LES LOIS DE L’ECONOMIE, SI ELLES SONT BIEN APPLIQUEES PEUVENT ENGENDRER DES BENEFICES POUR TOUS, DECLARE KOFI ANNAN
Communiqué de presse SG/SM/8115 |
LES LOIS DE L’ECONOMIE, SI ELLES SONT BIEN APPLIQUEES PEUVENT ENGENDRER DES BENEFICES POUR TOUS, DECLARE KOFI ANNAN
On trouvera ci-dessous le texte de l’allocution prononcée aujourd’hui à New York par le Secrétaire général, M. Kofi Annan, au Forum économique mondial :
Quel plaisir d'être de retour à New York et de vous y trouver tous réunis!
Même aux heures les plus sombres de septembre dernier, j'étais convaincu que New York ne tarderait pas à retrouver tout son allant et son dynamisme. Je suis heureux que Klaus Schwab ait été de mon avis, et votre présence ici ce week-end montre que notre confiance était justifiée.
Le message que j'ai pour vous aujourd'hui n'a pas varié depuis le Forum de Davos de l'an dernier, ni même celui d'il y a trois ans. Mais je crois que ce message revêt désormais un caractère bien plus urgent.
Il y a deux mois, j'ai eu l'honneur de prendre la parole à Oslo, à l'occasion de la remise du Prix Nobel. J'ai commencé par demander à mon auditoire d'imaginer ce que serait la vie d'une petite fille qui vient de naître en Afghanistan. J'aurais tout aussi bien pu prendre l'exemple d'un enfant né en Sierra Leone, qu'il soit fille ou garçon, ou dans l'une ou l'autre partie du monde en développement.
Cette jeune afghane, ai-je rappelé, et des centaines de millions de ses contemporains, vivent dans des conditions que beaucoup d'entre vous qualifieraient d'inhumaines.
Or, si c'était vrai à Oslo, ça l'est plus encore pour cette assemblée.
Il se peut qu'aucun d'entre vous ne se sente aussi riche, aussi puissant ni aussi influent que les autres le perçoivent. Mais je crois que chacun d'entre vous, que vous soyez chef d'entreprise, dirigeant politique ou faiseur d'opinion, a conscience d'être extrêmement privilégié par rapport au reste de l'humanité, tant en ce qui concerne le niveau de vie qu'en termes de pouvoir et d'influence.
Vous savez tous que vous partagez notre petite planète avec plus d'un milliard d'individus qui ne jouissent même pas du minimum qu'exige la dignité humaine et avec quatre à cinq millions d'autres dont les perspectives sont infimes comparées aux vôtres. Notre planète ressemble de plus en plus à une frêle embarcation qui, aux prises avec une forte houle, navigue sur des mers inconnues, avec de plus en plus de passagers à son bord cherchant tous désespérément à survivre.
Aucun de nous, me semble-t-il, ne peut se permettre d'ignorer les conditions dans lesquelles voyagent les autres passagers: s'ils sont malades, nous risquons tous l'infection, s'ils sont en colère, nous risquons tous d'en pâtir.
Le problème est que la réalité est démultipliée par la perception.
La réalité, c'est que le pouvoir et la richesse sont très inégalement répartis sur cette planète et que bien trop de gens sont condamnés à la misère et à l'abjection.
La perception, pour beaucoup, c'est que cet état de fait est dû à la mondialisation et que celle-ci est dirigée par une élite mondiale, constituée, ou du moins représentée, par les personnes réunies dans cette salle.
Si elle n'est pas universelle, cette perception est largement répandue, en particulier dans des pays ou régions qui viennent de connaître une grave crise financière comme l'Argentine ou l'Asie de l'Est, mais aussi, de plus en plus, dans l'opinion publique des pays développés, où elle s'exprime avec véhémence.
Il ne faut pas sous-estimer l'attrait de la manifestation qui vient de se conclure à Porto Alegre, au Brésil, et qui était programmée pour se tenir en même temps que votre Forum. Son titre, Forum social mondial, se veut une critique implicite du vôtre, laissant entendre que vous ne vous intéressez qu'à l'économie et au profit, sans vous soucier des conséquences sociales de vos activités économiques. Et cette critique trouve un écho dans le monde entier.
Je crois pour ma part que cette perception est fausse, et que la mondialisation, loin d'être la cause de la pauvreté et d'autres fléaux sociaux, est notre meilleure chance de les surmonter. C'est à vous d'en apporter la preuve, par des actes qui se traduisent en résultats concrets pour tous les déshérités, les exploités et les exclus de la planète.
Il ne suffit pas de dire, même si c'est exact, que sans les entreprises, les pauvres n'ont aucune chance d'échapper à la pauvreté. À l'heure actuelle, bon nombre d'entre eux n'ont de toute façon aucune chance d'y échapper.
Vous devez montrer que les lois de l'économie, si elles sont bien appliquées, et les profits, s'ils sont judicieusement investis, peuvent engendrer des bénéfices sociaux non seulement pour quelques-uns uns, mais aussi pour le plus grand nombre et, à terme, pour tous.
Certains d'entre vous me répondront que tout cela n'est pas l'affaire des hommes d'affaires, que votre travail consiste à garantir des profits à vos actionnaires et à en défendre les intérêts. La politique sociale, feront-ils valoir, est du ressort des gouvernements, qui doivent faire en sorte que le capitalisme profite au plus grand nombre en assurant un environnement propice aux entreprises.
Il est certain que les gouvernements peuvent beaucoup et qu'ils ont le devoir d'agir. J'y reviendrai dans un instant. Mais de plus en plus d'hommes et de femmes d'affaires se rendent compte que rien ne les oblige à attendre les gouvernements pour faire ce qu'ils ont à faire, et qu'ils n'y ont d'ailleurs pas intérêt. Souvent, les gouvernements ne trouvent le courage et les moyens d'agir qu'une fois que les citoyens et le secteur privé ont montré la voie.
Je suis heureux de rapporter que de nombreux dirigeants d'entreprise ont répondu à l'appel que je leur ai lancé à Davos il y a trois ans, lorsque j'ai proposé le Pacte mondial. Ils ont publiquement souscrit aux neufs principes issus d'instruments internationaux en matière de droit de l'homme, de réglementation du travail et d'environnement que j'ai énoncés à cette occasion. En collaboration avec la Confédération internationale des syndicats libres et des associations sans but lucratif ayant l'expertise requise, nous aidons les signataires du Pacte à s'assurer que les neufs principes en question sont bien respectés dans la pratique quotidienne de leur entreprise.
Tout cela est très bien. Mais le Pacte mondial va plus loin.
Il existe quantité de moyens par lesquels les entreprises peuvent améliorer la vie des pauvres. Et je ne pense pas à la philanthropie, bien qu'elle soit importante, mais à des initiatives concrètes qui peuvent être prises pour créer progressivement de nouveaux marchés tout en améliorant l'image de soi des entreprises concernées et le respect dont elles jouissent auprès du public.
De plus en plus d'hommes et de femmes d'affaire s'aperçoivent qu'il y a beaucoup de petits pays pauvres dans lesquels ils n'investissent pas assez, non pas que ces pays soient mal gouvernés ou aient des politiques hostiles, mais simplement parce qu'ils sont trop petits ou trop pauvres pour constituer un marché intéressant ou devenir un producteur important, ou parce qu'ils n'ont pas les compétences, l'infrastructure ou les institutions voulues pour que l'économie de marché puisse prospérer. La triste vérité est que, trop souvent, le marché ne prête qu'aux riches, et que les pauvres sont pénalisés du seul fait d'être pauvres.
Si on les abandonne à leur détresse, ces pays risquent de plonger, ou de replonger, dans le conflit et l'anarchie, véritable menace pour leurs voisins, mais aussi, comme les événements du 11 septembre sont brutalement venus nous le rappeler, pour la sécurité mondiale. Pourtant, prises ensemble, leurs populations représentent un énorme marché potentiel, et bien des obstacles pourraient être surmontés si le secteur privé international et les donateurs adoptaient une stratégie concertée pour aider ces pays à mieux attirer les investissements et faire en sorte que les flux de capitaux parviennent jusqu'à eux.
Un investissement minime fait parfois une immense différence. Je pense aux producteurs mondiaux de sel. Avec l'aide des Nations Unies, ils ont fait en sorte que tout le sel destiné à la consommation humaine soit additionné d'iode.
Le résultat est que, chaque année, plus de 90 millions de nouveau-nés sont protégés contre les carences en iode, et contre une des premières causes d'arriération mentale.
Je vous engage vivement à suivre l'exemple des producteurs de sel, à penser à ce que votre propre entreprise pourrait faire pour mettre la science et la technologie au service du développement et combattre la faim, la maladie, la détérioration environnementale et les conflits qui conspirent à empêcher le monde en développement d'avancer.
Je vous demande de vous joindre à l'Initiative mondiale pour la santé, dont vous venez de discuter ces derniers jours.
Je vous demande de collaborer avec le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, qui vient d'être créé et vise à fournir à bas prix ce dont les pays pauvres ont besoin pour lutter contrer ces maladies.
Il est choquant que sur les 1 233 médicaments pour lesquels un brevet a été déposé dans le monde entre 1975 et 1997, seulement 13 concernent des maladies tropicales et à peine 4 ont été spécifiquement mis au point pour lutter contre des maladies dont souffrent les êtres humains. Je suis sûr que l'on peut faire mieux, maintenant que les gouvernements, et avec eux les fondations et les institutions internationales, offrent des capitaux-risques au secteur privé pour la mise au point de vaccins et de médicaments contre ces maladies négligées, à la condition que les nouveaux composés soient vendus aux pays pauvres pratiquement au prix coûtant.
Depuis deux ans, ce système différentié est appliqué aux médicaments contre le paludisme, le VIH, la tuberculose et la maladie du sommeil. Le Fonds mondial devrait permettre à davantage de pays d'en bénéficier.
Améliorer la situation sanitaire n'est pas simplement une affaire de charité. C'est le bon choix économique. Une étude menée par Jeffrey Sachs de Harvard a prouvé ce que beaucoup d'Africains savaient déjà : investir dans la santé est un tremplin vers la croissance économique, un placement qui rapporte plus de six fois la mise.
Et on peut dire la même chose du secteur de l'éducation. Dans les pays développés, les entreprises font des dons considérables aux universités, non par charité, mais pour que l'économie dispose de tous les ingénieurs et scientifiques dont elle a besoin. Pourquoi ne pas faire la même chose dans les pays en développement, où le rendement de l'investissement serait encore meilleur?
Une fois que vous aurez commencé à réfléchir dans ces termes, vous trouverez de bonnes idées bien plus vite que moi. Je vous prie d'en faire part au Programme des Nations Unies pour de développement (PNUD), ou à celui des nombreux fonds, programmes et organismes des Nations Unies qui s'occupe directement de votre secteur. Nous serons ravis de vous trouver des partenaires dans le monde en développement.
Initiative et partenariat sont les clés du succès.
Les entreprises doivent pouvoir compter sur des partenaires éclairés dans le secteur public, mais rien ne les oblige à attendre passivement qu'ils fassent leur apparition. Dans beaucoup de pays, le monde des affaires a beaucoup d'influence quand il s'agit de modeler l'opinion dans le contexte de laquelle les gouvernements prennent leurs décisions.
Les gouvernements auront en effet un rôle décisif à jouer dans les mois et les années qui viennent pour déterminer si la mondialisation peut être mise au service des pauvres ou si, bien qu'abolissant les distances géographiques, elle ne fait que creuser l'écart sur le plan matériel et psychologique entre les nantis et les laissés-pour-compte.
À cet égard, nous franchirons une étape importante pas plus tard que le mois prochain, lorsque se tiendra la Conférence internationale sur le financement du développement à Monterrey, au Mexique.
Je pense que cette conférence nous offre la meilleure occasion que nous ayons eue depuis longtemps de dégager les ressources financières indispensables pour assurer le développement. Je suis convaincu qu'il est possible d'obtenir des résultats tangibles.
C'est avant tout aux gouvernements qu'il appartient de prouver que j'ai raison et que les sceptiques ont tort.
La Conférence doit être l'occasion de renforcer et de parfaire le consensus sur les politiques, mécanismes et cadres institutionnels devant être mis en place, dans les pays en développement, pour mobiliser les ressources nationales et attirer l'investissement international privé. Il faudrait en particulier se mettre d'accord sur l'adoption d'une convention internationale contre la corruption prévoyant, par exemple, le rapatriement des fonds ayant fait l'objet de transferts illicites.
Il faut aussi progresser dans quatre domaines qui revêtent une importance vitale pour tous les pays en développement : le commerce, l'aide, la dette et la gestion de l'économie mondiale.
En ce qui concerne le commerce, l'accord conclu à Doha en novembre dernier d'ouvrir un nouveau cycle de négociations consacré aux problèmes des pays en développement est encourageant, mais c'est seulement une promesse. Nous avons besoin de résultats. Les pays développés doivent négocier de bonne foi, cesser d'inonder les marchés mondiaux de produits agricoles subventionnés et ouvrir leurs marchés à des produits à fort coefficient de main d'œuvre en provenance des pays en développement.
Mais, une fois la porte ouverte, encore faut-il que les intéressés aient la force de la franchir. C'est pourquoi il faut non seulement supprimer les barrières commerciales, mais aussi veiller à ce que les pays en développement reçoivent l'assistance dont ils ont besoin pour développer leurs infrastructures et leurs capacités.
L'aide publique au développement doit augmenter d’au moins 50 milliards de dollars par an si nous voulons atteindre les objectifs fixés dans la Déclaration du millénaire, et notamment celui de réduire de moitié la misère dans le monde d'ici à 2015, engagement pris par tous les gouvernements de la planète. Cela suppose que l'on double le volume actuel de l'aide au développement, ce qui pourrait paraître ambitieux, mais qui nous laisserait encore loin de l'objectif déclaré de 0,7% du produit national brut de tous les pays donateurs. Je ne vois pas ce qui empêcherait la conférence de Monterrey de faire de cet objectif de 50 milliards supplémentaires la cible à atteindre dans les deux ou trois années à venir.
Pour ce qui est de la dette, les pays créditeurs devraient s'engager, à Monterrey, à appliquer promptement et intégralement l'Initiative en faveur des pays pauvres très endettés. Ils devraient même en faire davantage, de manière à ce que la dette de ces pays devienne supportable. Il faut aussi faire quelque chose pour assurer une répartition des charges plus équitable lors de crises financières affectant des pays à revenu intermédiaire, cas que l'Argentine vient tragiquement d'illustrer.
Toutes ces questions ne peuvent plus être réglées lors de conclaves privés réunissant les riches et les puissants. L'avenir de l'économie mondiale présente des enjeux aussi importants pour les pays en développement que pour quiconque. Leurs vues doivent être prises en compte lorsque les décisions le concernent. La Conférence de Monterrey doit être l'occasion pour les plus influents de montrer qu'ils accordent à ce sujet toute l'attention qu'il mérite.
Je me félicite que de nombreux dirigeants d'entreprise s'intéressent de près à cette conférence, et prennent activement part aux préparatifs. J'espère qu'ils s'emploieront à convaincre leurs gouvernements respectifs à y accorder la même attention. Ils sont mieux placés que quiconque pour réfuter les arguments des protectionnistes et des grippe-sous, et plaider efficacement en faveur de marchés plus ouverts et d'une aide publique au développement plus généreuse.
Je pense que nous avons tous aujourd'hui le sentiment d'être à un tournant de l'histoire. Nous avions déjà eu ce sentiment à la fin de la guerre froide et au début du nouveau millénaire, et enfin, en septembre dernier, au moment où nous avons fait notre entrée dans le nouveau millénaire par une porte de feu, expérience dont nous nous serions volontiers passés.
Les forces de l'envie, du désespoir et de la terreur qui sont à l'œuvre dans le monde d'aujourd'hui sont plus puissantes que beaucoup ne le croyaient. Mais elles ne sont pas invincibles. Nous devons leur opposer le message de la solidarité, du respect mutuel et, avant tout, de l'espoir.
Le monde des affaires ne peut pas se permettre d'être perçu comme un problème. Il doit, tout comme les gouvernements et tous les autres acteurs sociaux, être une partie de la solution.
C'est là le message que j'ai pour vous aujourd'hui, puisse-t-il, à partir de cette ville éprouvée mais indomptable, retentir dans le monde entier.
Je vous remercie.
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