. Sur la colline Kivyeyi, à 6 kilomètres environ au sud-ouest de Gatabo, selon des témoins tutsis, des Hutus ont réuni des hommes tutsis le jeudi 21 octobre et ils les ont forcés à les aider à bloquer les routes. Ils les ont gardés captifs la nuit et le lendemain, ils les ont emmenés au bord du Mubarazi où ils ont été tués. Selon un témoin hutu, on n'a pas tué de Tutsis sur la colline Kivyeyi.

— Colline Martyazo

332. Sur la colline Martyazo, à 3 kilomètres de Gatabo, selon des témoins tutsis, le 23 octobre, des Hutus dirigés par le chef de la colline ont réuni des hommes tutsis, les ont emmenés au bord du Mubarazi pour les tuer et sont retournés piller et brûler leurs maisons.

— Colline Kanegwa

333. Sur la colline Kanegwa, à 5 kilomètres de Gatabo, selon des témoins tutsis, à la fois des Hutus et des Tutsis ont participé au blocage des routes le jeudi 21 octobre. La nuit cependant, les Hutus ont encerclé les maisons des Tutsis pour les empêcher de fuir. Le lendemain, les hommes, femmes et enfants tutsis on été capturés et emmenés au bureau de l'UPRONA de la colline. Les hommes et les enfants ont été emmenés près d'une rivière voisine et tués, les femmes ont été violées et tuées ensuite.

E. Commune de Mbuye

a) Description de la commune

334. La commune de Mbuye jouxte au nord la province de Kayanza, à l'est la province de Gitega, au sud les collines de Rutegama, Kiganda et Muramvya et à l'ouest la commune de Muramvya. Le chef-lieu se trouve près de la limite nord de la commune, sur la colline Teka à une dizaine de kilomètres, par la route de terre qui bifurque de la grand-route goudronnée de Kayanza, à une trentaine de kilomètres de la ville de Muramvya.

b) Assertions et informations

335. Un rapport présenté par une association prétendant représenter les victimes et les survivants précise que le jeudi 21 octobre, l'Administrateur communal a tenu une réunion au chef-lieu à 10 heures du matin avec d'autres dirigeants du

FRODEBU, après quoi des groupes hutus ont commencé à bloquer des routes et à empêcher les Tutsis de circuler librement.

336. Le vendredi après-midi, des Hutus armés ont attaqué des Tutsis sous la direction du chef de zone de la zone de Gasura. Le massacre s'est poursuivi jusqu'au samedi.

337. Des rapports présentés par une autre association et par la SONERA donnent la même description des événements.

338. Selon un rapport du FRODEBU, le jeudi 21 octobre, sur la colline Kirembera, des Tutsis de l'UPRONA, équipés d'armes à feu, ont tué des résidents hutus et pillé leurs biens.

339. Le dimanche 24 octobre, des unités militaires accompagnées par des étudiants tutsis de l'UPRONA sont arrivées, tuant des Hutus et détruisant leurs biens. À la fin de novembre, une nouvelle vague de raids militaires a commencé sur les collines Buyaga, Teka et Bigwana, tuant de nombreux Hutus, dont certains ont été enterrés dans une fosse commune dans les marécages près de Nyanza.

c) Déroulement des faits selon les témoignages

— Chef-lieu

340. Au chef-lieu, sur la colline Teka, à côté du bureau de l'Administrateur communal, il y a un "centre de négoce" — quelques magasins, un marché, une école et une église. Quelques policiers armés de revolvers gardaient le chef-lieu le jeudi 21 octobre. Selon des témoins tutsis, ce jour, au petit matin, les résidents de la colline Teka ont appris de l'Administrateur communal que l'armée s'était emparée du Président Ndadaye. L'Administrateur communal aurait porté la nouvelle aux collines voisines en motocyclette, empruntant la route de Kibumbu, et traversant Buyaga, Bigwana, Kirika et Kibumbu. Les chefs de zone et les chefs de secteur auraient également circulé dans les collines de la zone Gasura, traversant la colline Buhungura. Dans la journée, les ponts ont été coupés et des arbres ont été abattus pour bloquer les routes.

341. Dans l'après-midi, des fonctionnaires et des enseignants se sont réunis et ont formé deux groupes selon leur origine ethnique. Un groupe de jeunes Hutus, qui aurait été organisé par un maître d'école, est arrivé, armé de machettes et de matraques et a patrouillé la colline jusqu'au soir.

342. Le vendredi matin, un groupe de jeunes Hutus armés est arrivé de la colline Buyaga et a commencé à attaquer des Tutsis. Il y a eu un affrontement avec les Tutsis au chef-lieu, où le juge local, un Tutsi, a été attaqué et blessé, puis transporté à un hôpital voisin. Dans l'après-midi, un maître d'école tutsi dénommé Basile a été tué. La police locale a tenté de maintenir l'ordre, allant jusqu'à tirer en l'air mais elle était trop peu nombreuse pour être efficace. Plus tard dans l'après-midi, un autre Tutsi a été tué au chef-lieu.

343. Un groupe de Tutsis, formé de femmes, d'enfants et de vieillards, a cherché refuge dans l'église paroissiale. Quelques-uns des enseignants et

fonctionnaires tutsis ont réussi à s'enfuir dans la nuit jusqu'à la capitale de la province.

344. Le samedi 23 octobre, les massacres de Tutsis se sont poursuivis. Un groupe de Hutus armés est arrivé, a menacé les prêtres et a fouillé l'église mais non le presbytère où étaient cachés les Tutsis.

345. Sur l'autre versant de la colline Teka, de jeunes Hutus armés auraient réuni les hommes tutsis dans une plantation d'eucalyptus et les auraient tués, laissant leurs corps par terre. Ils ont épargné les femmes et les enfants.

346. Selon des sources militaires, une patrouille a réussi à gagner le chef-lieu le vendredi 22 octobre et a trouvé des Hutus armés réunis devant l'église mais ceux-ci se sont dispersés pacifiquement. Les militaires ont alors ouvert un camp pour les Tutsis déplacés sur la colline voisine de Mbuye. Les jours suivants, ils sont revenus au chef-lieu sans incident. Ce récit a été confirmé par des témoins indépendants.

— Colline Bigwana

347. La colline Bigwana se trouve à 5 kilomètres environ à l'est du chef-lieu. Le jeudi 21 octobre, des Hutus ont abattu des arbres pour couper les routes. Ils ont battu un soldat qui était en permission et l'ont empêché de quitter la colline.

348. On ne signale pas d'assassinats sur la colline vendredi.

349. Le samedi, des hommes, femmes et enfants tutsis qui s'étaient réunis en un seul groupe ont été attaqués par des Hutus. Beaucoup ont été tués, dont le soldat qui avait été battu jeudi. Des attaques contre des Tutsis se sont poursuivies dimanche et lundi. Des maisons appartenant à des Tutsis ont été brûlées. Les attaques contre les Tutsis auraient été lancées à l'instigation de Hutus de la commune de Rutegama, qui étaient arrivés à Bigwana le vendredi soir.

— Colline Buhangura

350. Sur la colline Buhangura, à 4 kilomètres environ au sud du chef-lieu, selon des témoins tutsis, les Hutus auraient tué des hommes et adolescents tutsis le vendredi 22 octobre. Certains des meurtriers venaient de Mubuga, la colline voisine. Les témoins hutus ont décrit les événements comme un affrontement violent entre les deux groupes ethniques, à la suite de provocations des Tutsis, qui ont obligé de nombreux Hutus à fuir et ce, jusqu'à l'arrivée des militaires le dimanche, bien qu'on ne signale pas de victime hutue pendant ce temps. Ils ont ajouté que les soldats tiraient sur la population à l'aveuglette, tuant même des Tutsis.

— Colline Buyaga

351. La colline Buyaga se trouve à 3 kilomètres environ à l'est du chef-lieu.

352. Selon des témoins hutus, il n'y a pas eu de massacres à Buyaga le jeudi ou le vendredi, même si des Hutus venus de la colline Rango ont brûlé quelques maisons tutsies.

353. Selon des sources militaires, une patrouille de 24 hommes venus du chef-lieu le samedi 23 octobre a dû ouvrir le feu sur des Hutus qui défendaient un barrage routier, faisant trois morts, dont une femme. Selon un témoin hutu cependant, les militaires ont réuni les Hutus et ont ensuite tiré dans le tas. Il faisait état de plus de 100 morts hutus et il a montré à la Commission l'emplacement d'un charnier où des ossements humains se trouvaient près de la surface.

— Colline Kibumbu

354. Sur la colline Kibumbu, à 8 kilomètres environ au nord-est du chef-lieu, selon des témoins tutsis, l'Administrateur communal est arrivé en motocyclette le jeudi 21 octobre le matin et a donné ordre aux Hutus locaux de bloquer les routes. Le soir, les Tutsis fuyant de la colline voisine Ngezi/Nete ont commencé à arriver à Kibumbu. Le vendredi soir, des Tutsis ont été attaqués par des Hutus et beaucoup ont été tués.

355. Selon un témoin hutu, un affrontement armé a éclaté entre les Hutus et les Tutsis de la colline, avec des renforts de Tutsis venus d'une autre colline. L'affrontement s'est poursuivi jusqu'au dimanche 24 octobre quand les soldats sont arrivés, tuant 18 Hutus. Ce témoin cependant n'a pas pu identifier de victimes hutues de cet affrontement.

356. Selon des sources militaires, une patrouille militaire est allée à Kibumbu le mercredi 27 octobre pour saisir des armes. Des témoins hutus ont affirmé que, ce jour, des militaires avaient ouvert le feu sur un groupe de Hutus, faisant beaucoup de morts.

— Colline Ngezi/Nete

357. Sur la colline Ngezi/Nete, à une dizaine de kilomètres à l'est du chef- lieu, selon des témoins tutsis, l'Administrateur communal est arrivé le jeudi 21 octobre et, peu de temps après, les Hutus ont bloqué des routes avec des arbres abattus. Les Tutsis se sont réunis pour se protéger et ils n'ont pas été attaqués. Des Hutus, menés par un dirigeant local du FRODEBU, ont pillé et brûlé les maisons des Tutsis. Selon un témoin hutu, ces actes auraient été commis par des gens venant d'autres collines.

— Colline Taba

358. Aucun témoin tutsi des événements survenus sur la colline Taba, à 10 kilomètres à l'est du chef-lieu, n'a été entendu. Un témoin hutu qui avait fui la colline le jeudi 21 octobre a déclaré qu'à son retour le dimanche suivant des cadavres tutsis gisaient par terre et les maisons appartenant à des Tutsis avaient été brûlées. Les témoins hutus prétendent avoir été ailleurs ou être restés chez eux et nient avoir assisté à des actes de violence. Ils disent que les militaires ont tué de nombreux Hutus à leur arrivée sur la colline quelques jours plus tard.

— Colline Masama

359. Sur la colline Masama, à 10 kilomètres environ au sud du chef-lieu, selon des témoins tutsis, dans la soirée du jeudi 21 octobre, des Hutus ont capturé des hommes tutsis chez eux et les ont emmenés au bord du Mubarazi, qui coule à proximité, et les ont tués. Le lendemain, les Hutus, auxquels se sont joints quelques Twas, ont violé des femmes tutsies et les ont tuées, ainsi que leurs enfants. Certaines ont été brûlées dans leur maison. L'emplacement de ce qui serait un charnier a été montré à la Commission. Certains Hutus ont aidé des voisins tutsis à s'enfuir.

F. Commune de Rutegama

a) Description de la commune

360. La commune de Rutegama jouxte au nord la commune de Mbuye, à l'ouest la commune de Kiganda, au sud la commune de Ndava et à l'est la commune de Ndava et la province de Gitega. Elle est traversée d'est en ouest, près de sa limite nord, par la grand-route de Bujumbura à Gitega. Le chef-lieu se trouve sur cette route, à 30 kilomètres de la capitale de la province et à 35 kilomètres de la ville de Gitega.

b) Assertions et informations

361. Selon le rapport de la FIHD, le Gouverneur a reconnu que des Tutsis avaient été pris en otages le jeudi 21 octobre, réunis au chef-lieu et tués dans la soirée et que des femmes et des enfants avaient été tués le lendemain, estimant le nombre de morts à 200. Selon le rapport, les sources tutsies estiment le nombre de morts à plus de 1 000 et les sources médicales confirment que presque tous les Tutsis de la commune ont été tués. Les témoins tutsis disent que l'Administrateur communal a participé aux assassinats.

362. Le rapport précise que le dimanche 24 octobre, les militaires sont arrivés de Mwaro et Gitega et ont nettoyé la colline pendant plusieurs jours, tirant sur la population avec des mitrailleuses et faisant des centaines de morts et de blessés. Ils ont pillé et brûlé les boutiques au chef-lieu.

363. Selon un rapport présenté par une association prétendant représenter des victimes tutsies et hutues appartenant à l'UPRONA, le Gouverneur de Muramvya serait venu tôt le jeudi 21 octobre et aurait donné des instructions à l'Administrateur communal et au dirigeant local du FRODEBU. À l'aube, l'Administrateur communal a fait le tour de la commune, donnant des instructions aux fonctionnaires locaux. Peu de temps après, des arbres ont été abattus et des ponts détruits pour bloquer les routes et une foule de Hutus armés, dont des fonctionnaires et des membres de milices hutues, s'est réunie au chef-lieu. L'Administrateur communal a alors invité les Tutsis et les Hutus de l'UPRONA à se réunir au chef-lieu pour une réunion de réconciliation. Ceux qui sont venus ont été ligotés à 14 heures. Les hommes ont été placés dans une salle communale et dans des cellules, les femmes dans un bureau. Les hommes ont été tués le jour même, les femmes le lendemain. Les corps ont été jetés dans des latrines ou enterrés dans des charniers.

364. Sur la colline Munanira, un groupe d'hommes, de femmes et d'enfants tutsis a été réuni par des Hutus et conduit à l'école primaire de Kirehe. Les Hutus ont alors retiré les tuiles du toit et jeté du bois allumé, brûlant certains et en asphyxiant d'autres. Les corps ont été mutilés et jetés dans les latrines de l'école.

365. Un rapport présenté par la SONERA confirme généralement ces accusations et en attribue la responsabilité directe au Gouverneur.

366. Selon un rapport du FRODEBU, 465 de ses membres ont été tués en représailles, des maisons ont été brûlées et des biens détruits dans toute la commune.

c) Déroulement des faits selon les témoignages

— Chef-lieu

367. Toutes les sources sont d'accord pour dire que le Gouverneur est venu dans le chef-lieu aux petites heures du jeudi 21 octobre, qu'il y a rencontré l'Administrateur communal et que le matin les routes ont été bloquées dans toute la commune.

368. Un groupe de jeunes Hutus membres d'une milice du FRODEBU (INZARAGUHEMUKA) d'une colline voisine, armés de machettes, seraient venus au chef-lieu le jeudi matin et se seraient entretenus avec l'Administrateur avant de retourner à leur colline. Selon les rapports de témoins des Tutsis, généralement confirmés par certains témoins hutus, les Tutsis du chef-lieu et des collines environnantes ont été réunis et placés dans des bureaux. Les hommes ont été ligotés et mis dans la salle communale et des cellules, les femmes et les enfants ont été mis dans un entrepôt. Dans l'après-midi, les hommes ont été tués. Les femmes et les enfants ont été tués le lendemain.

369. Certains Hutus du FRODEBU qui ont été accusés d'avoir participé à ces événements reconnaissent avoir été présents pendant la matinée, mais disent être partis quand ils ont vu que la situation se dégradait.

— Colline Munanira

370. Sur la colline Munanira, selon des témoins tutsis, des hommes, femmes et enfants tutsis ont été réunis et enfermés par des Hutus dans une école dans la soirée du jeudi 21 octobre. Le lendemain matin, le toit de l'école a été mis à feu et tous ceux qui se trouvaient à l'intérieur ont été tués lorsqu'ils essayaient de s'enfuir. Les témoins hutus nient avoir assisté à ces événements.

371. La Commission a entendu le témoignage de plusieurs personnes accusées d'avoir participé à ce massacre. Elles nient avoir vu le massacre ou y avoir pris part.

372. La Commission n'a pas pu se rendre sur place au cours de son enquête, car l'insécurité persistait dans la région.

— Colline Nyarunazi

373. Sur la colline Nyarunazi, immédiatement au nord du chef-lieu, selon des témoins tutsis, les Tutsis ont été réunis par des Hutus de la colline aidés par des Twas et ils ont été emmenés au chef-lieu, où ils ont été tués plus tard. Des Tutsis ont également été tués à l'école de Kirehe.

— Colline Cumba

374. Sur la colline Cumba, à 2 kilomètres du chef-lieu, sur la route principale, selon des témoins tutsis, des hommes tutsis ont été réunis par des Hutus dans la matinée du jeudi 21 octobre et ils ont été emmenés au chef-lieu, où ils ont ensuite été tués. Le vendredi, les hommes, les femmes et les enfants tutsis restants qui n'avaient pas réussi à s'enfuir, ont été tués.

375. Selon des témoins hutus, des soldats sont arrivés de Mwaru le samedi 23 octobre et ils ont ouvert le feu sur les Hutus. Un témoin hutu a déclaré qu'ils ont de nouveau tué des Hutus quatre jours plus tard.

— Colline Nkonyovu

376. Sur la colline Nkonyovu, à 5 kilomètres au nord-ouest du chef-lieu sur la grand-route, selon des témoins tutsis, les Hutus ont invité les hommes tutsis à les accompagner dans des patrouilles. Ils les ont emmenés au chef-lieu, où ceux-ci ont ensuite été tués. Beaucoup des Tutsis restants se sont réunis dans un bar sur la grand-route. Là, ils ont été attaqués par des Hutus, mais ils se sont défendus et ont réussi à s'enfuir à Gatwaro, dans la commune de Kiganda, à 2 kilomètres environ au nord-ouest par la route.

377. Le samedi 23 octobre, des soldats des véhicules blindés venant du chef-lieu ont ouvert le feu sur les Hutus le long de la route, faisant beaucoup de morts. Les soldats ont de nouveau tué des Hutus le lundi suivant.

— Colline Bubanda

378. Sur la colline Bubanda, juste à l'ouest du chef-lieu, selon un témoin tutsi, des hommes tutsis ont été capturés et emmenés au chef-lieu le jeudi 21 octobre.

— Colline Bupfunda

379. Selon des témoins tutsis, l'Administrateur communal est venu à la colline Bupfunda, à 5 kilomètres à l'ouest du chef-lieu de bonne heure le jeudi 21 octobre. Le même jour dans la soirée, les Tutsis ont été attaqués par les Hutus de la colline, aidés par des Hutus de la colline Bubanda. Les témoins hutus de la colline disent avoir été ailleurs quand les événements ont eu lieu ou n'avoir rien vu.

380. La Commission a entendu plusieurs Hutus nommés par des témoins tutsis comme ayant pris part aux massacres de Tutsis. Mais un des témoins a nié s'être trouvé sur la colline Bupfunda à l'époque des massacres. De plus, la Commission a déterminé que les témoins hutus de la colline évitaient de parler de ce qui

s'était passé pendant les trois jours qui ont suivi l'assassinat, du 21 au 24 octobre. Ils prétendent n'avoir rien vu ou s'être enfuis le premier jour.

— Colline Nyarukere

381. Sur la colline Nyarukere, à 3 kilomètres au sud-ouest du chef-lieu, selon des témoins tutsis, des hommes tutsis auraient été capturés par des Hutus le jeudi 21 octobre et emmenés au chef-lieu, où ils ont été tués. Dans la soirée, des hommes, des femmes et des enfants tutsis ont été tués chez eux et leurs cadavres ont été jetés dans les latrines. Quelques femmes tutsies ont été violées par des Hutus et des Twas avant d'être tuées. Les massacres de Tutsis se sont poursuivis jusqu'au dimanche 24 octobre.

— Colline Nyakararo

382. Sur la colline Nyakararo, à 5 kilomètres au sud-ouest du chef-lieu, selon des témoins tutsis, des Hutus menés par les dirigeants locaux du FRODEBU ont commencé à tuer des hommes, des femmes et des enfants tutsis dans l'après-midi du jeudi 21 octobre. Ils ont continué à chercher les Tutsis qui s'étaient enfuis et à les massacrer, jusqu'au samedi suivant.

383. Selon des témoins hutus, des soldats sont arrivés le dimanche 24 octobre accompagnés de Tutsis de la colline Nyakararo, et ils ont tué de nombreux Hutus.

— Colline Muninya

384. Sur la colline Muninya, à 3 kilomètres environ au sud-ouest du chef-lieu, selon des témoins tutsis, des Hutus de la colline, aidés par des Hutus de collines voisines, ont commencé à tuer les Tutsis chez eux dans l'après-midi du jeudi 21 octobre.

— Colline Nyamitwenzi

385. Sur la colline Nyamitwenzi, à 5 kilomètres environ à l'ouest du chef-lieu, selon des témoins tutsis, des hommes tutsis ont été capturés chez eux par des Hutus et emmenés au chef-lieu, où ils ont été tués. Les attaques contre les Tutsis des deux sexes et de tous les âges se sont poursuivies jusqu'au lundi suivant. Quelques Tutsis ont réussi à survivre. Les Hutus du chef-lieu ont pris part à ces attaques. L'armée est arrivée deux semaines plus tard et a sauvé les survivants.

— Colline Murinzi

386. Sur la colline Murinzi, à 8 kilomètres environ du chef-lieu, plusieurs soldats qui se trouvaient par hasard chez eux ont été arrêtés le jeudi 21 octobre. Le lendemain matin, un groupe de Hutus mené par un chef local du FRODEBU a attaqué des Tutsis chez eux. Les massacres de Tutsis se sont poursuivis jusqu'au samedi, avec la participation de Hutus de la colline Nyakararo.

— Colline Mushikamo

387. Sur la colline Mushikamo, à une dizaine de kilomètres au sud-ouest du chef-lieu, selon des témoins tutsis, dans l'après-midi du jeudi 21 octobre, les autorités du FRODEBU ont arrêté 10 Tutsis et les ont détenus dans une cellule de la zone Mushikamo jusqu'à ce que des soldats arrivés le lendemain les libèrent. D'autres témoins tutsis ont déclaré que plus de 50 Tutsis auraient été tués sur la colline par les Hutus.

— Colline Gashingwa

388. Sur la colline Gashingwa, à 5 kilomètres environ au sud du chef-lieu, selon des témoins tutsis, des Hutus menés par des fonctionnaires locaux du FRODEBU ont enlevé des hommes tutsis de chez eux le jeudi 21 octobre et les ont tués sur la route de Rutegama. Les attaques contre les Tutsis restants se sont poursuivies jusqu'au lundi suivant, avec la participation de Hutus et de Twas des collines voisines. L'armée est arrivée deux semaines plus tard et a sauvé les survivants tutsis.

IX. LA PROVINCE DE NGOZI

A. Géographie et population

389. La province de Ngozi est bornée au nord par le Rwanda, à l'ouest par la province de Kayanza, au sud par les provinces de Gitega et de Karuzi, et à l'est par celles de Kirundo et de Muyinga. Elle est située dans la zone montagneuse centrale, une région de collines escarpées et de larges vallées. La frontière avec le Rwanda suit le cours de la Kanyaru. La province de Ngozi est traversée en son milieu, d'ouest en est, par la principale route asphaltée, qui va de Bujumbura et de Kayanza à Muyinga et à Kirundo. La province est divisée en sept communes. Ngozi compte environ 5 000 habitants; c'est la troisième ville du Burundi, à 136 kilomètres de Bujumbura. La superficie de la province est de 1 468 kilomètres carrés et elle comptait 482 246 personnes en 1990. À l'heure actuelle, presque tous les Tutsis vivent dans des camps de personnes déplacées protégés par l'armée. Ngozi est peuplée surtout de Tutsis. Il existe dans la province plusieurs camps de réfugiés, qui abritent environ 20 000 Hutus rwandais qui ont fui leur pays après le génocide de 1994 et dont se chargent des organisations internationales. En octobre 1993, un grand nombre de réfugiés rwandais tutsis, rentrés depuis dans leur pays, vivaient dans l'ensemble de la province.

B. Assertions et informations concernant les événements dans la province

390. Selon le rapport de la FIDH, le coup d'État a été annoncé par Radio Rwanda le jeudi 21 octobre, vers 6 heures du matin. Le Gouverneur de la province, qui en avait lui-même été informé peu avant, s'est rendu dans certaines communes, notamment Gashikanwa et Kiremba. Il est rentré dans l'après-midi, en demandant à la population de manifester contre le coup d'État. Dans l'après-midi du même jour, un militaire des forces aéroportées, venu en hélicoptère de Bujumbura, s'est entretenu avec les autorités militaires locales. Le Gouverneur a été assigné à domicile vers 17 h 30 environ. Rétabli dans ses fonctions le samedi

après-midi, il s'est déplacé dans la province, les jours suivants, pour s'efforcer de calmer les esprits.

391. L'agglomération de Ngozi, qui compte deux camps militaires, l'un de l'armée et l'autre de la gendarmerie, a servi de refuge aux Tutsis en fuite. Pendant les jours qui ont suivi le coup d'État, des civils tutsis ont tué ouvertement de nombreux Hutus, en présence des militaires. Ceux-ci auraient eux-mêmes tué des Hutus dans la ville.

C. Travail de la Commission

392. Le travail sur le terrain s'est poursuivi du 23 février au 28 mai. Le Commissaire a dû travailler seul, jusqu'à ce que deux enquêteurs soient dépêchés dans la province en avril; il a dû aussi, à divers moments, accomplir un travail sur le terrain dans d'autres provinces. Faute de fonds suffisants et en raison de retards administratifs au siège, il n'a pu obtenir qu'à la fin d'avril un logement permanent à Ngozi. Auparavant, il devait venir sur place tous les jours. La circulation sur les routes n'est possible que de jour, et le trajet entre Bujumbura et Ngozi prenant près de trois heures, le temps qu'il pouvait passer sur place était très limité. La route a à plusieurs reprises été fermée, pour des raisons de sécurité ou d'autres raisons. La Commission a enquêté dans quatre communes, en entendant des témoins dans les collines, dans cinq camps de personnes déplacées, à Ngozi même, dans la prison et au Kenya. Le Commissaire a entendu 127 témoins : 88 Tutsis, 34 Hutus, et 5 Twas.

393. Dans la commune de Ruhororo, l'enquête est restée limitée. Les zones proches de la commune étaient en effet le théâtre d'actions fréquentes de la guérilla et de l'armée durant le séjour de la Commission au Burundi. Pour cette raison, les visites sur place ont été limitées aux camps de personnes déplacées du chef-lieu. Même au chef-lieu, après une manifestation dirigée contre les Nations Unies à Bujumbura, les témoins qui avaient été contactés par les enquêteurs ont refusé de coopérer avec la Commission. Les témoignages relatifs aux événements survenus à Ruhororo ont été recueillis dans le camp et auprès des prisonniers et autres témoins à Ngozi.

D. Commune de Kiremba

a) Description de la commune

394. La commune de Kiremba est bornée au nord par celle de Marangara, à l'ouest par celles de Nyamurenza et de Gashikanwa et au sud par la commune de Kiremba; à l'est, elle est bornée par les provinces de Muyinga et de Kirundo. La grand-route asphaltée qui va de Ngozi à Muyinga traverse la commune, en son milieu, d'ouest en est. Le chef-lieu de la commune est relié par une route non revêtue longue de 10 kilomètres environ à la route principale. La bifurcation, sur la route principale, est à 20 kilomètres de Ngozi. Après les événements survenus en 1993, les Tutsis qui demeurent dans la commune sont à présent regroupés dans deux camps, l'un au chef-lieu de la commune et l'autre à Gakere, sur la grand-route, à 30 kilomètres de Ngozi. Les collines sont habitées uniquement par les Hutus.

b) Assertions et informations

395. Selon le rapport de la FIDH, après le coup d'État, des centaines de personnes ont été massacrées à Kiremba. Dans les collines Cayi, Ciri et Mufigi à elles seules, plus de 400 personnes ont été tuées. Après la visite du Gouverneur, le matin du jeudi 21 octobre, l'administrateur communal a donné ordre de couper la route. Les Hutus ont commencé à tuer les Tutsis le jour même après une émission de Radio Rwanda. Une famille tutsie a été brûlée vive sur la colline Kidunda. Treize autres familles ont été rassemblées et massacrées devant le lycée du chef-lieu.

396. Les soldats sont arrivés au chef-lieu le vendredi 22 octobre et ont tué plusieurs personnes. Ils sont ensuite attaqué la colline Gakere et ont tué 19 Hutus. Sur la colline Musasa, les victimes ont été ensevelies dans une fosse commune. De nombreux Hutus ont été tués et laissés sans sépulture autour du camp qui avait été ouvert pour les Tutsis déplacés.

397. Une association tutsie relate que dans la commune de Kiremba tous les Tutsis ont été massacrés, sauf quelques-uns qui ont réussi à s'échapper.

398. Selon une relation des faits favorable au FRODEBU, en dépit des efforts de l'administrateur communal, qui s'est rendu dans les collines pour calmer les esprits, certains Hutus enragés ont massacré leurs voisins tutsis durant la nuit du 21 octobre, notamment dans les Zones Musasa et Gakere, après avoir entendu des coups de feu tirés par des soldats.

399. Quand les soldats sont arrivés, le lendemain, ils ont commencé à faire la chasse aux Hutus, en particulier les membres du FRODEBU, et à les tuer. Cette chasse à l'homme s'est poursuivie jusqu'en novembre.

400. Selon la plainte d'un Hutu, l'administrateur communal aurait été torturé et tué sur la place du marché, par des soldats, le vendredi 22 octobre, avec les encouragements des Tutsis. Les militaires auraient également massacré des femmes et des enfants hutus qui avaient trouvé refuge à l'hôpital.

c) Déroulement des faits selon les témoignages suivants

— Colline Kiremba

Chef-lieu de Kiremba

401. Le Gouverneur de la province, un Tutsi membre du FRODEBU, avait organisé une réunion qui devait avoir lieu au chef-lieu le matin du jeudi 21 octobre. Le Gouverneur, ayant été informé du coup d'État, est arrivé au chef-lieu le jour même, vers 6 heures du matin, pour annuler la réunion. Il a rencontré alors des fonctionnaires et des dirigeants locaux du FRODEBU. Radio Rwanda avait déjà annoncé le coup d'État survenu à Bujumbura.

402. Bien que les esprits soient très excités et que les autorités locales aient déjà fait le tour des collines, aucun acte de violence n'a eu lieu avant l'après-midi.

403. Vers 15 heures environ, le Gouverneur est revenu et a de nouveau rencontré les autorités locales et les dirigeants locaux du FRODEBU. Après avoir exhorté la population à se rendre à Ngozi pour défendre la démocratie, il est reparti.

404. Vers 17 heures, des Hutus du FRODEBU ont commencé à abattre des arbres pour couper les routes. Certains magasins du centre ont été pillés.

405. Le soir, Radio Rwanda a annoncé que le Président Ndadaye avait été tué.

406. Selon des témoins tutsis, au chef-lieu, des Hutus du FRODEBU se sont alors saisis de 14 Tutsis dans la soirée. Les corps de ces hommes ont été retrouvés le lendemain dans un champ voisin, à l'exception de l'un d'eux, grièvement blessé, qui a survécu.

407. Les militaires sont arrivés le vendredi matin. Selon un témoin hutu, ils ont ouvert le feu sur la population hutue. De nombreux Hutus ont fui vers le Rwanda.

408. Plusieurs témoins dont le témoignage a été recueilli au camp du chef-lieu ont apparemment reçu pour instructions d'attribuer la responsabilité des massacres à l'ancien Gouverneur. Quand ils ont été interrogés, leurs déclarations contenaient de nombreuses contradictions factuelles.

— Colline Kibuye

409. Des témoins tutsis ont déclaré que sur la colline Kibuye, située à 5 kilomètres environ à l'est du chef-lieu, des Tutsis ont été capturés par des Hutus, le jeudi après-midi, et rassemblés en divers endroits. Dans la soirée, après l'annonce par Radio Rwanda de la mort du Président Ndadaye, ils ont été tués par des Hutus. Une femme a indiqué dans son témoignage qu'elle avait été violée, puis blessée et laissée pour morte. Certains survivants ont déclaré qu'ils devaient la vie à des amis hutus.

410. Un témoin tutsi et un témoin hutu ont indiqué que les soldats, qui étaient arrivés le vendredi matin, ont ouvert le feu sans distinction sur les Hutus.

— Colline Gatwaro

411. Plusieurs témoins, dont un Hutu, ont signalé que sur la colline Gatwaro, située à 4 kilomètres environ à l'ouest du chef-lieu, de nombreux Tutsis ont été tués le jeudi soir. Une femme a déclaré qu'elle avait été violée, tout comme d'autres femmes tutsies, qui ont plus tard été tuées.

— Colline Ngeramigongo

412. Cette colline, à 4 kilomètres environ au sud-ouest du chef-lieu, n'est accessible que par une route étroite non revêtue; des témoins tutsis ont déclaré que des Hutus ont tué des Tutsis la nuit du jeudi. Une femme, de père tutsi et de mère hutue, signale dans son témoignage qu'après avoir été blessée elle a été sauvée par sa mère et par des parents hutus.

— Collines Masasu et Musumba

413. Des témoins tutsis, dans les collines Masasu et Musumba situées sur la route non revêtue reliant le chef-lieu à la route asphaltée, ont déclaré que l'administrateur communal de Kiremba avait emprunté la route asphaltée, accompagné d'autres dirigeants du FRODEBU, dans l'après-midi du jeudi 21 octobre. Quelque temps plus tard, des arbres ont été abattus afin de couper les routes. Dans la soirée, des Tutsis ont été attaqués par des Hutus.

— Colline Kibande

414. Une Tutsie, originaire de la colline Kibande à 23 kilomètres de Ngozi sur la route principale, a déclaré dans son témoignage avoir été attaquée à son domicile le jeudi 21 octobre, en début de soirée. Toute sa famille a été massacrée et elle-même a été gravement blessée et laissée pour morte.

— Colline Kiremera

415. Selon un témoin hutu, sur la colline Kiremera, située sur la grand-route à 26 kilomètres de Ngozi, des Tutsis ont été massacrés le soir du jeudi 21 octobre. Un Hutu en a sauvé quelques-uns en les cachant dans une école.

— Colline Gakere

416. Selon des Tutsis survivants, originaires de la colline Gakere, située sur la grand-route à 28 kilomètres de Ngozi, un grand nombre de Tutsis se sont rassemblés dans la propriété d'un Tutsi nommé Kinunda, et ont été attaqués le jeudi soir mais ont réussi à repousser cette attaque. Le lendemain, ils ont été entourés par un grand nombre de Hutus armés qui les ont tués presque tous, quelques-uns réussissant cependant à s'échapper.

— Colline Kiyange

417. Sur la colline Kiyange, à 30 kilomètres de Ngozi par la grand-route, selon un témoin tutsi, des Tutsis ont été attaqués le jeudi soir. La tuerie s'est poursuivie le vendredi matin, jusqu'à l'arrivée des militaires en milieu de matinée.

— Colline Masoro

418. Sur la colline Masoro, au sud de la colline Kiyange, à 2 kilomètres de la route asphaltée, selon un témoin hutu, le massacre des Tutsis a commencé le jeudi soir et s'est poursuivi les jours suivants, car les militaires n'ont pas quitté la grand-route.

E. Commune de Mwumba

a) Description de la commune

419. La commune de Mwumba est bornée au nord par le Rwanda dont elle est séparée par la Kanyaru, à l'est par la province de Kayanza, au sud par la commune de Ngozi et à l'ouest par celle de Nyamurenza. Le chef-lieu est situé sur la

colline Buye, à 8 kilomètres de Ngozi par une route non revêtue. La population tutsie de la commune est concentrée dans deux camps de personnes déplacées, l'un près du chef-lieu et l'autre à Vyegwa, à 3 kilomètres environ dans la direction de Ngozi.

b) Assertions et informations

420. Selon le rapport de la FIDH, les Tutsis de la commune ont été rassemblés et massacrés. Dans la moitié des collines seulement, 712 Tutsis ont été tués. Les représentants du FRODEBU sont venus par deux fois de Ngozi, le matin du jeudi, pour couper les routes, et l'après-midi, pour arrêter des Tutsis. Trente Tutsis ont été rassemblés à Kiziba et massacrés. De nombreux Tutsis ont été tués, leurs corps jetés dans la Kanyaru. Les Hutus de l'UPRONA qui avaient été également appréhendés ont été remis en liberté. À Vyegwa, 48 corps ont été découverts sur la colline Rwabiriro. Sur cette colline, des Tutsis ont été tués devant l'école primaire. Dans certains cas, des Hutus ont aidé des Tutsis à s'échapper. Sur certaines collines, aucun Tutsi n'a été tué.

421. Les militaires sont arrivés dans la commune le vendredi 22 octobre ainsi que le lendemain. À Kiziba, ils ont rassemblé des Hutus, hommes, femmes et enfants, et les ont tués. À Mushitsi, une fosse commune a été remplie de leurs corps, et 160 corps ont été découverts à Vyegwa. Des Twas ont participé au massacre des Hutus.

422. Selon une association tutsie, dans la Zone Mwumba, 50 Tutsis ont été tués sur la colline Bakenke. Les Tutsis ont été rassemblés et tués dans une école de la colline Karungura et dans un "centre de négoce", à Kiziba. Les Tutsis en fuite ont été rassemblés dans une maison, à Vyegwa, puis tués.

c) Déroulement des faits selon les témoignages suivants

— Colline Buye

423. Selon des témoins hutus et tutsis, sur la colline Buye où se trouve le chef-lieu de la commune, les routes ont été coupées dès le matin du jeudi 21 octobre. Pendant l'après-midi, des Hutus dirigés par des fonctionnaires et des dirigeants locaux du FRODEBU ont commencé à attaquer les Tutsis et les Hutus membres de l'UPRONA. Certains ont été bouclés dans la commune, mais le soir, après que plusieurs d'entre eux ont été appelés, apparemment pour être tués, les autres se sont échappés. Certains ont réussi à fuir à la faveur de l'obscurité.

424. Quand les Hutus ont commencé à attaquer les Tutsis près du chef-lieu, nombreux sont ceux qui ont tenté de fuir à travers champs jusqu'à Ngozi, au sud, en descendant des collines puis en traversant le fond de la vallée de la Nkaka.

425. Nombreux sont ceux qui ont été capturés dans la vallée et conduits au domicile d'un Tutsi, Nazaire Nsabiyimana, qui était absent; la maison est située à 1,5 kilomètre environ de la route qui gagne Ngozi. Ils ont été enfermés dans cette maison avec d'autres Tutsis du voisinage qui avaient également été capturés.

426. Le lendemain matin, les captifs ont été tués. Leurs corps ont été jetés dans des fossés ou des latrines où ils se trouveraient encore. Certains Hutus du FRODEBU qui avaient également été capturés n'ont pas été tués.

— Colline Gitasi

427. La colline Gitasi est longée par la route non revêtue qui relie le chef-lieu de la commune à Ngozi. Selon des témoins hutus, tutsis et twas, à Vyegwa, sur cette route, où se trouvent plusieurs maisons et une station d'élevage de chèvres, les Hutus se sont réunis le jeudi matin, à l'instigation des dirigeants locaux du FRODEBU. Après cette réunion, ils ont commencé à abattre des arbres et à couper les ponts afin de bloquer la circulation sur les routes.

428. Plus tard dans la journée, des Hutus ont commencé à rassembler des otages tutsis du voisinage à Vyegwa, pour les conduire aux bureaux de Zone Mwumba. Comme on l'indique plus bas, ils ont par la suite été tués.

429. Une Tutsie indique dans son témoignage qu'en haut de la colline, des Tutsis ont été attaqués par des Hutus le même jour. Elle a été frappée à la tête au moyen d'un marteau et laissée pour morte.

— Colline Mwumba

430. Les bureaux de Zone Mwumba (à ne pas confondre avec le chef-lieu, situé sur la colline Buye) sont situés sur la colline Mwumba, à 12 kilomètres environ de Ngozi.

431. Selon des témoins hutus, tutsis et twas, le matin du jeudi 21 octobre, des Hutus entraînés par des fonctionnaires et des dirigeants du FRODEBU ont commencé à abattre des arbres pour couper les routes et à détruire les ponts. Vers midi, ils ont commencé à rassembler les Tutsis ainsi que les Hutus et les Twas de l'UPRONA et les ont conduits aux bureaux de Zone Mwumba, où ils ont été enfermés dans un bâtiment qui servait de prison. Vers 21 heures, ils ont appelé deux frères et les ont tués. Ils ont ensuite appelé d'autres prisonniers, mais ceux- ci ont refusé de sortir. Les Hutus ont alors lancé des pierres à l'intérieur du bâtiment. Certains captifs ont réussi à s'échapper, mais nombreux sont ceux qui ont été tués. Les corps auraient été enterrés près du cachot.

432. Plusieurs témoins qui ont déclaré s'être échappés du cachot, tout en s'accordant sur ces faits, se sont contredits sur plusieurs aspects de leur témoignage.

433. Les soldats sont arrivés le vendredi matin. Selon un témoin hutu, ils ont commencé à tirer sans distinction sur les Hutus, en en tuant un grand nombre.

— Colline Nzove

434. Le centre de négoce de Kiziba est situé sur la colline Nzove, à 6 kilomètres environ du chef-lieu de la commune Mwumba et à 15 kilomètres environ de Ngozi. Il comprend une trentaine de maisons construites autour d'un

marché central et d'un abattoir. Les maisons, toutes maintenant en ruines (sauf une récemment reconstruite), abritaient des magasins et des bureaux.

435. Selon des témoins hutus, tutsis et twas, le jeudi 21 octobre, après avoir appris à la radio rwandaise l'arrestation du Président Ndadaye par les militaires, des paysans hutus, entraînés par des fonctionnaires et des dirigeants locaux du FRODEBU, ont abattu des arbres pour couper les routes, et ont rassemblé les Tutsis des collines voisines Nzove, Muremera et Gatsinda, y compris des réfugiés rwandais, ont pillé leurs biens et les ont enfermés dans un bâtiment, la "Maison de la société des maraîchers".

436. Vers 20 heures, ils ont commencé à les tuer. Ils les ont fait sortir, les ont attachés trois par trois, les ont tués et ont jeté leurs corps dans des fossés et des latrines. Les corps y seraient toujours. La tuerie s'est poursuivie jusqu'à trois heures du matin le vendredi. Certains se sont échappés. Un témoin raconte qu'il a soudoyé un Hutu qui l'a libéré. Deux autres témoins ont indiqué qu'ils avaient été laissés pour morts, inconscients, dans un fossé et qu'ils ont repris conscience vers deux heures du matin le vendredi quand il a commencé à pleuvoir. L'administrateur communal de Mwumba serait passé en moto en route vers le Rwanda le soir qui précède les tueries. Il pleuvait. Un témoin twa signale que l'administrateur communal a plaidé en vain pour la libération des Rwandais.

437. Selon des témoins hutus et twas, les soldats sont arrivés le lendemain samedi. Les Hutus adultes du sexe masculin avaient fui vers le Rwanda. Les soldats ont rassemblé les vieillards et les femmes hutus qui restaient sur place ainsi que les Twas et leur ont offert de la bière au débit de boissons de Mbatari. Puis, ils ont emmené les Hutus jusqu'au magasin d'un Hutu nommé Mudagi qui s'était enfui. Ils les ont ensuite massacrés.

— Colline Karungura

438. Selon des témoins tutsis, le jeudi après-midi, des Tutsis de la colline Gakenke ont été emmenés par des Hutus entraînés par des dirigeants et des permanents locaux du FRODEBU jusqu'à une école, sur la colline Karungura. Ils les auraient attachés, puis tués vers 21 heures. Leurs corps seraient toujours enfouis dans la latrine.

439. Selon des témoins tutsis et hutus, les Tutsis du clan Hima se sont rassemblés et ont réussi à se défendre contre les Hutus qui les attaquaient.

— Collines Cahi et Gatsinda

440. Des témoins tutsis des collines Cahi et Gatsinda, situées dans la partie nord de la commune, ont déclaré qu'ils avaient été arrêtés à leur domicile l'après-midi du jeudi 21 octobre par des Hutus du FRODEBU, puis regroupés avec d'autres Tutsis captifs et emmenés dans la soirée sur les rives de la Kanyaru, qui fait la frontière avec le Rwanda, pour y être tués. Tous les témoins indiquent que, si de nombreux Tutsis ont été tués, ils ont eux-mêmes été aidés par des Hutus à s'échapper. Un témoin hutu a confirmé que des Tutsis avaient été tués sur les rives de la Kanyaru.

F. Commune de Ruhororo

a) Description de la commune

441. La commune de Ruhororo est bornée au nord par les communes de Ngozi, de Gashikanwa et de Tangara, au sud-est par la province de Kayanza, au sud par la province de Gitega et au sud-ouest par celle de Karuzi. Son chef-lieu se trouve dans le sud de son territoire, à 25 kilomètres de Ngozi par une bonne route non revêtue qui mène à Gitega.

b) Assertions et informations

442. Selon une association tutsie, l'administrateur communal de Ruhororo a fait arrêter et rassembler des Tutsis pour les faire tuer.

443. Selon un rapport favorable au FRODEBU, le vendredi 22 octobre, des soldats accompagnés de civils tutsis ont appréhendé des Hutus dans les collines Ntiba et Gitwe. Ils en ont tué 15, et plusieurs autres en chemin. Le lendemain, ils ont tué huit Hutus sur la colline Banda. Le dimanche, ils ont tué 26 personnes sur la colline Taba. Une dizaine de Hutus ont été tués à Gisha le 7 novembre.

c) Déroulement des faits selon les témoignages suivants

— Colline Rwamiko

Chef-lieu

444. Selon des témoins tutsis, un dirigeant du FRODEBU venu de Ngozi serait arrivé en fourgonnette au chef-lieu au début de l'après-midi du jeudi 21 octobre et se serait entretenu avec l'administrateur communal. Peu après, des Hutus du FRODEBU ont abattu des arbres pour couper les routes. Des Tutsis des collines voisines ont été rassemblés et détenus dans le bâtiment administratif. Le dirigeant du FRODEBU a admis avoir transporté des Tutsis jusqu'au chef-lieu mais a dit que c'était pour leur protection. Le soir, les Tutsis captifs ont été emmenés jusqu'à la rive de la Ruvubu, à 500 mètres environ, puis tués. Certains Hutus membres de l'UPRONA qui avaient également été appréhendés n'ont pas été tués.

445. Les militaires sont arrivés au chef-lieu dans l'après-midi du lendemain après avoir dégagé au moyen d'un tracteur la route coupée par des arbres abattus. Tout le long du trajet, ils ont vu des morts ou des blessés tutsis.

446. Selon des témoins hutus, ces militaires ont ouvert le feu sans distinction sur les Hutus, le long du trajet, et au chef-lieu, en tuant un grand nombre.

447. Un témoin hutu a déclaré que le jeudi 21 octobre et le lendemain, les militaires ont continué à tuer des Hutus des deux sexes et de tous âges dans les collines à l'écart de la grand-route, notamment Cagura, Kabuye et les collines de Zone Mubanga au nord.

— Colline Bucamihigo

448. Selon un témoin hutu, des Tutsis du sexe masculin de la colline Bucamihigo ont été rassemblés, le jeudi, par des Hutus entraînés par un dirigeant du FRODEBU, puis emmenés au chef-lieu où ils ont plus tard été tués.

449. Selon le même témoin, le lendemain, des soldats ont tué 41 Hutus sur la colline.

— Colline Kabuye

450. La colline Kabuye est à 4 kilomètres environ du chef-lieu. Selon un témoin tutsi, des Tutsis du sexe masculin, parmi lesquels les instituteurs, ont été appréhendés et emmenés par des Hutus le jeudi 21 octobre.

451. Selon un témoin hutu, les militaires ont tué de nombreux Hutus, hommes, femmes et enfants, sur la colline, dans les jours qui ont suivi.

G. Commune de Tangara

a) Description de la commune

452. La commune de Tangara est bornée au nord par la commune de Kiremba, à l'ouest par celles de Gashikanwe et Ruhororo, au sud par la province de Karuzi et à l'ouest par celle de Muyinga. Aucune grand-route ne la dessert. Le chef-lieu est situé à Musenyi, et est relié par 12 kilomètres d'une route secondaire non revêtue, à travers la commune de Kiremba, à la route asphaltée, à un point situé à 30 kilomètres de Ngozi.

b) Assertions et informations

453. Selon le rapport de la FIDH, les tueries ont été rares dans le territoire de la commune et ont été le fait surtout de personnes venues de l'extérieur. Un groupe de Hutus de la commune de Kiremba a tué 30 Tutsis; des Hutus de la commune de Ruhororo ont tué huit Tutsis sur la colline Nyagesebeyi le samedi 23 octobre; et des Hutus de la province de Karuzi ont tué 50 Tutsis environ sur les collines Ruyogoro, Gikingo et Murumba, le mercredi suivant.

454. Le samedi 23 octobre, les militaires ont tué 18 Hutus sur la colline Nyagesebeyi. Le lundi suivant, ils ont attaqué les collines Mugirampeke, Gasekanya et Bomba, tuant 58 personnes.

455. Selon une association tutsie, dans la commune de Tangara, les tueurs venaient des communes voisines, mais, de façon générale, grâce aux efforts de l'administrateur communal, les Tutsis tués ont été peu nombreux.

c) Déroulement des faits selon les témoignages suivants

456. Contrairement à ce qui s'est passé dans toutes les communes voisines, aucun Tutsi n'a été tué en octobre 1993 dans la commune de Tangara à l'exception de quelques collines proches d'autres communes ou provinces.

— Chef-lieu

457. Le 21 octobre, l'administrateur communal, un Tutsi membre du FRODEBU (désormais en prison à Ngozi), ayant appris le coup d'État en écoutant Radio Rwanda, et dans l'incapacité de communiquer avec la capitale de la province, a parcouru sa commune sur une moto le jeudi 21 octobre en exhortant les habitants à rester calmes. Les routes n'ont pas été coupées, aucune personne n'a été prise en otage et personne n'a été tué le jour même. Le vendredi, les Tutsis qui avaient échappé aux nombreux massacres intervenus dans la commune de Ruhororo ont commencé à arriver à Musenyi. Les militaires sont arrivés le vendredi soir.

— Collines Bomba, Mugirampeke, Muramba et Ruyogoro

458. Selon des témoins Tutsis, le vendredi 22 octobre et les deux jours suivants, des Tutsis du sexe masculin et de tous âges ont été tués sur les collines Bomba, Mugirampeke, Muramba et Ruyogoro, toutes jouxtant la province de Karuzi, à l'instigation de Hutus venant de cette province, où des massacres de Tutsis ont eu lieu en grand nombre. Des femmes tutsies ont été empêchées de quitter ces localités.

459. Les soldats n'ont pu atteindre ces collines. L'arrivée de Hutus armés, de Karuzi, à la colline Bomba a été confirmée par un témoin Hutu.

— Colline Butezi

460. Sur la colline Butezi, qui jouxte la commune de Kiremba, des Tutsis de sexe masculin ont été tués le samedi. Les Tutsies ont là aussi été empêchées de quitter les lieux.

— Colline Nyagasebeyi

461. Selon un témoin hutu, les militaires ont tiré sans distinction sur les Hutus le samedi 23 octobre près de la limite de la commune de Ruhororo.

462. À l'exception des collines mentionnées ci-dessus et de certaines collines éloignées, Tutsis et Hutus ont continué à vivre côte à côte dans la commune.

X. ANALYSE DES TÉMOIGNAGES

463. S'il est vrai, comme il est dit plus haut, que la Commission été contrariée par les circonstances à l'occasion de son enquête et que la fiabilité des témoins était sujette à caution, la montagne de témoignages recueillis lui a permis de déceler une certaine constance dans les comportements et de dégager un certain nombre de conclusions.

464. À en juger non seulement par les dépositions de témoins appartenant aux deux groupes ethniques, mais également par toutes les autres informations recueillies, il est constant que dès le moment où la nouvelle du coup d'État est parvenue à l'intérieur du pays, des troncs d'arbres abattus ont été jetés en travers de toutes les routes sur presque toute l'étendue du territoire burundais et les ponts brisés. Il n'est pas jusqu'à certains responsables locaux à

l'époque, maintenant écroués, qui n'aient fait état d'ordres qu'ils avaient reçus de leurs supérieurs de pousser la population à un tel comportement qui, autant que la Commission a pu en juger, était sans précédent au Burundi.

465. Dans la plupart des communes où l'enquête a été menée, le barrage des routes a été suivi peu après dans les localités sous le contrôle du Gouvernement hutu ou des responsables communaux du FRODEBU, par la capture de tous les adultes tutsis de sexe masculin et, dans certains cas, des Hutus partisans de l'UPRONA et leur regroupement dans des endroits bien déterminés où ils étaient retenus en otage.

466. Dans la plupart des cas, le meurtre de ces otages a commencé dès le moment où on apprenait, essentiellement par la radio rwandaise, que le Président Ndadaye avait été tué. Ces meurtres ont été perpétrés dans la nuit du jeudi 21 octobre dans certains endroits cependant qu'ailleurs ils ne devaient l'être que le lendemain à l'aube. Peu nombreux ont été les otages de l'UPRONA tués.

467. Dans les localités où les otages ont été tués, le massacre s'est dans la plupart des cas vite étendu à toutes les femmes et tous les enfants tutsis; les maisons des Tutsis ont également été mises à sac et incendiées. Le massacre d'hommes et de femmes tutsis de tous âges fit tache d'huile à partir de ces localités. Dans certains endroits, des femmes tutsies ont été épargnées, encore qu'elles aient souvent été violées ou séquestrées.

468. Les soldats et gendarmes, partis de leurs bases le jeudi 21 octobre, entreprirent à grand-peine de dégager les routes principales et de construire des ponts de fortune. Une fois sur les lieux des massacres de Tutsis, ils ont porté secours aux survivants et se sont pour la plupart livrés à un massacre aveugle de Hutus, aidés souvent en cela par les survivants eux-mêmes. Ils entreprirent ensuite, pendant plusieurs jours, de dégager les routes secondaires, continuant de porter secours aux Tutsis et d'exercer une répression aveugle sur la personne des Hutus. Les soldats ne se sont jamais rendus sur certaines collines.

469. Au fur et à mesure que l'armée se déployait à partir de points situés sur les routes principales, nombre de Hutus s'enfuyaient vers les collines encore inaccessibles. Les tueurs dans leurs rangs étendaient le massacre des Tutsis aux collines qui avaient jusque-là été épargnées par la violence tant et si bien que pendant quelques jours à partir du vendredi 22 octobre, les massacres de Tutsis par les Hutus d'une part et de Hutus par les soldats d'autre part se généralisaient simultanément.

470. Les témoignages recueillis concordent dans leur quasi-totalité : dans les communes où l'enquête a été menée, Hutus et Tutsis coexistaient dans la paix sur le colline depuis le 21 octobre même si la campagne électorale et le remplacement de la plupart des responsables locaux de l'UPRONA par des membres du FRODEBU avaient suscité quelque tension entre les ethnies. Les rapports sociaux étaient normaux et les mariages mixtes fréquents. Un pourcentage considérable de survivants tutsis ont reconnu n'avoir dû leur salut qu'à des parents, voisins ou amis hutus qui les avaient protégés souvent au risque de leur propre vie.

471. Si de nombreux témoins hutus ont évoqué la persécution sanglante dont les membres de leur ethnie furent victimes en 1972, aucun d'entre eux n'a accusé ses voisins tutsis d'y avoir personnellement pris part. La persécution et la répression politique perpétrées contre les Hutus avaient été le fait de dictatures militaires et les agriculteurs tutsis locaux eux-mêmes n'y avaient pas joué un rôle important.

472. S'il est indéniable que les Hutus constituent une classe de citoyens de second ordre sur les plans social, économique et dans l'enseignement, les disparités de statut, de richesse et de niveau d'instruction entre Tutsis et Hutus vivant de l'agriculture de subsistance sur la même colline étaient négligeables.

473. Autant de considérations qui amènent la Commission à conclure que le massacre systématique d'hommes, de femmes et d'enfants tutsis sur les collines dans l'ensemble du pays ne saurait être mis sur le compte de réactions spontanées, simultanées, de la masse des agriculteurs hutus dirigées contre leurs voisins. Le fait — établi par les éléments de preuve recueillis — que nombre de simples agriculteurs hutus aient pris part au massacre ne peut être attribué qu'à l'incitation de leurs dirigeants et à l'exemple donné par ces derniers, dont la présence et les activités partout où des massacres ont été perpétrés sont attestée par des preuves surabondantes.

474. La question se pose de savoir comment des agriculteurs hutus par nature pacifiques ont pu être convaincus de prendre part au massacre de leurs voisins tutsis. Pour la Commission, la soif de terres n'était pas — tant s'en faut — une motivation étrangère à un tel comportement.

475. Le Burundi qui est — faut-il le rappeler? — le pays le plus surpeuplé d'Afrique, voit sa population s'accroître tous les ans à un taux de plus de 2,5 %. Plus de 90 % de la population vit de la terre. Les familles occupent de minuscules lopins de terre qui ne sont plus en mesure d'accueillir les nombreux descendants et leurs propres enfants. Il n'existe pratiquement aucune possibilité d'emploi en dehors de l'agriculture. Le moindre pouce de terre arable fait l'objet d'une exploitation intensive et il n'y a pas de terres où l'on puisse s'installer. Les chances d'émigrer sont pratiquement nulles. Dans la moitié septentrionale du pays, où la quasi-totalité des massacres avaient eu lieu, les anciens pâturages sont maintenant presque entièrement voués aux cultures de sorte que les Tutsis se sont, pour la plupart, eux aussi consacrés à l'agriculture. Certains Tutsis et Hutus étaient encore propriétaires d'un petit cheptel mais essentiellement pour se conférer quelque statut.

476. L'immense pression résultant de cet état de choses a pu susciter chez les agriculteurs voués à la misère la forte tentation de s'approprier les biens de leurs voisins et d'accaparer leurs lopins de terre, tentation que leurs dirigeants ont pu exploiter. On relèvera à cet égard que le pillage des biens tutsis a commencé presque partout dès le moment où les otages étaient capturés, avant que les massacres n'aient eu lieu.

477. Quant à savoir ce qui a pu inspirer ceux qui, jusqu'au niveau local, ont été à la tête de ces massacres, la Commission estime qu'il ne faudrait pas perdre de vue l'exemple rwandais que Hutus et Tutsis burundais ne sont pas près

d'oublier. Au Rwanda, le régime hutu en place depuis l'indépendance et au pouvoir à l'époque des événements du Burundi, avait massacré les Tutsis à plusieurs reprises. L'attitude des Hutus rwandais au pouvoir vis-à-vis des Tutsis devait s'offrir en spectacle tragique à l'opinion internationale à l'occasion du génocide perpétré l'année suivante, et dont on sait maintenant qu'il avait été mûri à l'avance. Les dirigeants du FRODEBU à tous les échelons, y compris les fondateurs de cette organisation, avaient vécu des années en exil au Rwanda après 1972. Le FRODEBU était fortement appuyé depuis sa création par le Président rwandais et son parti. Toutes choses qui ne pouvaient manquer d'influencer les responsables hutus du FRODEBU y compris au niveau local.

478. Une montagne de dépositions et autres éléments de preuve tendent à désigner certains militants et dirigeants hutus du FRODEBU, y compris au niveau des communes comme les instigateurs des massacres de Tutsis partout où la Commission a été conduite par son enquête. Quant à savoir si ceux-ci avait agi de leur propre chef ou s'ils obéissaient à des ordres ou à un plan préétabli, les éléments de preuve disponibles n'autorisent nullement à se prononcer. Aucune preuve directe ne permet de conclure dans un sens ou dans l'autre et les éléments de preuve indirecte peuvent être interprétés dans un sens comme dans l'autre. En effet, si d'une part, on peut en conclure que les responsables locaux avaient agi sur des ordres précédemment émis par leurs supérieurs, il n'est pas inconcevable d'autre part que les responsables en cause, ayant appris au terme d'une journée de tension indescriptible que le Président Ndadaye avait été tué et croyant leur gouvernement irrémédiablement condamné, aient entrepris de leur propre chef de massacrer les otages tutsis en différentes parties du pays. Entre l'exécution des otages et le massacre systématique des femmes et des enfants, il n'y avait qu'un petit pas à franchir.

479. On ne peut pas en dire autant des actes de prise d'otages qui, autant que la Commission ait pu en juger, constituent un phénomène sans précédent au Burundi, voire au Rwanda. Ces actes ont été perpétrés simultanément en différents endroits non reliés par le moindre moyen de communication. Ils étaient invariablement dirigés contre tout homme ou jeune tutsi quelle que soit son affiliation politique. Ils ont été perpétrés peu après que les militants et responsables locaux du FRODEBU ont appris la nouvelle du coup d'État militaire et de l'arrestation du Président et avant qu'ils aient pu savoir si le coup d'État avait réussi ou si le Président était encore en vie ou non. On ne peut pas croire qu'il se soit agi là d'un phénomène local spontané qui se serait produit en même temps en divers endroits.

480. Au surplus, il est impossible de trouver aux actes de prise d'otages une explication cohérente au niveau local proprement dit. Par définition, on prend des otages pour contraindre un adversaire à agir de telle ou telle façon. Un dirigeant local n'avait personne avec qui négocier. La cessation du coup d'État militaire ou la libération du Président Ndadaye ne pouvaient être négociées qu'à Bujumbura. À cette fin, seule une campagne de prise d'otages d'envergure menée en même temps sur toute l'étendue du territoire national pouvait offrir des pions aux fins de négociations.

481. Les massacres de Tutsis, loin de constituer uniquement une manifestation d'hostilité de la part d'un groupe politique ou ethnique contre un autre groupe étaient une tentative d'extermination totale de l'ethnie tutsie. Les Tutsis

n'ont pas été massacrés dans un accès de violence, mais systématiquement traqués. Que l'on ait dans certains cas laissé la vie sauve à des femmes tutsies peut s'expliquer par le fait qu'au Burundi la femme ne perpétue pas l'ethnie car l'enfant appartient à l'ethnie de son père. Parfois, des Hutus ont été pris en otages en même temps que les Tutsis, mais il s'agissait uniquement de Hutus dont l'affiliation à l'UPRONA était notoire, alors que dans le cas des Tutsis l'affiliation politique était indifférente. La plupart des Hutus de l'UPRONA ont certes subi de graves sévices, mais ils n'ont pas été tués. Les dirigeants qui avaient donné le coup d'envoi des massacres ici ou là n'ont cessé, dans leur fuite, de les susciter dans les endroits qui en étaient encore épargnés.

482. Aux termes de l'article II de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, le génocide s'entend du meurtre de membres d'un groupe ethnique commis dans l'intention de détruire ce groupe en tout ou en partie. Le fait que le Burundi n'ait pas ratifié cette convention est sans pertinence puisque ses dispositions font maintenant partie du droit international coutumier et ont valeur de jus cogens.

XI. CONCLUSIONS

483. La Commission estime que les éléments de preuve dont elle dispose suffisent à établir que des actes de génocide ont été perpétrés au Burundi contre la minorité tutsie le 21 octobre 1993 et les jours suivants à l'instigation et avec la participation de certains militants et responsables hutus du FRODEBU, y compris au niveau des communes.

484. La Commission estime que les éléments de preuve ne lui permettent pas de déterminer si ces actes avaient été planifiés ou ordonnés ou non par des dirigeants au niveau supérieur.

485. La Commission considère que, même si elle n'a pas recueilli de preuves — et on ne pouvait pas non plus attendre d'elle qu'elle en recueille vu les circonstances — de témoignages directs ni de preuves matérielles à l'appui, les éléments de preuve indirecte dont elle dispose l'autorise à conclure que certains membres haut placés du FRODEBU avaient planifié à l'avance une riposte face à l'éventualité bien réelle d'un coup d'État de l'armée, que cette riposte consistait notamment à barrer les routes et à armer les Hutus, à prendre en otages des hommes et des jeunes hommes tutsis et que ce plan avait été connu d'avance de certains membres locaux du FRODEBU occupant des postes de responsabilité, y compris au niveau des communes.

486. La Commission estime qu'il est établi que des éléments de l'armée et de la gendarmerie burundaises et des civils tutsis ont perpétré un massacre aveugle d'hommes, de femmes et d'enfants hutus. Si l'on n'a pas rapporté la preuve que la répression avait été planifiée ou ordonnée par les autorités centrales, il est constant que les autorités militaires à tous les échelons de la hiérarchie n'ont fait aucun effort pour prévenir, arrêter, réprimer de tels actes ou ouvrir une enquête sur ce sujet. La Commission considère que pour n'avoir pas agi, les autorités militaires en question voient leur responsabilité engagée vis-à-vis de ces actes.

487. La Commission estime que les éléments de preuve dont elle dispose ne lui permettent pas d'identifier nommément les individus qui doivent répondre des actes visés dans les présentes conclusions devant la justice.

CINQUIÈME PARTIE : RECOMMANDATIONS

488. Formuler des recommandations quant à la manière de réaliser la réconciliation nationale au Burundi et de rétablir la paix et la sécurité dans le pays dépasse sinon le mandat de la Commission, certainement les moyens dont elle dispose. On aurait tort d'attendre d'elle qu'elle opère des miracles là où, en dépit des efforts intenses qu'ils ne cessent de déployer, l'Organisation des Nations Unies et les autres membres de la communauté internationale ne sont toujours pas parvenus — il s'en faut de beaucoup — à prévenir, encore moins à inverser la détérioration constante de la situation.

489. Pour s'être imprégnée des réalités de l'intérieur du pays dans une certaine mesure, la Commission croit devoir souligner cependant qu'il semblerait que les efforts notoires de la communauté internationale soient axés sur la redistribution des pouvoirs au sein de l'élite politique et militaire de Bujumbura et que le problème fondamental de la réinstallation de dizaines de milliers de Tutsis déplacés à l'intérieur du pays et de Hutus en exil, du freinage de la croissance démographique, de la création de possibilités d'emploi ailleurs que dans l'agriculture et de l'amélioration des rendements agricoles, toutes choses qui requerraient une assistance extérieure considérable, ne soit guère évoqué.

I. IMPUNITÉ

490. L'impunité a été sans aucun doute une cause non négligeable du pourrissement de la crise actuelle. Toutefois, si à l'origine elle était l'une des causes de la situation actuelle, elle en est maintenant devenue un effet. Faire de l'élimination de l'impunité une condition préalable à la solution de la crise, ce serait faire totalement preuve d'irréalisme et ne servirait qu'à fournir les prétextes à ceux qui sont peu disposés à prendre les mesures qui s'imposent.

491. Seule une bonne administration de la justice en toute équité permettrait d'éliminer l'impunité. La Commission ne voit pas comment une telle administration de la justice pourrait être mise en route tant qu'un semblant de vie normale n'aura pas été rétabli dans le pays.

492. Il est de fait qu'au Burundi la justice, la police ainsi que l'ensemble de la magistrature sont pratiquement la chasse gardée des Tutsis. Il est également de fait que le droit pénal et la procédure pénale burundais doivent faire l'objet de réformes. Il est par ailleurs patent que les juges et procureurs n'ont même pas les moyens matériels élémentaires de s'acquitter de leurs fonctions. Mais tous ces faits sont négligeables au regard d'un fait essentiel, à savoir l'affrontement ethnique et l'insécurité totale qui, par dessus tout, sévissent sur toute l'étendue du pays. On a beau apporter des réformes ou fournir des moyens, rien n'y fera tant que chaque citoyen restera exposé à un danger réel de mort aux mains des membres de l'une ou l'autre ethnie et tant que chaque citoyen demeurera convaincu que son ethnie est la cible de gens qui ont

maintes fois démontré leur propension à perpétrer des massacres. À l'évidence, aucun système de justice ne peut fonctionner dans ces conditions.

493. La Commission estime que, dès que la situation dans le pays permettrait d'opérer des réformes efficaces, la plus importante de celles-ci serait d'établir un équilibre ethnique raisonnable à tous les niveaux dans les corps des juges, des procureurs et de la police judiciaire. Il faudrait pour cela confier à un organe apolitique impartial, indépendant, à composition ethnique équilibrée, doté des pouvoirs nécessaires et bénéficiant de la confiance de la population, le soin de nommer ces fonctionnaires et de les relever de leurs fonctions. La police judiciaire, corps pratiquement inexistant à l'heure actuelle, devrait être dotée des effectifs et des moyens nécessaires et être affranchie de tout contrôle ethnique ou politique. Elle devrait avoir un statut purement civil et n'entretenir aucun lien avec l'armée ou la gendarmerie. Il faudrait mettre un terme à la pratique actuelle de la détention pour une durée indéterminée en l'absence de toute accusation formelle ou de poursuites.

494. Il ne faut pas oublier que parmi la population adulte actuelle du Burundi, il est des dizaines, sinon des centaines de milliers d'individus appartenant aux deux groupes ethniques qui se sont rendus coupables d'homicide à une époque ou une autre. À l'évidence, aucun système de justice n'a les moyens de les poursuivre tous tant qu'ils sont. Pour que les principaux responsables de ces crimes puissent un jour être traduits en justice, les juges ou les procureurs doivent être habilités à offrir l'immunité ou des remises de peine aux simples exécutants ou participants en échange de leur coopération.

495. La mise en place d'un système de justice impartial et efficace nécessiterait une assistance internationale considérable sous la forme d'activités de formation et d'un concours financier. On pourrait ménager une période de transition pendant laquelle, pour gagner la confiance des justiciables, on inviterait des magistrats d'autres États francophones d'Afrique à siéger en qualité d'observateur auprès des tribunaux à composition ethnique mixte et à faire office de médiateurs entre les juges, le cas échéant.

II. GÉNOCIDE

496. Ayant conclu que des actes de génocide ont été perpétrés contre la minorité tutsie au Burundi en octobre 1993, la Commission est d'avis qu'une compétence internationale doit s'exercer à l'égard de ces actes.

497. La Commission estime toutefois qu'il ne sera pas possible de mener une enquête internationale convenable sur ces faits tant que la situation actuelle persistera au Burundi.

498. Si l'on décidait d'exercer une compétence internationale à raison des actes de génocide perpétrés au Burundi une fois l'ordre et la sécurité et l'harmonie entre les ethnies rétablis dans une mesure raisonnable, l'enquête, loin d'être circonscrite aux actes commis en octobre 1993 devrait s'étendre à ceux perpétrés dans le passé afin de déterminer si ces derniers constituaient également des actes de génocide et, dans l'affirmative, d'en identifier les auteurs et de les traduire en justice. Il faudrait en particulier s'intéresser aux événements qui ont eu lieu en 1972, lorsque, de l'avis général, on avait entrepris

systématiquement d'exterminer tous les Hutus instruits. Nul n'a jamais été poursuivi pour ces actes.

499. Tout organe international chargé d'enquêter sur le génocide au Burundi doit être doté de moyens et de pouvoirs qui lui permettent d'inspecter tous fichiers et dossiers, d'ordonner la divulgation de toutes pièces, d'appeler des témoins, de faire réprimer le faux témoignage, de garantir la sécurité des témoins et l'immunité ou des remises de peine en faveur de toute personne disposée à lui prêter sa coopération.

III. AUTRES CRIMES

500. En ce qui concerne l'assassinat du Président Ndadaye, la prise d'otages et la répression aveugle sur la personne de civils, tous faits qui relèvent de la compétence interne du Burundi, la Commission estime qu'il est patent qu'il n'y a aucun espoir de voir la justice burundaise actuelle engager en toute justice une enquête ou des poursuites efficaces en l'espèce tant que ceux-là même dont la conduite doit faire l'objet d'une enquête continuent du haut de leurs postes de responsabilité au sein du Gouvernement, de l'armée et de la rébellion armée, d'exercer sans partage un pouvoir de vie et de mort sur les citoyens dans l'ensemble du pays. Une telle enquête devrait être confiée à un organe judiciaire indépendant, crédible, doté de tous les pouvoirs nécessaires et agissant dans des conditions d'ordre public et de sécurité raisonnables.

Annex 1

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Annexe 2

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