SG/SM/9076

KOFI ANNAN DEFEND LE CARACTERE UNIVERSEL DES VALEURS DE PAIX, DE LIBERTE, DE PROGRES SOCIAL, D’EGALITE DES DROITS DE L’HOMME ET DE DIGNITE

12/12/2003
Communiqué de presse
SG/SM/9076


KOFI ANNAN DEFEND LE CARACTERE UNIVERSEL DES VALEURS DE PAIX, DE LIBERTE, DE PROGRES SOCIAL, D’EGALITE DES DROITS DE L’HOMME ET DE DIGNITE


On trouvera ci-après le texte de la Conférence que le Secrétaire général de l’ONU, M. Kofi Annan, a donnée, le 12 décembre 2003, à l’Université de Tübingen en Allemagne, sur le thème «Y a-t-il encore des valeurs universelles?»:


Permettez-moi tout d’abord de remercier le professeur Küng de ses paroles aimables, mais aussi de m’avoir invité. J’ai été très touché lorsque, il y a un an et demi, à Berlin, il m’a demandé de faire cette conférence à l’occasion de son soixante-quinzième anniversaire, le 19 mars 2003.


Comme vous le savez, cher Hans, je n’avais nulle intention de vous faire attendre si longtemps votre cadeau d’anniversaire.  J’espérais bien être ici le 30 avril.  Les événements qui se sont produits sur la scène internationale en ont décidé autrement, mais me voici enfin!  Il reste que j’ai du mal à voir dans cette conférence un cadeau que je vous fais.  C’est à moi, en effet, que vous avez fait un grand honneur en me demandant de venir vous parler d’un thème, l’éthique internationale, auquel vous avez réfléchi davantage que n’importe quel autre de nos contemporains.


À y regarder de plus près, je me dis que je peux vous paraître impudent d’avoir choisi ce titre pour ma conférence.  Il fallait en effet une certaine audace pour venir, comme je le fais, dans votre Fondation de l’éthique mondiale, remettre en cause l’existence même des valeurs universelles, face à quelqu’un qui a tant écrit sur ce sujet, et avec quel talent!


Mais je ne garderai pas le suspense plus longtemps: ma réponse est oui, il y a des valeurs universelles. Les valeurs de paix, de liberté, de progrès social, ainsi que l’égalité en droits et en dignité, qui sont consacrées dans la Charte des Nations Unies et dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, sont aussi valables aujourd’hui qu’il y a plus d’un demi-siècle, lorsque ces textes ont été rédigés par les représentants de nations et de cultures différentes.


Dans la pratique, elles n’étaient pas mieux appliquées alors qu’elles ne le sont aujourd’hui.  Ces grands textes exprimaient une vision optimiste de l’avenir et non un état de fait. N’oublions pas que, parmi les États qui les ont rédigés et signés, il y avait l’Union soviétique, à l’heure où la terreur stalinienne atteignait son comble, ainsi que plusieurs puissances coloniales qui exerçaient leur domination sans état d’âme.


Les valeurs prônées par les fondateurs de l’ONU ne sont toujours pas pleinement respectées.  On en est hélas encore fort loin.  Mais elles sont plus largement acceptées qu’elles ne l’étaient il y a encore quelques dizaines d’années.  La Déclaration universelle, en particulier, fait désormais partie de l’ordre juridique de nombreux pays et est devenue le texte de référence pour tous les militants des droits de l’homme.  Le monde est devenu meilleur et l’ONU y est pour beaucoup.


Les valeurs universelles ne sont pas seulement plus largement acceptées, elles sont aussi, en cette ère de mondialisation, plus nécessaires que jamais.


Pour sa cohésion, toute société dépend de règles et de valeurs communes, grâce auxquelles ses membres savent ce qu’ils peuvent attendre les uns des autres et peuvent résoudre leurs différends sans recourir à la violence.


Cela est vrai au niveau local comme au niveau national.  Aujourd’hui, alors que la mondialisation rapproche les peuples et que notre vie peut être changée presque instantanément par ce qui se dit ou ce qui se fait à l’autre bout du monde, la cohésion doit exister au niveau mondial.  Et une société mondiale ne verra le jour que si des valeurs communes nous relient les uns aux autres.


Comme nous l’avons vu ces dernières années, ces valeurs communes à toute l’humanité ne vont pas de soi. Il me semble qu’un peu partout dans le monde, il y a la crainte de voir la trame des relations internationales s’effilocher, ce qui risquerait de donner un coup d’arrêt à la mondialisation.


La mondialisation ouvre de nombreuses perspectives, mais elle est aussi source de frictions et de perturbations.  Et si elle suscite tant de critiques, c’est précisément parce que nous n’avons pas su la gérer en accord avec les valeurs universelles que nous prétendons défendre.


Dans la Déclaration universelle, nous affirmons que «toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires».


Il y a trois ans à peine, dans la Déclaration du Millénaire, tous les États ont réaffirmé les valeurs fondamentales qui doivent sous-tendre les relations internationales au XXIe siècle, à savoir: la liberté, l’égalité, la solidarité, la tolérance, le respect de la nature et le partage des responsabilités.  Ils se sont fixé des objectifs concrets à atteindre, les objectifs de développement du Millénaire, pour atténuer la misère et assurer à tous l’accès à l’éducation, aux soins de santé primaires et à l’eau potable.


Pour des centaines de millions d’êtres humains, ces droits sont encore loin d’être une réalité. La situation pourrait changer si les gouvernements des pays riches comme des pays pauvres honoraient leurs engagements.  Pourtant, trois ans après la Déclaration du Millénaire, la guerre et la paix monopolisent notre attention et nous risquons d’oublier notre promesse solennelle de faire respecter les droits fondamentaux et de satisfaire les besoins essentiels des populations.


La mondialisation nous a rapprochés en ce sens que nous sommes tous touchés par les actions des autres, mais certainement pas pour ce qui est du partage de ses bienfaits et de ses coûts.  En fait, elle a creusé les écarts existants en termes de richesse et de pouvoir, tant au sein des pays qu’entre eux.


Et cela, au mépris de nos valeurs universelles. Il ne faut donc pas s’étonner que celles-ci soient remises en cause à l’heure même où nous en avons le plus besoin.


Qu’il s’agisse de paix et de sécurité, de commerce et d’échanges, de moeurs ou de culture, nous courons le risque d’entrer dans une ère de méfiance, de peur et de protectionnisme, une ère de repli et non d’échange et d’enrichissement mutuel.


Déçus par la mondialisation, beaucoup en sont revenus à une conception frileuse de la communauté, qui tend à opposer les systèmes de valeurs et incite les gens à exclure du champ de leur empathie et de leur solidarité tous ceux qui n’ont pas les mêmes croyances religieuses, les mêmes convictions politiques, le même bagage culturel, voire la même couleur de peau.


Nous avons vu les conséquences désastreuses auxquelles peuvent conduire les particularismes: nettoyage ethnique, génocide, terrorisme et leur cortège de peur, de haine et de discrimination.


Il est grand temps de réaffirmer nos valeurs universelles.


Nous nous devons de condamner catégoriquement le nihilisme brutal des auteurs d’attentats comme ceux qui ont frappé les États-Unis le 11 septembre 2001. Nous devons les empêcher de provoquer un «choc des civilisations», où des millions d’êtres humains de chair et de sang seraient sacrifiés pour des idées, l’islam et l’Occident, comme si les valeurs qu’elles véhiculent étaient incompatibles.


Or, ces valeurs ne sont pas incompatibles, comme des millions de musulmans pratiquants qui vivent ici en Allemagne ou dans d’autres pays occidentaux seront les premiers à vous le dire.  Cela ne les empêche pas d’être en butte au soupçon, au harcèlement et à la discrimination, tandis que, dans certaines parties du monde musulman, quiconque est associé à l’Occident ou aux valeurs occidentales s’expose à l’hostilité, voire à la violence.


Dans un tel contexte, nous ne pouvons réaffirmer les valeurs universelles que si nous sommes prêts à mener une réflexion approfondie sur ce qu’elles représentent pour nous et sur les moyens de les faire respecter.


Cela signifie que nous devons définir clairement ce qu’elles ne sont pas. La première chose à rappeler est que leur validité ne dépend pas de leur application universelle. Les codes éthiques sont toujours l’expression d’un idéal et d’une aspiration, l’aune à laquelle les défaillances morales peuvent être jugées plutôt que le moyen de les empêcher.


Aucune religion ni aucun système de valeurs ne devrait être condamné en raison des méfaits de certains de ses adeptes.  Ainsi, en tant que chrétien, je ne voudrais pas que ma foi soit jugée au regard des Croisades ou de l’Inquisition, je dois donc me garder de juger la foi d’un autre en fonction des actes qu’une poignée de terroristes commettent en son nom.


L’examen des valeurs universelles nous impose aussi de nous interroger sur la nature humaine, sur les défauts et les qualités que partagent tous les êtres humains, et d’avoir le même respect pour la dignité et les idées d’autrui que nous en attendons en retour.


Cela signifie qu’il faut toujours laisser les peuples définir leur propre identité sans chercher, même avec les meilleures intentions du monde, à leur imposer nos propres critères.  Si nous croyons sincèrement aux droits de la personne, nous devons savoir que l’identité de l’individu est presque toujours liée à son sentiment d’appartenance à un groupe ou à plusieurs groupes, qui peuvent se superposer ou se recouper.


Au nombre des droits de la personne, il y a celui d’être solidaire de ceux qui partagent tel ou tel aspect de notre identité.


Et cela devrait déterminer la façon dont sont définies les obligations du citoyen dans chaque communauté nationale.  Il ne faut pas s’attendre à ce que les gens se désolidarisent de leurs coreligionnaires ou de leurs frères de race qui sont ressortissants d’autres États.


Ainsi, les musulmans ne devraient pas être réprouvés ou persécutés parce qu’ils s’identifient aux Palestiniens, aux Iraquiens ou aux Tchétchènes, quoi que l’on pense des griefs et des revendications nationales de ces peuples ou des méthodes utilisées en leur nom. De même, quelle que soit la force des réserves que d’aucuns peuvent nourrir à l’égard de la politique d’Israël, nous devrions toujours respecter le droit des juifs israéliens de vivre en sécurité à l’intérieur de leurs frontières et le droit des juifs du monde entier d’être profondément attachés à cet État, dans lequel ils voient l’expression de leur identité nationale et de la survie de leur peuple.


Mais, s’il ne faut pas condamner telle religion ou tel système de valeurs à cause des actions et des déclarations de certains de leurs adeptes, il ne faudrait pas non plus renoncer à l’idée que certaines valeurs sont universelles sous prétexte que certains n’y adhèrent pas.  Je suis au contraire convaincu que c’est précisément parce que des exceptions existent que nous devons réaffirmer les valeurs communes.  Il faut pouvoir affirmer haut et fort que certains actes et croyances ne sont pas simplement contraires à notre morale personnelle, mais doivent être rejetés par l’humanité tout entière.


L’existence de valeurs communes ne résout certes pas tous les problèmes et ne signifie pas que chaque société n’est pas libre de trouver des solutions qui lui sont propres.


Ainsi, nous pouvons tous être des partisans convaincus de la non-violence et du respect de la vie humaine, et ne pas être d’accord sur la légitimité de la peine capitale ou du recours à la violence pour défendre ceux qui en sont victimes.


Nous pouvons tous nous sentir foncièrement solidaires du reste de l’humanité et vouloir un ordre économique plus juste, et ne pas être d’accord sur les politiques qui permettraient d’instaurer un tel ordre.


Nous pouvons tous être profondément attachés à la tolérance et à la vérité, et ne pas nous entendre sur l’attitude à avoir vis-à-vis d’États ou de systèmes qui nous paraissent ne pratiquer ni l’une ni l’autre.


Et nous pouvons tous être sincèrement en faveur de l’égalité entre les hommes et les femmes, et ne pas être d’accord sur le degré de différenciation qui devrait exister entre leurs rôles sociaux respectifs ou sur la responsabilité de la société s’agissant du caractère sacré des liens matrimoniaux.


Sur toutes ces questions, il faut s’attendre à ce que des différences subsistent encore longtemps, tant d’une société à l’autre qu’à l’intérieur d’une même société.  La fonction des valeurs universelles n’est pas de gommer les différences, mais de nous aider à les accepter en nous respectant mutuellement et sans chercher à nous détruire.


La tolérance et le dialogue sont essentiels car, sans eux, aucun échange d’idées n’est possible, non plus que les compromis indispensables pour que chaque société puisse évoluer à son propre rythme.


Certaines sociétés qui se veulent modernes doivent reconnaître que modernité et tolérance ne vont pas nécessairement de pair.  Parfois, les démocrates et les progressistes les plus sincères sont d’une remarquable intolérance à l’égard des idées qu’ils ne partagent pas.  C’est là un travers dans lequel il faut se garder de tomber.


D’autre part, les sociétés très attachées à la tradition doivent reconnaître que les traditions restent vivaces quand elles s’ouvrent à de nouvelles idées, de l’intérieur comme de l’extérieur, et non quand elles demeurent figées et immuables.


Il est sans doute vrai qu’à terme, la tolérance et le dialogue sont mieux préservés lorsqu’ils sont sanctionnés par des arrangements institutionnels, comme le multipartisme et la séparation des pouvoirs.


Mais de tels arrangements sont des moyens et non une fin en soi.  Il ne faudrait pas s’imaginer que parce qu’une société les trouve utiles, elle a le droit ou le devoir de les imposer à d’autres.  Chaque société devrait être libre, non pas de saper les valeurs universelles ou de les dénaturer, mais de les exprimer en restant fidèle à ses traditions et sa culture.


Les valeurs n’existent pas pour servir les philosophes ou les théologiens, mais pour aider les gens à vivre leur vie et à organiser leur société. C’est pourquoi, au niveau international, il faut que les mécanismes de coopération soient suffisamment forts pour faire triompher les valeurs universelles, mais aussi suffisamment souples pour que les gens puissent les vivre dans le contexte qui est le leur.


En fin de compte, l’Histoire nous jugera non sur nos paroles, mais sur nos actes.  Ceux qui prêchent avec le plus de véhémence des valeurs comme la liberté, l’état de droit et l’égalité de tous devant la loi ont l’obligation particulière de les respecter et de les appliquer dans leurs rapports avec leurs ennemis aussi bien qu’avec leurs amis.


La tolérance n’est pas nécessaire à l’égard de ceux qui partagent nos opinions ou dont nous approuvons la conduite.  C’est surtout lorsque nous sommes en colère que les principes d’humilité et de respect mutuel que nous proclamons doivent être appliqués.


La complaisance n’est pourtant pas de mise. L’état du monde ne le permet pas.

Ainsi, à l’ONU, nous avons parfois tendance à insister sur l’utilité de notre action et l’importance de notre rôle et à blâmer les États Membres de ne pas mieux tirer parti d’une organisation si précieuse.  Mais ce n’est pas assez.


Nous devons faire tout notre possible pour améliorer l’ONU, pour la rendre plus utile aux peuples du monde, au nom desquels elle a été fondée, et plus exemplaire dans la façon dont elle applique les valeurs universelles proclamées par ses membres.


Cela signifie que nous devons être plus efficaces, en particulier en ce qui concerne la promotion et la protection des droits de l’homme.


Droits de l’homme et valeurs universelles sont presque synonymes, pour autant que l’on comprenne que les droits n’existent que s’ils sont assortis d’obligations correspondantes.  Or, celles-ci n’ont de sens que s’il est possible de les faire respecter.  «Pour devoir, il faut pouvoir».


Mais revenons à la question provocatrice que j’ai choisie comme titre de ma conférence: y a-t-il encore des valeurs universelles?  La réponse est oui, mais ces valeurs ne vont pas de soi.


Nous devons mûrement y réfléchir.


Nous devons les défendre.


Nous devons les renforcer.


Et nous devons trouver en nous la force de les vivre au quotidien, dans notre vie privée aussi bien que dans notre communauté, dans notre pays et dans le monde.


Je vous remercie.


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